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La citoyenneté est-elle un droit ?

par Peter Singer *

MELBOURNE – Votre gouvernement devrait-il pouvoir vous retirer votre citoyenneté ?
 
Au Royaume-Uni, le gouvernement est depuis 1918 en droit de révoquer la citoyenneté des Britanniques naturalisés. Pour autant, ce droit avait rarement été exercé jusqu’aux attentats terroristes du métro de Londres en 2005. Depuis, le gouvernement britannique a révoqué la citoyenneté de quelque 42 individus, dont 20 en 2013. Et la Secrétaire à l’Intérieur Theresa May d’affirmer que la citoyenneté constituerait «un privilège, et non un droit.»

Parmi ces 42 personnes, la plupart présentaient une double nationalité. Ce n’était en revanche pas le cas de Mohamed Sakr. Ses parents avaient émigré en Grande-Bretagne en provenance d’Égypte, mais il n’était pas citoyen égyptien. Ainsi, en lui ôtant sa citoyenneté, le gouvernement du Royaume-Uni a fait de lui un apatride.

Sakr a fait appel de cette décision depuis la Somalie, où il résidait. Ses arguments se sont révélés solides, la Cour suprême du Royaume-Uni ayant en effet, dans le cadre d’une autre affaire, décidé plus tard que le gouvernement n’était pas en droit de faire de quiconque un apatride. Sakr abandonna cependant ses démarches d’appel, craignant semble-t-il que l’utilisation de son téléphone portable ne révèle sa localisation aux services du renseignement des États-Unis. Quelques mois plus tard, toujours en Somalie, il perdit la vie au cours d’une attaque menée par un drone américain.

Et voici que notamment en réponse à la crainte de voir certains Britanniques partis combattre en Syrie regagner le pays de sa Majesté pour y perpétrer des actes de terrorisme, le gouvernement a déposé un projet de loi visant à permettre une révocation de la citoyenneté des Britanniques naturalisés suspectés d’implication dans des activités terroristes – même si cela doit en faire des apatrides. (Depuis le début de l’année, plus de 40 Britanniques ont été arrêtés aux motifs d’une suspicion de participation à des activités militaires en Syrie.) La Chambre des Communes a adopté ce projet au mois de janvier, la Chambre des Lords ayant toutefois décidé par un vote du mois d’avril de le soumettre à un examen supplémentaire de la part d’une commission parlementaire conjointe.

Aux États-Unis, les motifs de révocation de la citoyenneté demeurent limités, comptant par exemple les fraudes commises dans le cadre d’une demande de citoyenneté, ou encore l’exercice en tant que soldat au sein de l’armée d’un pays étranger. Or, le fait de prendre part à une organisation terroriste hostile aux États-Unis est sans doute plus grave que celui de rejoindre une armée étrangère, dans la mesure où les organisations terroristes sont plus susceptibles de s’en prendre à des civils.

Une différence importante réside toutefois dans le fait que lorsqu’un individu au service de forces armées étrangères perd sa citoyenneté américaine, il est à prévoir que celui-ci devienne citoyen de l’État pour lequel il combat, là où les organisations terroristes ne nouent généralement aucune relation avec un gouvernement en particulier.

La Convention sur la réduction des cas d’apatridie adoptée par l’ONU en 1961, dont la Grande-Bretagne compte parmi les signataires, autorise les États à prononcer l’apatridie d’un citoyen lorsqu’il a été établi que celui-ci avait commis un acte «préjudiciable aux intérêts vitaux du pays.» La législation actuellement en vigueur devant le Parlement du Royaume-Uni n’exige à cet égard aucune preuve judiciaire ou administrative, pas même en appui de la plus fragile allégation selon laquelle la présence d’un individu dans le pays ne serait pas propice au bien public.

Dans le cas où le citoyen défait déciderait de faire appel, il ne sera pas exigé du gouvernement qu’il signifie à l’appelant les preuves sur lesquelles il a fondé sa décision. Alors même que chacun sait combien les gouvernements peuvent être amenés à commettre des erreurs dans ce genre d’affaires, juges et tribunaux seront ainsi dans l’incapacité de sonder les preuves invoquées. Une autre possibilité plus sinistre réside dans la possibilité d’un abus intentionnel de ces pouvoirs, qui viserait à débarrasser le pays d’un certain nombre de citoyens dont la présence serait purement et simplement considérée comme gênante.

Autant d’arguments qui penchent en faveur d’un système d’appel susceptible de permettre un examen complet et équitable autour des décisions de révocation de citoyenneté, ce à quoi les gouvernements répondront sans doute qu’en mettant un certain nombre de preuves à disposition des individus suspectés de participation à une entreprise terroriste, ils risqueraient d’exposer leurs sources et méthodes en matière de renseignement, mettant ainsi en péril la sécurité nationale.

Leur capacité à révoquer certaines citoyennetés sans avoir à présenter publiquement la moindre preuve explique sans doute en partie que les gouvernements concernés privilégient cette voie sur l’arrestation et la condamnation des individus suspectés de terrorisme. Le simple fait de leur retirer la citoyenneté ne résout cependant nullement le problème, le prétendu terroriste se retrouvant en effet dans la nature, potentiellement capable de mener un attentat quelque part ailleurs – à moins que, comme Sakr, il ne soit tué.

La grande question soulevée par ce projet de loi britannique est celle de l’équilibre souhaitable entre droits individuels, parmi lesquels le droit à la citoyenneté, et bien public. Supposons que le gouvernement soit dans le vrai 19 fois sur 20 lorsqu’il se base sur des suspicions d’implications auprès d’activités terroristes pour révoquer la citoyenneté de certains. Imaginons que cela ait été le cas autour des décisions prises par le gouvernement du Royaume-Uni en 2013, et ceci nous laisse encore une forte probabilité de voir un citoyen naturalisé innocent devenir apatride. Il y a là une grave injustice.

Supposons d’un autre côté que les 19 individus à juste titre suspectés de terrorisme aient été en mesure de regagner la Grande-Bretagne, et que l’un d’eux ait perpétré une attaque terroriste semblable aux attentats du métro de Londres, responsables de la mort de 52 innocents (les quatre kamikazes ayant eux-aussi péri). Au vu de telles atrocités, il deviendrait difficile d’insister sur le caractère absolu des droits de l’individu. Vaut-il mieux voir un innocent perdre injustement sa citoyenneté, ou 52 innocents perdre la vie aux côtés de nombreux blessés ?

Cette menace ultime que représentent les attentats terroristes ne saurait être ignorée ; mais lorsqu’un État démocratique commence à révoquer la citoyenneté de certains jusqu’à les rendre apatrides, il fournit un précédent aux régimes autoritaires désireux de se débarrasser de leurs dissidents en les expulsant, comme le fit l’Union soviétique à l’encontre du poète puis prix Nobel Joseph Brodsky – parmi tant d’autres. À défaut d’une citoyenneté mondiale, il semble que la meilleure solution consiste à préserver le principe selon lequel la citoyenneté ne saurait être révoquée sans une audience judiciaire.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

* Professeur de bioéthique à l’Université de Princeton, et professeur émérite à l’Université de Melbourne ,Auteur de plusieurs ouvrages parmi lesquels One World et The Life You Can Save. Son dernier ouvrage, intitulé The Point of View of the Universe (co-écrit avec Katarzyna de Lazari-Radek), sortira ce mois-ci.