Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Quand la «société civile» participe de la fiction politique

par Mohamed Mebtoul*

Une «société civile» convoquée par le pouvoir, reprenant ses mots d'ordre, son discours, se déployant dans une logique d'allégeance et de dépendance explicite à son égard, représente plutôt un ensemble d'appareils sclérosés qui participent à la reproduction à l'identique du système sociopolitique, pouvant difficilement être identifiés à une société civile.

Nous tenterons d'indiquer la domestication de la société dite «civile». Elle est plus de l'ordre de la fiction politique, au sens d'une théâtralisation qui se limite à mettre en scène la pensée unique. En décryptant les images passées par la télévision algérienne, réunissant responsables politiques et «élus», venus pour dire la même chose, vantant les mérites de l'homme providentiel, au-dessus de tous, l'observateur est frappé par la prégnance de l'esprit populiste très appauvri et sans épaisseur intellectuelle et politique. En décryptant ces images, c'est le terme de surréalisme qui nous vient à l'esprit. La société réelle disparait. Elle ne doit surtout pas penser. Elle est un amas de «besoins», considérée uniquement dans sa face instrumentale et mécanique réduite à formuler des demandes sociales à un Etat-pouvoir patriarcal. La «société civile» en question doit nécessairement fonctionner dans une fusion affective avec les pouvoirs, à l'origine de slogans répétitifs et datés qui sont autant de dénis de la réalité quotidienne. «Regardez toutes ces réalisations qui ont profité au peuple : hôpitaux, écoles, universités, etc.», oubliant d'indiquer les multiples inégalités, exclusions, injustices et frustrations des personnes qui observent quotidiennement un mode de fonctionnement déliquescent des institutions.

La société dite «civile» peut donc difficilement se présenter comme le porte-voix des populations. Elle est fabriquée de façon trop artificielle. Elle est propulsée pour clamer son approbation au régime du moment. Elle n'a aucune autonomie ou possibilité de contrôle du pouvoir exécutif. Elle attend l'injonction des pouvoirs qui lui ont donné simplement la possibilité d'exister formellement, mais en aucune façon d'accéder à une liberté de pensée, et encore moins à une remise en question des décisions qui lui sont imposées. De façon générale, la connivence, l'opportunisme et le silence à l'égard des différents pouvoirs, ont été, depuis 1962, les critères essentiels pour intégrer une «société civile» profondément domestiquée. Son mode de fonctionnement relègue à la marge, ce qui devrait être au cœur du politique, à savoir la conviction et l'engagement du militant à l'écoute de la population, pour au contraire, privilégier la posture de dépendance de «l'élu» aux acteurs politiques qui ont fabriqué la dite «société civile». Ceci permet de comprendre profondément la production de l'indifférence, du scepticisme, de la défiance profonde et de la distance sociale de beaucoup de personnes à l'égard du fonctionnement de l'espace politique officiel.

On mesure toute la distance qui sépare la «société civile» fabriquée par les pouvoirs, considérée comme un relai dépendant, lui permettant de semer en toute quiétude leurs mots d'ordre de «stabilité» et de «continuité», et la société civile réelle qui est avant tout un espace social, culturel et politique autonome de l'Etat. La société civile est définie comme «étant l'ensemble des rapports individuels, des structures familiales, sociales et économiques, culturelles, religieuses, qui se déploient dans une société donnée, en dehors du cadre de l'intervention de l'Etat» (Selim, 2013).

Loin d'être un paquetage ficelé au grès des humeurs et des logiques des différents pouvoirs, la société civile élabore, à partir de son ancrage dans le tissu social, ses propres normes de fonctionnement, ses objectifs et sa stratégie. Elle a donc une identité propre construite à partir des pulsions de la société. Or, c'est le contraire que l'on observe : l''Etat-pouvoir a fait en sorte que «l'élu» coopté soit à son service exclusif, intégré dans des espaces politico-administratifs qui ne lui donnent aucune possibilité d'arracher son autonomie, enfermé dans la seule logique de ceux qui ont favorisés son placement, en lui octroyant un statut privilégié dans le système politique. Il reproduit, par la force des choses, une logique paternaliste à l'égard de la société réelle. Le pouvoir a pu produire, par la médiation des «élections» conçues depuis 52 ans, au seul profit du régime en place, «une contre-société composée d'un conglomérat de clientèles» (Zenati, Le soir d'Algérie, 12 mars 2014).

La production politique du flou

Les quelques associations minoritaires qui tentent de façon autonome de mener un travail de proximité auprès de la population, sont très rapidement découragées ou mises à l'index par les pouvoirs locaux (Mebtoul, 2011). Fragiles et sans moyens, elles sont concurrencées par des associations faire-valoir nombreuses, qui ont acquis une longue expérience et un véritable «savoir-faire» pour intégrer les rouages du pouvoir. Fonctionnant à l'allégeance, le pouvoir a besoin en retour, d'être constamment glorifié pour les réalisations entreprises toujours au bénéfice du «peuple», mot très abstrait et général, qui permet en réalité, toutes les fusions et les confusions inimaginables. La production politique du flou est transversale à tout le système social. En effet, l'absence de clarté dans la production des statuts et des pouvoirs, le peu de crédit accordé aux informations officielles, la prédominance de l'informel et du capital relationnel au sein même des institutions officielles, ne semblent pas étrangers aux multiples dérives et dépassements que l'on observe quotidiennement dans la société réelle. La production politique du flou favorise le bluff, l'éclatement des territoires et des pouvoirs,, où chacun pense être le meilleur, en construisant sur mesure, le statut le plus prestigieux, en l'absence de ce qui est au fondement de toute hiérarchisation politique, économique, culturelle ou scientifique, à savoir la légitimité reconnue par ses pairs ou par les populations, seule à même de clarifier les positions des uns et des autres, d'opérer une émulation entre les acteurs concurrents pour accéder à un statut donné dans la société.

On oublie souvent d'indiquer que l'idéologie populiste, n'est pas, au départ le fait de la société qui a été en partie façonnée par un pouvoir patriarcal et autoritaire. Celui-ci se présente comme le seul dépositaire des richesses de la société, agissant au nom du «peuple» mais sans lui. Le système social est donc conduit à fonctionner à la doléance, à la perversion, aux affinités relationnelles et régionales, au donnant-donnant dans une logique de marchandage et de rapport de force, excluant toute forme de contractualisation des rapports sociaux. Pour reprendre Max Weber, «la légitimité rationnelle» sous-tendue par la règle est constamment mise en défaut, transgressée et dépouillée de toute sa valeur dans des institutions fragiles et déliquescentes. Elles fonctionnent moins à la règle qu'aux relations personnelles décisives pour l'accès aux biens et aux services divers. Interroger la façon dont se construisent les normes dans une société, conduit à mettre en exergue le fonctionnement des différents pouvoirs, de leur légitimité ou illégitimité. Le mode d'accès au pouvoir (coup de force, élections transparentes, cooptation, etc.) semble déterminant pour comprendre les rapports que les personnes instaurent à l'égard de la norme juridique qui ne peut être sacralisée et profondément reconnue que par un long travail collectif et consensuel mené par des représentants légitimes et pluriels de la société.

Dans un système politique fondé sur l'imposition et la cooptation, les courtisans composés de «syndicalistes» officiels proches du pouvoir, une majorité d'acteurs désignés par «élection» et les membres des associations faire-valoir, vont «nourrir» et renforcer la société dite «civile», qui résulte d'une domestication politique menée par les différents régimes depuis l'indépendance. A contrario, la société réelle est en grande partie interdite de toute médiation sociale et politique crédible et autonome, livrée à elle-même, et éclatée, sans aucune possibilité de contre-pouvoirs. Les formes de contestations dominantes dans la société sont de l'ordre de tractations corporatistes, qui sont certes importantes, mais non suffisantes pour permettre la construction d'un espace public. La production politique du populisme survalorise l'homme providentiel, devenant le père symbolique qui a tant fait pour «ses enfants», donnant l'illusion d'avoir octroyé la «paix sociale» et une distribution d'ailleurs très inégale des revenus.

La fiction politique

La fiction politique consiste à élaborer un ensemble de croyances et de mythes que tout fonctionne pour le mieux dans une société «stable» ; même si tout sociologue débutant sait pertinemment que toute société est toujours en mouvement, traversée par des conflits multiples (émeutes, grèves, insécurité sociale, manifestations de rue, etc.), qu'il importe d'objectiver, étant nécessairement porteurs de transformations. Parce que le conflit n'a jamais été reconnu comme un élément essentiel dans le fonctionnement du système politique depuis 1962, où il s'agit constamment de l'étouffer, de le noyauter, de l'instrumentaliser, de l'extérioriser, les différents régimes politiques se sont appuyés sur le statu quo, l'immobilisme, le refus de tout changement politique identifié faussement au désordre. C'est pourtant ces dynamiques contradictoire et donc plurielle, qui permettent à une société de se libérer, de donner un sens pertinent à ses activités politiques, sociales ou autres. En s'imposant comme le tuteur de la société dans tous les domaines, les différents pouvoirs, seuls administrateurs de la rente pétrolière, sont contraints d'agir dans l'urgence et la précipitation face aux multiples demandes sociales de la société conduite à considérer que l'Etat a une dette à son égard (Bazin, 2013).

Enfin, La «société civile» participe de la fiction en se refusant à tout questionnement critique sur le fonctionnement d'un système électif extérieur à la société réelle, étant plus de l'ordre de l'artifice politique et administratif, du fait de l'absence de reconnaissance de la citoyenneté indissociable de la démocratie. Il suffit d'écouter attentivement ce que disent quotidiennement les personnes dans la société réelle, pour se rendre compte que le vote n'est pas interprété comme un «acte citoyen» et donc politique. Les significations qui lui sont attribuées par une majorité de la population font davantage référence à l'importance administrative que représente la carte de vote (la peur de se voir refuser un papier administratif), la pression subie par le réseau familial pour aller voter dans une logique plus collective qu'individuelle et enfin l'opportunité d'arracher le statut «d'élu» dans la société, par la médiation de l'argent ou du capital relationnel, sans être porteur d'aucune pratique militante de proximité dans la société. D'une manière dominante, l'indifférence à l'égard du vote est profonde dans la société pour la simple raison qu'on ne nait pas citoyen, on le devient. La citoyenneté est la reconnaissance de «l'autre» comme un agent politique autonome qui participe activement à la construction d'un espace politique légitime (Mebtoul, 2013). Dans une optique de reconnaissance de la citoyenneté, l'homme providentiel, n'a plus sa raison d'être. Le véritable élu n'a de compte à rendre qu'à la population qui lui a donné la légitimité politique d'accéder au pouvoir municipal, législatif ou exécutif. Le politique retrouve ses titres de noblesse. L'engagement politique devient réellement porteur de convictions profondes sur le projet de société à mettre en œuvre, gommant la logique de l'infantilisation prégnante dans l'actuelle «société civile» qui se confond avec le régime politique.

Références bibliographiques

Bazin L., 2013, «l'Etat endetté en Algérie. Demande d'Etat, conflits sociaux et ressorts imaginaires du pouvoir», in : Hours B., Ould Ahmed P. (eds.), Dette de qui, dette de quoi ? Une économie anthropologique de la dette, Paris, l'Harmattan, 171-200.

Mebtoul M., (2013), La citoyenneté en question, Oran, Dar El Adib.

Mebtoul M. (2011), «Les prestations de spins de santé essentielles en Afrique, réalités et perceptions de la population : cas de l'Algérie», rapport de recherche, OMS, 213p.

Selim M. (2013), Hommes et Femmes dans la production de la société civile à Canton (Chine), Paris, l'Harmattan.

*Sociologue