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Cimenter la reprise européenne

par Mohamed A. El-Erian *

BRUXELLES - Actuellement en déplacement sur le continent européen, je constate de manière encourageante un espoir certain ainsi qu’un renforcement du sentiment d’accalmie économique et financière apparu ce printemps. Les spreads de risque se réduisant nettement, la crise financière ayant frappé la région appartient désormais aux livres d’histoire, le continent suscitant à nouveau l’intérêt des investisseurs étrangers.

La confiance des consommateurs réapparaît elle aussi, tandis que les entreprises cherchent de nouveau à s’étendre, certes avec prudence. Une reprise de la croissance économique s’observe bel et bien, tandis que le taux de chômage, bien qu’encore extrêmement élevé, a cessé d’augmenter dans la plupart des États.

De manière tout à fait remarquable, tout ceci s’opère dans un contexte de crise géopolitique pourtant majeur à l’Est, le Financial Times ayant à juste titre dénoncé la «première annexion d’un territoire national européen depuis la Seconde Guerre mondiale. » Tout aussi étonnamment, l’annexion de la Crimée par la Russie s’est déroulée avec une incroyable facilité – «d’un simple trait de plume, » comme le fait en effet remarquer le célèbre journal. Ni l’Europe occidentale ni les États-Unis ne peuvent effectivement prétendre incarner un contrepoids militaire aux agissements de la Russie en Ukraine.

Et pourtant, plutôt que de perturber la confiance et la sérénité croissante du continent, la crise ukrainienne s’est révélée constituer le catalyseur d’une coopération politique et d’une solidarité renouvelées en Europe occidentale. Elle a également favorisé l’instauration de relations plus étroites avec les États-Unis, à l’heure où les dirigeants politiques font route selon d’inévitables vents contraires dans l’aboutissement de négociations historiques autour de la proposition de Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI), destiné à promouvoir les liens économiques en cohérence avec un système multilatéral renforcé.

L’Europe a grand besoin de toutes ces bonnes nouvelles économiques et financières. La région sort tout juste d’une récession à l’origine de la dévastation généralisée des moyens de subsistance. Nombreux sont les citoyens encore aujourd’hui en proie à un chômage de longue durée, une inquiétante population de jeunes peinant à trouver un emploi – quel qu’il soit.

La reprise actuellement à l’œuvre dans la région constitue également une bonne nouvelle pour une économie mondiale au rééquilibrage encore inachevé, contrainte de faire feu de tout bois en matière de croissance. La croissance américaine, certes à la hausse, se situe encore en-dessous de son plein potentiel, à ce jour insuffisante pour compenser l’importance des déficits antérieurs. Après une brève accélération, la croissance japonaise commence quant à elle à bredouiller. En outre, plusieurs économies émergentes importantes sur le plan systémique (parmi lesquelles le Brésil, la Chine et la Turquie) sont actuellement confrontées à un ralentissement, leur transition vers de nouveaux modèles de croissance demeurant par ailleurs incomplète.

Bien qu’encourageant, ce sentiment européen d’espoir et de confiance renouvelés ne suffit pas – du moins pas encore – à engendrer des avancées appréciables dans le bien-être des générations actuelles et futures. Un certain nombre d’évolutions devront s’opérer plus rapidement – à savoir dans les prochaines semaines et les prochains mois – si le continent entend minimiser le risque de glissade en direction d’une nouvelle période de sous-performance prolongée, et d’un regrettable risque financier asymétrique supplémentaire.

Prenons tout d’abord la menace géopolitique immédiate. Pour faire simple, l’économie de l’Europe, et particulièrement celle de la Russie et de l’Ukraine, n’est pas particulièrement bien positionnée pour résister à une nouvelle escalade chaotique des tensions. Il est nécessaire qu’une diplomatie éclairée remplace les postures et discours de guerre froide aujourd’hui réapparus. Une nouvelle escalade conduirait certainement l’Occident à imposer de plus strictes sanctions économiques et financières (critiques) à l’encontre de la Russie, suivie par des contre-sanctions russes susceptibles de perturber les approvisionnements d’énergie vers l’Europe. Tout ceci pourrait faire basculer l’Europe entière dans la récession et le renouveau de la tourmente financière.

Deuxièmement, il est nécessaire que la Banque centrale européenne opère un pivot à l’écart d’un exercice de prévention de crise financière – dans lequel elle œuvre de manière impressionnante – en direction désormais d’un effort d’instauration de l’équilibre délicat entre soutien à la croissance (et parade face à la sur-appréciation de la monnaie) et nécessité de modérer la prise de risque. Ceci pourrait impliquer la reprise d’expérimentations, ce qui extrairait à nouveau de nombreux dirigeants politiques de leur zone de confort.
 Troisièmement, les institutions européennes faisant office de catalyseurs, il va s’agir pour les dirigeants politiques de redoubler d’efforts pour repositionner l’ensemble de la zone euro sur des bases solides. Ceci exigerait de compléter l’union monétaire avec une intégration politique plus profonde, une meilleure coordination budgétaire (un domaine dans lequel les avancées se sont jusqu’à présent révélées laborieuses), ainsi qu’une union bancaire à proprement parler (l’accord du mois dernier doit à cet égard être considéré comme un tremplin, et non comme une fin en soi).

Quatrièmement, au niveau national, il incombe à chaque État de continuer de rééquilibrer ses politiques en direction de ce tiercé gagnant que constituent réformes structurelles, solidité de la demande globale, et diminution du poids de la dette. Enfin, il serait regrettable que les parties anti-establishment prévalent à l’issue des élections parlementaires européennes du mois de mai. La plupart de ces partis s’inscrivent en faveur d’un plus grand isolement national et, du moins dans un premier temps, œuvreraient activement pour stopper et inverser les avancées récemment accomplies en matière d’intégration économique et financière régionale.

Évidemment, il y a là une longue liste de choses à accomplir, d’autant plus qu’il s’agit seulement des défis des prochaines semaines et des prochains mois. Pour autant, chacun des objectifs de cette liste s’avère réalisable, et les progrès accomplis autour de chacun contribueraient à ce que les bourgeons prometteurs observés en Europe au cours du printemps aboutissent à une fructueuse récolte d’opportunités économiques, de croissance et d’emploi, tout en réduisant le risque de voir surgir un été politique ardent, et un hiver économique encore moins clément.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

* Conseiller économique en chef d’Allianz, et membre du comité exécutif international de la société. Il est également à la tête du conseil présidentiel sur le développement global auprès de Barack Obama, et auteur d’un dernier ouvrage intitulé When Markets Collide