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Privatisation des structures politiques et élections insignifiantes en Algérie

par Larbi Mehdi *

Après toutes les épreuves endurées depuis le déracinement social provoqué par la colonisation, passant par l'expérience pénible du terrorisme, les Algériens nourrissent l'espoir de voir enfin une sagesse humaine s'élever pour gouverner l'Algérie avec lucidité, afin que les générations futures puissent vivre ensemble, en glorifiant l'héritage politique légué par leurs ancêtres.

Hélas, ce rêve n'a cessé de s'éloigner depuis l'indépendance. Il s'efface aujourd'hui derrière les scandales de corruptions et la décadence des hommes politiques. Ceux-ci ont multiplié ces derniers temps des manœuvres pour contrecarrer l'émergence d'un Etat de droit et de liberté.

L'absence d'une classe politique au sens propre a laissé la porte ouverte à des fanfarons, des imposteurs et des mégalomanes qui ont envahi l'espace politique et médiatique et monopolisent la parole avec arrogance pour remplir des missions occultes contre l'intérêt de la nation.

En effet, l'instrumentalisation des partis politiques et leur accaparement par des pseudo-hommes et femmes politiques ont fermé toute possibilité de construire une vraie opposition politique. Les partis politiques ne servent qu'à celles et à ceux qui ont la mainmise sur leur direction. En Algérie, il n'y a que la mort qui puisse provoquer un changement dans les postes de responsabilité. En attendant ce que la nature peut réaliser, les présidents de partis politiques continuent de dépouiller ces instruments de leurs fonctions, définies en principe par la constitution républicaine comme moyen pour que le peuple puisse participer à la vie politique. Avec ces responsables, les partis politiques restent des coquilles vides qui ne profitent qu'aux opportunistes élevés dans la culture de la soumission à leur maître. Dans ce sens, l'Etat comme organisation politique, chargé de garantir la sécurité et la liberté des personnes change de signification en Algérie. Les partis politiques n'apparaissent pas comme de vrais organes pour concevoir les voies et les moyens pour résoudre les problèmes de la communauté nationale. Dans les partis politiques, les membres et les adhérents ne parlent pas librement des problèmes d'ordre économique et social. Ils ne parlent pas de l'inégalité des budgets alloués aux différentes structures. Ils ne parlent pas de la nature du pouvoir en Algérie et ne recherchent pas de solutions pour le moderniser. Enfin, ils ne débattent jamais ensemble pour construire une stratégie qui détermine l'identité politique du parti et qui peut proposer des voies pour sortir du sous développement qui condamne l'Algérie à vivre dans une dépendance accrue.

Ces arguments peuvent se vérifier grâce aux évènements qui secouent la société algérienne ces derniers temps. L'exemple le plus frappant est celui vécu par les syndicats autonomes de l'éducation, des hospitalo-universitaires, des travailleurs et des chômeurs. En vérité, toutes les manifestations qui voulaient s'exprimer librement ont été réprimées par le pouvoir. Bien que ces manifestations aient insisté fondamentalement sur les problèmes socioéconomiques, aucun parti politique n'a pris sa responsabilité pour soutenir ces catégories sociales dans leur action et développer un discours opposé à la tyrannie du pouvoir. La liberté recherchée par ces catégories sociales est précieuse pour toute action qui voudrait bâtir un projet de changement politique et si les partis politiques n'accompagnent pas ces mouvements sociaux afin de poser publiquement les vrais problèmes de la société, à quoi sert réellement leur existence ?

En l'absence de véritable socialisation politique, il est absurde de parler de partis politiques en Algérie.

En réalité, nous avons affaire à des organisations qui fonctionnent selon les rapports de force des groupes et des clans qui se sont constitués depuis l'indépendance dans les appareils militaires et paramilitaires. A la suite de cette mise en place, ces clans ont placé leurs proches et leurs larbins dans tous les appareils administratifs et publics, en activant un système de fonctionnement et de représentation identique à celui de la parenté. Des sous-groupes se sont constitués dans les structures de l'Etat et leur promotion est conditionnée uniquement par des relations personnelles. Celles-ci sont soigneusement entretenues par la hiérarchie supérieure. L'ensemble du fonctionnement des institutions publiques et parapubliques repose sur des pratiques d'allégeance intégrale aux besoins et aux exigences des maîtres et des «caïds», de leurs progénitures et de leurs proches. De ce fait, un système d'échange s'est installé au détriment des besoins et des exigences des institutions de l'Etat. Ce système d'échange lie en permanence des donneurs et des bénéficiaires. Ces derniers deviennent redevables aux premiers et ne pourront jouir des avantages et privilèges liés à leur poste qu'en montrant une soumission totale, de manière à satisfaire les demandes formulées par les distributeurs (donneurs) de postes. Ce type de relation spécifique s'est implanté donc dans les structures administratives et publiques pour occulter ensuite toute autre forme de relation dont l'organisation professionnelle a besoin pour jouer son rôle.

Dans ces conditions, l'exercice des responsabilités dans les différentes structures administratives est vidé de son sens, de son autorité, et donc de son pouvoir propre, car son fonctionnement dépend uniquement du tempérament des distributeurs de postes et de promotions, de leurs appréciations personnelles et de leur arbitraire.

Au final, la pression imposée sur les hommes et les femmes, l'ampleur de la violence qu'on entend parler ici et là, les crimes commis dans différents secteurs et d'autres phénomènes comme le suicide des cadres, installé dernièrement dans notre société, ne sont ni naturels, ni moins encore la conséquence d'une morale «égarée» que certains charlatans veulent nous faire croire.

La cause principale est à rechercher dans ce système de relation et de fonctionnement qui enchaine tout le monde et les force à devenir de simple «serviteur» pour préserver leur place. Les fonctionnaires et les employés (es) de statuts et de corps différents sont atomisés par ce système de relations de dépendance. Ils répercutent ces principes sur les catégories dépendantes qui, de leur coté, la retransmettent et la propagent dans les autres espaces et les autres secteurs. Aujourd'hui, la soumission est devenue la règle sociale et aucun n'a le droit de discuter un ordre ou des directives de son supérieur. Pour faire valoir sa place dans une institution quelconque, il suffit d'appliquer à la lettre les ordres et les faire appliquer à l'échelon subalterne. Dans ce sens, le salaire et la promotion suivent le degré de la soumission et non pas les compétences et le savoir-faire qu'on peut accumuler.

Ce mode de fonctionnement a développé une culture de méfiance et de peur. Il a faussé dans le même temps les liens et les solidarités dont l'institution a besoin pour instaurer sa propre norme dans la société. Par ailleurs, la culture de la peur et l'attitude de méfiance que nos esprits ont intégrées interdisent toute action collective, et empêchent la construction d'une expérience sociale et politique commune. C'est pourquoi nous n'arrivons pas à nous inscrire dans notre temps car nous n'arrêtons pas de nous éloigner de notre réalité sociale. Le retour à cette réalité nous aidera forcément à nous mobiliser collectivement pour construire la chose publique, seul moyen d'abolir définitivement la culture de la soumission, le culte de la personne et l'autoritarisme. En retardant ce retour nous nous condamnons à vivre dans la médiocrité et la mémoire ignorera notre passage, car nous n'arrêtons pas de pérorer pour nous inscrire continuellement dans le mimétisme et la simulation.

Notre perception du monde ne continue-t-elle pas de dépendre d'un passé lointain, exploité et manœuvré par certains dans le but de nous écrouer et de nous empêcher de voir notre réalité morbide ?

En effet, à chaque évènement, nous observons les larbins du système se mobiliser pour nous renvoyer communément dans un passé glorieux, afin de nous détourner des préoccupations quotidiennes. Ces commémorations saisonnières ont pour finalité la neutralisation de nos esprits pour que nous errions dans un monde imaginaire, qui nous éloigne de notre monde réel. Il est évident, cependant, que ce système de relations sociales est mis en œuvre pour réussir à instaurer la méfiance dans la tête des individus afin que tous soient contre tous. La dynamique de ce système est activée en permanence pour nous faire croire en l'existence d'une solidarité qui demeure fictive dans notre monde social.

Ce système se nourrit de la culture de la soumission. Elle le fait vivre et le renforce. Elle lui fournit les moyens de détourner la conscience de son objet réel, à savoir la contestation, la recherche de liberté et l'exigence des règles de gouvernance. Cette culture interdit aux hommes d'interroger le sens de leur vie aussi bien au niveau professionnel et politique que social et familial.

Il n'est pas étonnant alors de vivre le vingt-et-unième siècle avec une équipe dirigeante qui n'existe que par le nom et qui préfère être représentée par un président, âgé de soixante dix sept ans, portant sur son dos toutes les maladies de la vieillesse, incapable d'exercer une quelconque fonction. Dans ce cas précis, si les institutions publiques n'étaient pas privatisées arriverait-il à rester quinze ans au pouvoir ? Si le système de relations évoqué et la culture de la soumission n'existaient pas pourrait-il se présenter à sa propre succession ?

Malheureusement pour nous, une démocratie de façade s'est installée pour justifier la soumission de l'Algérie aux principes universels et aux exigences de la mondialisation mais, en revanche, son intérieur demeure dirigé par la gabegie des vieux, qui veillent à la permanence du système de « don » pour garder leur place et leur prestige, afin de se protéger de tout changement qui pourrait faire basculer le pays dans la voie de la raison et de la légalité. Distribuer de l'argent pour rester au pouvoir et la seule voie instaurée pour faire de la politique en Algérie. Après s'être acquittés de cette dette, nos dirigeants ne veulent pas nous entendre babiller et réclament notre silence en échange, pour préserver leur sérénité, jouir de leur liberté et réaliser leurs désirs. Des cadeaux précieux sont réservés grâce aux ressources des hydrocarbures et des biens fonciers publics à celles et à ceux qui veillent à leurs repos et à leurs tranquillités. Une vie royale est promise à celles et à ceux qui arriveront à étouffer la voix du peuple qui ne veut pas se taire.

Dans ce système d'échange et cette culture de soumission, quelle signification peuvent avoir les élections pour élire un maire de commune, un député d'une région ou un président de la république ?

 Ces évènements ont pris un caractère particulier en Algérie. Les groupes de pression ont détourné leurs fonctions pour les adapter au système local d'échange. Les élections sont devenues des fêtes ritualisées par les klaxons de voitures luxueuses et les you-you de femmes. Les élus-débiteurs célèbrent publiquement l'acquittement de leurs anciennes dettes, afin de pouvoir se mettre à nouveau dans la situation des demandeurs (es). Voter ne signifie pas le soutien à un programme politique car le parti n'existe pas pour l'élaboration d'un programme, et moins encore pour construire une force sociale, qui pourrait nuire au silence mis en place par la force et les moyens de nos dirigeants. Les candidats qui sont dans la position de donneur grâce à l'argent public ne s'inquiètent pas de leur sort politique, car ils ont l'avantage d'avoir trouvé des débiteurs (es) qui veillent à leur succession pour honorer leur dette et s'en acquitter par les services qu'ils/elles peuvent offrir.  

Dans cette réalité, les élections locales et nationales ne sensibilisent que les donneurs et les récepteurs, ces derniers devant rendre ce qu'ils (elles) doivent aux premiers, afin de se libérer d'une dette personnelle. Ce faisant, ils négligent complètement la dette de leur responsabilité vis-à-vis d'un peuple qui s'efforce sans succès de libérer son Etat d'une dette historique. Celle-ci est imposée par l'autoritarisme, et ses intérêts ne font que croître.

* Université d'Oran