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Mafias et économie

par Akram Belkaïd, Paris

Il y a des thèmes économiques ressassés à l’envi par la presse mais aussi par les experts. Etat de la conjoncture globale, marché de l’emploi aux Etats-Unis, croissance de la Chine et des grands pays émergents, évolution des exportations en Allemagne, faiblesse de l’activité en Europe : ce sont-là des sujets récurrents qui alimentent la presse spécialisée. A l’inverse, il en est un dont on ne parle jamais ou presque alors qu’il conditionne de plus en plus le monde actuel. Il s’agit de l’expansion des mafias et de leur emprise grandissante sur l’économie mondiale.

MAFIA ET DEREGLEMENTATION

Au début des années 2000, les enquêteurs du FBI furent stupéfaits de constater que la mafia de la côte est, notamment celle du New Jersey, avait manipulé nombre d’introductions en Bourse à Wall Street allant même jusqu’à créer des coquilles vides destinées à pomper l’argent de gogos attirés par la bulle des valeurs technologiques. Cette convergence inattendue entre banditisme classique et délinquance en col blanc -qui avait pourtant déjà défrayé la chronique japonaise au début des années 1990- fit parler d’elle pendant un temps puis l’on passa à autre chose.

Pourtant, à intervalles réguliers, des rapports et des enquêtes journalistiques tirent la sonnette d’alarme. Les mafias, qu’elles soient asiatiques, européennes ou américaines sont en train de s’étendre dans tous les secteurs. Contrôlant déjà ce qui est illégal (drogue, trafics humains, contrefaçons, œuvres d’art…), elles ont compris depuis très longtemps l’intérêt représenté pour elles par les activités légales. Rien de mieux en effet qu’un «clean business» pour pouvoir blanchir un argent mal acquis. Mais cela ne s’arrête pas là.

Longtemps en marge des circuits institutionnels -exception faite de l’Italie où l’on a souvent parlé de cohabitation symbiotique entre l’Etat et la mafia-, les organisations criminelles ont saisi l’avantage pour elles d’encourager les différents processus internationaux de déréglementation économique et financière. Quoi de mieux pour elles qu’un Etat de plus en plus affaibli, ou, pour être plus précis, de moins en moins puissant, aux prérogatives et moyens sans cesse rognés ? C’est un fait, même si le dire relève encore du tabou : il y a une convergence d’intérêts entre multinationales -qui sont d’ardentes partisanes de la libéralisation- et groupements criminels. Pour ces deux entités, des barrières qui se lèvent, qu’elles soient douanières, administratives ou même fiscales, c’est toujours plus de facilités pour mener ses propres affaires. Cela vaut aussi pour la persistance des paradis fiscaux qui servent autant à accueillir l’argent échappant au fisc que les produits de divers trafics à grandes échelles.

UNE CONVERGENCE D’INTERETS

Du coup, émerge une question qui a fait l’objet de peu de recherches. Quelle est la réalité des relations entre transnationales et mafias ? A priori, les premières souffrent souvent de l’activité des secondes (contrefaçon, racket, etc.). Mais n’est-il pas possible de parler de convergence implicite d’intérêts. Ne dit-on pas, par exemple, que l’industrie du tabac n’est pas toujours la victime innocente de la contrebande de cigarettes dont la justification économique est qu’elle échappe aux taxes imposées par les Etats ? Que dire aussi de la déstabilisation de certains pays dont certains, on pense notamment à l’Afrique de l’Ouest, sont devenus de véritables narco-Etats ? Qui y gagne ? Qui y perd ? Il est plus que temps que la recherche économique s’empare de ces questions. Tout comme d’ailleurs le discours politique. Car comme l’a noté Susan Strange, l’une des fondatrices de l’économie politique, l’émergence du crime organisé transnational est «peut-être ‘la’ menace majeure qui pèse désormais sur le système mondial ». (*)

(*) Susan Strange, Le retrait de l’Etat, la dispersion du pouvoir dans l’économie mondiale, Temps Présent, 2011 (première édition en langue anglaise en 1996).