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Vers une «transition démocratique» ?

par A. Benelhadj

Parmi toutes les idées agitées à l'occasion des présidentielles algériennes, il en est une exposée par Chafik Mesbah[1] dans l'entretien qu'il a accordé au Soir d'Algérie dimanche 20 avril au cours duquel il fit une proposition qui aurait mérité davantage d'attention.

Pour sortir de l'ornière politique et économique dans laquelle se trouve l'Algérie il reprend à son compte l'institution d'un gouvernement de transition pour refonder la République. Le plus simple pour restituer fidèlement le point de vue de l'auteur est de le citer in extenso :

« Un programme de transition démocratique, en Algérie, se résumerait aux points suivants :

1. Mise en place d'un gouvernement de transition ;

2. Ouverture immédiate du champ politique et médiatique ;

3. Adoption d'un programme d'urgence pour la remise à flots de l'économie nationale ;

4. Adoption, sous l'égide d'une conférence nationale, d'un pacte national pour la transition ;

5. Election d'une Assemblée constituante dans un délai de six mois ;

6. Adoption, par référendum, de la nouvelle Constitution ;

7. Organisation d'une nouvelle élection présidentielle dans un délai de trois ans;

8. Définition d'un mandat de garant du processus de transition à confier à l'institution militaire. »

On pourra discuter tel ou tel point de ce programme, mais le propos ne manque ni de pertinence, ni d'opportunité.

Cependant, par-delà les guéguerres picrocholines entre les clans et les ego, le lancement d'une telle opération dans un contexte international et local si instable présente de très grands risques (pour la sécurité de la nation : on voudra bien se souvenir du «test» récent d'In Amenas), qu'elle ne pourra être envisagée qu'avec d'infinies précautions, en particulier avec un très vaste consensus national, garantissant la participation de toutes les sensibilités politiques du pays. Pour conduire cette mission à bon port, Mesbah pense à Liamine Zeroual. Il n'a pas tort. Il y a en effet chez cet homme une dimension inspirée, un dévouement mystique qui fait sens chez la plupart des Algériens qui se reconnaissent confusément en ce soldat austère, en ce serviteur de la Nation.

Mais il ne faut pas être naïf, cela au moins pour deux grandes raisons :

1.- Contexte global. Les enjeux géopolitiques et géoéconomiques dont participe l'Algérie sont considérables : pays le plus vaste d'Afrique (depuis la partition du Soudan en 2011), très riche en ressources naturelles ?dont une large part non recensée-, au cœur du Maghreb et au contact des principaux pays du Sahel actuellement sous perfusion sécuritaire occidentale, avec une ouverture centrale sur la Méditerranée Occidentale et ses voisins européens.

Sans verser dans des fantasmes complotistes, l'évaluation intéressée du pays sous toutes ses coutures fait l'objet d'un programme de travail rigoureusement actualisé par des cabinets spécialisés servant de puissants intérêts transnationaux dont les équations n'intègrent les Etats qu'à titre de variables. Et cela quelles que soient les garanties fournies par les autorités algériennes.

Mesbah évoque à ce sujet des cautions (« avantages en contrepartie » concédés par le président) dont les sous-entendus seraient jugés d'une extrême gravité si les soucis de souveraineté n'étaient tenus en si piètre estime par la cohorte mondialisée des « experts et politologues sérieux ».

Dans ce monde de prédateurs impitoyables, le sort de l'Algérie se traite et se compute selon des opportunités et des analyses sophistiquées en termes de coûts/bénéfices. Rien d'affectif.

Qu'on se souvienne des cas de S. Hussein et de M. Kadhafi, écrasés comme des punaises. Alors même que leurs régimes avaient totalement rendus les armes et largement collaboré avec des forces qui n'admettent généralement des interfaces supplétives dans l'administration de leurs intérêts qu'en de très rares circonstances et seulement à titre temporaire.

L'observateur de bonne foi admettra que le qualificatif de «pays» ne vient plus spontanément à l'esprit quand on voit ce qu'il est advenu de l'Irak et de la Libye aujourd'hui, méticuleusement charcutés et vendus par appartements. « Un investissement », disait alors Condoleezza Rice quand il était question de quitter les rives de l'Euphrate.

On peut parier que si l'occasion se présentait, on peut facilement imaginer une ou des opérations similaires. L'Algérie ne manque pas d'atouts (le secrétaire du FLN n'a pas tort à avertir : « Celui qui veut importer le printemps arabe en Algérie ne connaît pas bien l'Algérie. »), mais n'a ni alliance globale ni alliance locale.

L'UMA, une institution décorative, est un lointain souvenir et la Ligue Arabe, une courroie de transmission à géométrie variable que la plus élémentaire prudence recommanderait de ne pas la compter parmi ses alliés.

Des piqûres de rappel travaillant régulièrement l'opinion sur les sujets qui fâchent, à propos du « qui-tue-qui »[2] ou de la cause de la mort des moines de Tibhirine, voire des « événements de la Guerre d'Algérie », pourraient un jour servir de prétextes, justifiant toutes sortes d'initiatives, similaires à celles qu'on a utilisé pour attaquer et détruire l'Irak (ADM), la Libye (protéger en urgence le peuple libyen), la Syrie (utilisation d'armes chimiques)? demain l'Iran (l'armement nucléaire)?

Pour le reste, la Russie (pétro-économie concurrente, exportatrice de gaz), se contente de vendre des armes et de défendre ses limes. Plus rien de commun avec l'URSS d'avant 1990, si ce n'est peut-être une ombrageuse fierté nationale dont les Etats-Unis s'appliquent actuellement à tester la solidité.

2.- Contexte local. Un gouvernement de transition est une réinitialisation du paysage et des règles du jeu politique et suppose une transparence qui induit deux remises en cause (au moins) qui auront de nombreux et farouches adversaires :

- Des machines à cash terriblement efficientes sont en œuvre dans le pays. Elles ne sont pas toutes organisées autour d'une plate-forme et d'une programmatique cohérentes : par exemple, les querelles internes au Forum des Entreprises face à la candidature de A. Bouteflika. Le consensus habituel dans la gestion des différends internes a volé en éclat.

Elles se sont conciliées pourtant un pacte minimal, tissé des réseaux solides et multiformes, ont initié des habitudes et des réflexes durables et donné des gages à l'intérieur et à l'extérieur du pays.

Le rhizome ainsi constitué brasse large et touche à peu près toutes les couches de la société. A la fois par précaution face aux vents mauvais qui soufflent sur les rives méridionales et orientales de la Méditerranée et aussi pour des raisons historiques : en Algérie n'a pas encore eu le temps de cloisonner les classes sociales et organiser autour d'elles une culture, une éducation, une domesticité de la hiérarchie et des traditions durables. Pour cela il aurait fallu plus de temps et de violence pour que les trabendistes naturalisent et anoblissent des verticalités issues de la « débrouillardise » informelle.

En 1962, en partant, la France a privé l'Algérie de ses très maigres compétences nationales et d'une élite économique et sociale qui aurait été garante d'un minimum de stabilité. Mais, par certains aspects, la colonisation a rendu service au pays le laissant avec un organigramme à peu près complètement plat. A la différence des protectorats voisins où les « aristocraties » locales se sont grossièrement acclimatés à leurs « protecteurs », pour peu qu'ils préservent leur autorité sur les populations autochtones. Le projet de loi Blum-Violette, quoiqu'à portée très limitée, aurait pu ouvrir la porte à de nombreux indigènes disposés à composer[3]. Certains ont mis le temps nécessaire pour comprendre, d'autres ont suivi le fil logique de leurs choix.

La « rente » est encore prometteuse et les réserves confortables. Les crocs et les griffes profondément plantés.

Seuls des simples d'esprit s'imaginerait que ces organisations bien établies consentiraient volontiers à « une transition démocratique » dans laquelle elles n'ont rien à gagner, bien le contraire.

- Rien ne garanti (et pour cause, aucune institution démocratique qui se respecte ne peux se l'interdire, mieux : sa vocation la pousse à s'y astreindre) à ces intérêts qu'un jour ou l'autre des tribunaux ne viennent fouiller la légalité, la légitimité des fortunes constituées très (trop ?) rapidement au cours disons depuis le début des années 1980. Même « l'omnipotent » Poutine n'oserait taquiner ses oligarques actuellement sous forte pression américaine.

Qui ne comprendrait alors que le secrétaire du FLN rejette d'une pichenette toute idée de «transition » ? «?ceux qui parlent de transition vont trouver le FLN contre eux.» «Barakat, les généraux à la retraite qui s'expriment, les émeutes dans certaines wilayas, des mouvements sociaux? tout ça est tombé avec l'élection». (Le Monde, L. 21/04/2014 à 01h29). Sans doute présume-t-il des 81% du score du président et fait-il mine de ne pas s'apercevoir qu'il représente moins de la moitié des inscrits.

Pour sortir de ce dilemme, maintenir un semblant d'économie nationale et conforter la paix sociale, la solution a consisté à puiser dans les réserves et irriguer autant qu'on pouvait de larges couches de la société. Avec des conséquences prévisibles : une hausse spectaculaire de la consommation et des importations, avec comme corollaire la chute rapide du solde commercial et la stagnation du fonds de réserves.

Le secteur privé industriel en perte de compétitivité ne cache pas ses inquiétudes. Il a applaudit à l'instauration du « crédit doc. » et réclame le retour de ce qu'il n'a pas osé appeler les «AGI» pour se protéger, privatisant ainsi les prérogatives de l'Etat planificateur de l'époque où celui-ci était le garant de la prospérité de feue l'industrie algérienne.

Toutes les réformes économiques libérales, la restitution des terres arables, l'ouverture du capital et la privatisation des entreprises publiques, ont globalement échoué et l'économie algérienne demeure hydrocarburo-dépendante. Les raisons de ces échecs sont très faciles à comprendre.

- D'un côté l'économie algérienne est dédaignée par les entreprises étrangère parce qu'elle n'offre aucune garantie juridique, financière, ni liberté de manœuvre dans l'exploitation sans entraves des richesses naturelles et humaines (à supposer ? osons rêver un instant - que l'Algérien présente des avantages comparatifs supérieurs à celui du Bangladeshi. On a vu ce qu'il en fut de la compétitivité du salariat tunisien). Répétons-le, les cahiers des charges du capital transnational à la recherche de taux de marge élevés, sont sans concessions. Or, l'Algérie demeure une économie administrée, avec aux commandes des hommes habités par un culte national tenace (conforté par la rente qui va avec).

- D'un autre côté, le privé national mâtiné de roublardise et de «système D» (à l'exception des certaines organisations patronales qui projettent de se substituer à l'Etat et exigent l'accès direct au «pactole» des hydrocarbures), n'avaient aucune inclination pour l'investissement à long terme ni pour la recherche industrielle, encore moins pour les risques technologiques dont ils ne maîtrisent ni la logique ni la complexité. Il est tellement plus facile d'importer et de vendre ce que l'on ne produit pas : il suffit juste d'accéder au dinar convertible et à l'ouverture des ports aux porte-conteneurs. Et re-voilà Chadli et son slogan magique « Pour une vie meilleure » à l'origine, pour une large part de nos malheurs.

La proposition de Mesbah est une équation raisonnable. Mais dans sa liste, il manque un joueur. Plus précisément il manque un lien.

Ce joueur est le poids lourd de l'équation démocratique. La seule constante inamovible que possède le pays, sans laquelle rien n'est possible : le peuple algérien. Le lien est celui que doit établir, sous peine de flotter dans le vide « idéaliste hégélien », toute initiative politique avec la base de la nation, en particulier avec les très pauvres de nos concitoyens qui ont du mal à réaliser qu'ils vivent dans un pays riche.

Dans l'histoire, la plupart des changements procèdent d'un nombre limité de facteurs : l'agression extérieure, la révolte populaire, la révolution de palais, les bouleversements technologiques, les catastrophes environnementales. Naturellement, ces différents facteurs en des formes complexes se sont combinés. Ces thématiques occupent des kilomètres de rayonnage de bibliothèques.

Violence populaire et rapports de forces front contre front que préfèrent les naturalistes pragmatiques ou rationalité intellectuelle constructiviste, telle est le vieux dilemme de ceux qui cogitent le changement dont ils conçoivent la nécessité, mais dont ils n'arrivent pas à imaginer et à réaliser l'avènement.

« La différence entre le peuple et le public, c'est que le public paye... Mais à l'usage, on s'aperçoit qu'un billet de théâtre est souvent moins coûteux qu'un bulletin de vote. »

Guy Bedos

1 - Une dépêche de l'AFP (S. 19/04/2014 à 15h51) a fait référence à cet entretien mais s'est surtout contentée de signaler que le politologue algérien était un ancien officier des renseignements. Détail croustillant au moment précisément où le DRS est l'objet de toutes les attentions.

2 - Procédure étrange : sous prétexte que les parties résident sur le territoire français, le parquet de Nîmes a requis, sur plainte de Mohamed Smaïn, « militant algérien des droits de l'homme », le renvoi devant la cour d'assises du Gard «pour actes de torture et de barbarie» deux Algériens soupçonnés d'avoir participé à des dizaines de massacres pendant la guerre civile qui a déchiré le pays dans les années 1990. (Le Parisien mercredi 16.04.2014, 14h49)

3 - « Si j'avais découvert la nation algérienne, je serais nationaliste et je n'en rougirai pas comme d'un crime. Et cependant je ne mourrai pas pour la patrie algérienne parce que cette patrie n'existe pas. Je ne l'ai pas découverte. J'ai interrogé l'histoire, j'ai interrogé les vivants et les morts : personne ne m'en a parlé? On ne bâtit pas sur du vent. Nos avons écarté une fois pour toutes les nuées et les chimères pour lier définitivement notre avenir à celui de l'œuvre française dans ce pays. » Ferhat Abbas, 23 février 1936, journal L'Entente, dans L'Afrique du Nord en marche.