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Elites au pouvoir : le temps des reconsidérations

par Boutaleb Kouider *

«Il peut arriver aux aigles de descendre aussi bas que les poules, jamais aux poules de monter aussi haut que les aigles.» (Lénine)

Beaucoup considèrent que nos gouvernants ne semblent guère se soucier de l'avenir du pays, qui exige des réformes de fonds, afin de construire cette économie efficiente, déconnectée de la rente tirée de ce capital non reproductible que sont les hydrocarbures. Comment peut-on en effet concevoir que l' « élite » inamovible au pouvoir demeure accrochée aux anciennes méthodes de gouvernances qui sont devenues totalement obsolètes dans un monde qui a totalement changé.

Pour expliquer cette situation il faudrait s'interroger sur l'impact que provoqueront des réformes de fond assurant un authentique changement institutionnel inhérent à toute économie de marché efficiente. L'impact de telles réformes serait négatif pour les intérêts de l'élite au pouvoir. Les privilèges dont elle bénéficie dans le contexte actuel seraient remis en cause .C'est ce qui ressort de nombreuses études consacrées à cette problématique du changement institutionnel qui semble contrarié par ceux la même qui doivent l'initier (1) Etudes reprises et résumées par Fahmi Ben Abdelkader dans sa these de Doctorat en Sciences Economiques, intitulée «Du droit de l'État à l'État de droit dans les pays arabes de la Méditerranée : Analyse économique des institutions de gouvernance et de leur évolution» soutenue le 02 Juin 2009 auprès de l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne,

Nombreux sont les auteurs qui soutiennent en effet ( ) Acemoglu Daron et Robinson James A. 2006 Economic Origins of Dictatorship and Democracy. New York: Cambridge University Press que les élites au pouvoir sont celles qui risquent de perdre à la transition démocratique, elles sont par conséquent naturellement incitées à s'y opposer.

La construction d'une authentique économie de marché peut se révéler coûteuse pour les élites au pouvoir. En effet d'authentiques institutions de marché ont pour rôle de favoriser la concurrence, de produire de l'information, de protéger les droits de propriété de l'arbitraire, autrement dit de limiter la prégnance de la bureaucratie d'Etat. «Elles ouvrent ainsi l'accès aux ressources économiques à un plus grand nombre et réduisent considérablement les opportunités de création de rente via l'appareil étatique.»

La logique de recherche de rente se trouverait ainsi limitée sinon éliminée. Ce qui, naturellement, pousserait les élites au pouvoir à s'opposer à cette transition à une authentique économie de marché qui remettrait en cause la source de leurs privilèges.

En outre, « les ressources accumulées au sein de la coalition dominante (rentes accumulées, connexions économiques et politiques, enchevêtrement des intérêts au sein de la coalition, capacités de financement) ont atteint une telle ampleur qu'elles s'y attachent de plus en plus.»

D'un autre coté les agents du secteur privé risquent de perdre les rentes qu'ils ont obtenues grâce à leurs relations privilégiées avec les élites publiques, lesquelles ne seront plus en mesure de vendre des rentes.

Ainsi donc toute réforme institutionnelle est bloquée par ceux qui en seront les perdants. «Les élites n'opteront pas pour la démocratie et l'économie de marché que si elles y ont intérêt économiquement. Les élites au pouvoir n'accepteront de partager le pouvoir que parce qu'elles craignent les coûts de la révolution et l'expropriation.»

Beaucoup d'auteurs ont la aussi tenté de définir les conditions selon lesquelles les élites seraient contraintes à s'engager en faveur des réformes démocratiques.( ) Acemoglu Daron et Robinson James A. 2006 Economic Origins of Dictatorship and Democracy. New York: Cambridge University Press

1. une déstabilisation sociale qui serait d'une importance telle qu'elle ne peut être absorbée par des « politiques de concessions » ou des « promesses politiques en faveur des citoyens ». Ces concessions peuvent prendre plusieurs formes, telles que celles qui se traduisent par une redistribution de revenus ou de biens matériels, et qui sont non seulement particulièrement appréciées par les citoyens mais aussi susceptibles de couter moins chers aux élites que de concéder la démocratie.

2. l'idée que les élites n'envisageront l'option de la démocratie que si les coûts anticipés de ce changement sont limités pour elles. Or, ces dernières ont beaucoup à perdre d'une éventuelle transition démocratique. En effet «le processus de formalisation des règles et de dépersonnalisation institutionnelle» au principe même de la démocratie implique la mise en place d'un dispositif systémique accordant «des droits à tous sur des bases écrites et opposables». Cette concession des droits à tous les citoyens, sur une base égalitaire et impersonnelle, est de nature à menacer directement les privilèges des tenants de l'ordre social, et des élites alliées qui tirent précisément leur pouvoir de leur accès exclusif aux ressources du pouvoir. «Le système discrétionnaire d'allocation de la rente publique, sur lequel repose l'équilibre du système clanique se trouverait alors menacé. Ce qui revient à dire que l'instauration de la démocratie est susceptible d'entraîner non seulement la perte des privilèges et des rentes publiques, dont jouissent les élites, mais également d'être porteuse d'un ferment de déstabilisation et de conflits au sein même de la coalition dominante. La démocratie risque alors de coûter très cher aux élites.»

Ainsi, le processus de transformation institutionnelle dans beaucoup de pays en l'occurrence l'Algérie apparaît comme «une série de « choix » de mesures que l'on entreprend, plutôt qu'un dispositif contraignant qui pèse sur les élites publiques et privées» comme l'ont relevé beaucoup d'auteurs. ( ) Bsaïs Abdeljabbar 2006 « Institutions, investissement et croissance. Le cas des pays du Maghreb.» communication présentée lors de la conférence: Mondialisation, institutions et systèmes productifs au Maghreb. Hammamet. (22-23 juin 2006)

Les réformes institutionnelles entreprises se sont transformées en moyens permettant à ces élites de renforcer leurs positions et accroître leurs rentes plutôt que d'éroder les rentes acquises par ces élites et instaurer un respect réel des règles formelles comme elles sont censée le réaliser. ( ) Khan Mushtaq H. 2006 Governance and Anti-Corruption Reforms in Developing Countries: Policies, Evidence and Ways Forward. G-24 Discussion Paper No. 42. UNCTAD. United Nations Publication

Les auteurs ayant contribué à théoriser le blocage de la transition institutionnelle. ( ) ( ) Acemoglu Daron et Robinson James A. 2006 Economic Origins of Dictatorship and Democracy. New York: Cambridge University Press expliquent aussi, pourquoi la propension à l'ouverture de l'accès aux ressources du pouvoir demeure fortement contrariée. Ouvrons les guillemets «Dans un contexte de transition inachevée, le clan dominant laisse planer un flou institutionnel quant à l'application des règles formelles d'économie de marché, et instaure un système de tolérance des pratiques informelles qu'il peut sanctionner lorsque celles-ci émanent d'acteurs potentiellement menaçants pour lui. Il procède ainsi d'un vaste marchandage politico-économique avec les acteurs sociaux, offrant des opportunités de captation de rente en contrepartie d'un soutien politique, et ouvre de grandes marges de négociations dans un système centralisé provoquant des comportements de recherche de rente avec de multiples répercussions à tous les niveaux du développement»

- Par ce marchandage, les fonctionnaires se trouvent en position de « vendre » des décisions administratives à caractère économique.

- En outre, en offrant à une forte proportion d'acteurs l'opportunité de capter une rente, ce marchandage pourrait gagner l'adhésion de ceux-ci et réduire les pressions en faveur des réformes institutionnelles de la part d'une population désormais partie prenante à ce jeu de négociation politico-économique.

- Par ailleurs, ce marchandage affecte doublement le développement du secteur privé : d'une part, il tend à encourager les entrepreneurs à réaliser des gains de rentabilité davantage en cultivant des rentes à travers des connexions au sein de la bureaucratie plutôt qu'en entreprenant des activités productives plus coûteuses.

Par conséquent, les changements susceptibles d'ouvrir au plus grand nombre l'accès aux ressources ont de très faibles chances de voir le jour dans cette configuration institutionnelle. Le pouvoir de pression des éventuels bénéficiaires de ces réformes est largement plus faible que celui des perdants, bien que ces derniers constituent une minorité (généralement, la clientèle du régime).

Ce qui expliquerait aussi pourquoi les réformes institutionnelles adoptées n'ont pas entamé de manière sérieuse les intérêts de la grande majorité des élites au pouvoir. Elles ont été mises en oeuvre de telle sorte que les élites conservent ou reconstituent leurs rentes sous des formes renouvelées. Ainsi, «la libéralisation est façonnée sur mesure tout en restant compatible avec les objectifs de durabilité du régime politique et de la suprématie du clan dominant» ( ) Hinnebusch Raymond A. 1995 The Political Economy of Economic Liberalization in Syria. International Journal of Middle East Studies. Vol.27, (3) pp.305-320.

Cette analyse permet de comprendre le «retard» accumulé dans le changement institutionnel inhérent à une authentique économie de marché.

La laborieuse mise en application des programmes de réforme durant les vingt dernières années constitue une bonne illustration de la résistance des élites à l'instauration des institutions de marché.

Ainsi se trouve expliquée pourquoi les réformes initiées en Algérie, n'ont guère contribué à édifier une économie de marché qui serait efficiente en termes de production et d'emploi. Elles n'ont guère engendré les ruptures systémiques souhaitées.

Les réformes institutionnelles engagées depuis la promulgation de la constitution de 1989 pour asseoir une économie de marché performante et son corollaire une démocratie parlementaire assurant les contres ?pouvoirs nécessaires au fonctionnement d'un Etat de droit ont été purement formelles n'induisant aucun changement notables dans le fonctionnement des institutions politiques, économiques et administratives, dans le sens d'une plus grande efficience en termes socioéconomiques et moraux.

Comme l'a souligné un observateur attentif (Nordine Grim ) dans la presse nationale (El watan) «Si la transition à l'économie de marché a été l'objectif ouvertement déclaré par toutes les autorités politiques, sans exception, qui ont dirigé le pays durant ces 20 dernières années, aucune d'entre elles n'avait, en effet, précisé ce qu'elle entendait exactement par ce système de marché qu'elle prétendait vouloir édifier, ni la stratégie retenue pour y parvenir.»

Ce qui expliquerait aussi pourquoi les méthodes de direction de l'économie qui ont été utilisé jusqu'ici n'ont fait que provoquer d'énormes gaspillages de ressources, décourager les producteurs, frustrer les jeunes instruits et désabuser tous ceux qui croient au changement. Non seulement elles n'ont pas provoqué de changement ?et facilité la transition systémique souhaitée (changement de cap vers une économie productrices de valeurs ajoutées et d'emploi productifs), mais elles l'ont sur bien des points contrariée, voir même empêchée. Partout une bureaucratie envahissante a substitué son impuissance, voir même ses extravagances et ses dilapidations ruineuses, à la prodigieuse efficacité de l'initiative et de l'effort individuels, une réglementation compliquée, pesante, souvent fantaisiste, parfois inutile et absurde, a étouffé peu a peu toute activité productrice.

Partout se constatent d'énormes déperditions de moyens (financiers et humains).

Partout la relation entre le gain et l'effort sans laquelle il n'existe pas d'ordre économique viable tend à disparaitre si elle n'est déjà inexistante. Les gains sont devenus, même dans les secteurs officiels, l'objet d'une vaste foire d'empoigne ou triomphe l'esprit de monopole, le favoritisme, les pressions politiques et l'incohérence?

«Dans un pays ou l'intrigue, l'activité politique ou le marché noir rémunérant mieux qu'un travail normal, ?, il n'est plus d'ordre économique et social possible. Nous vivons dans un pays ou l'effort et la supériorité des services rendus à la collectivité ne constituent plus une prime. Un tel désordre ne saurait durer sans mener peu à peu à la destruction toute organisation économique quelle qu'elle soit.

En fait, il ne saurait en être autrement dans un système ou, d'une part, les activités clandestines (informel spéculatif) offrent des possibilités de gain extraordinairement élevés et ou, d'autre part les traitements et salaires sont fixés d'une manière bureaucratique au hasard des contingences politiques, indépendamment de toute référence à la rareté et à l'utilité véritables des services rendus

Partout des travailleurs honnêtes, sérieux, durs à l'effort, se trouvent découragés, voir même désespérés dans une lutte ou, en réalité leurs qualité ne font que les desservir.

Quant aux élites au pouvoir, comme l'ont expliqué et théorisé de nombreux auteurs, elles se soucient manifestement, davantage de leurs situations que du destin du peuple, car elles sont incapables de concevoir au-delà de leurs propres intérêts. La situation ici est infiniment plus grave qu'on ne le dit généralement (la fuite des cerveaux cause un préjudice incalculable au pays, si on considère qu'aucun développement ne peut entre envisagé dans quelque secteurs que ce soit sans des cadres hautement qualifiés). Ceci expliquant cela, la mort lente de nos secteurs productifs (industrie et agriculture) est parfaitement corrélé avec le rythme de l'exode de nos cerveaux. Ce ne sont certainement pas des spécialistes de la trempe de Omar Aktouf ou de Omar Bessaoud et tant d'autres qui activent sous d'autres cieux qui nous démentirons.

Partout, chacun n'observe que son secteur, ne voit directement que ce qui l'intéresse, ne pense et n'agit que selon les circonstances présentes? dans ces conditions seules sont considérées et discutées les causes secondes de phénomènes particuliers et aucune vue d'ensemble n'apparait qui permette de dégager une stratégie fondamentale.

Ce que disait M. Allais à propos de la France des années 1940 peut parfaitement convenir à ce que nous observons en Algérie à l'heure actuelle

«les opinions les plus incertaines se cristallisent en croyance et bien plus qu'a l'expérience et à la raison on fait couramment appel à des dogmes tout faits voir même à des slogans comme guide de l'action de chaque jour ? la confusion ne fait alors que croitre ? les uns parlent de liberté mais le régime qu'ils vantent conduit tout droit à l'asservissement de l'action économique , à l'oppression de la pensée , les autres parlent de réformes mais cette réforme ne se matérialise guère sur le plan objectif?Le mot n'est apparemment qu'un voile jeté sur la réalité de privilèges auxquels on ne songe guère à s'attaquer» M. Allais (Prolégomènes).

Dans cette confusion générale on voit le plus souvent des hommes inspirés par les meilleurs motifs s'engager dans les rangs de ceux qui sont en réalité leurs adversaires, faute de comprendre assez clairement le sens d'une lutte déformée par des circonstances passagères et contingentes.

Ce que disait encore un autre illustre penseur en l'occurrence Léon Walras, à la veille immédiate du 20° siècle dans un autre contexte géographique est plus que jamais vrai chez nous aujourd'hui «jadis laborieuses et de bonnes mœurs , aujourd'hui quelque peu énervées et corrompues mais toujours aussi dépourvues de sens politique, ne songeant à autre chose qu' à s'enrichir et à établir leurs enfants à la faveur des institutions et des lois qui leur ont livré le patrimoine collectif, elles continuent malgré l'urgence à s'opposer à toutes réformes profondes de notre société»

C'est ainsi que l'évolution en cours s'effectue au milieu d'une confusion générale des idées qui se traduit par le désarroi de l'action ? nulle part de plans ( stratégies) rationnellement concertés , encore moins de consensus réfléchi, l'empirisme continue d'agir au plus haut sommet de la hiérarchie gouvernementale?

Ainsi s'est créé peu à peu une législation d'une extraordinaire complication, contradictoire avec elle-même qu'il serait absolument vain de vouloir ramener à l'application rationnelle de quelques principes généraux.

Comment peut-il en être autrement dans le cadre d'un système socio-économique bureaucratique d'Etat très caractéristique qui a fait l'objet de nombreuses analyses ayant surtout porté sur la logique de leur fonctionnement. Parmi ces analyses, celle du professeur J. BALCEREK (de l'ancienne Ecole Centrale de Planification et de Statistiques de Varsovie) qui avançait le concept de capitalisme périphérique, bureaucratique et d'Etat (C.P.B.E.). Ces systèmes socio ? économiques se fondent nous dit le professeur J. BALCEREK sur des méthodes d'investiture féodale, de nomination, de nomenklatura. La bureaucratie totalitaire constitue une hiérarchie féodale où le rapport de base entre supérieur e subordonné, suzerain et vassal est de rigueur? Tout bureaucrate, à l'exception de celui à l'échelon le plus élevé et le plus bas, est simultanément supérieur et subordonné, suzerain et vassal. La supérieur fixe à son subordonné la sphère objective, territoriale qu'aucun vassal ne peut prévoir pour combien de temps il sera toléré par son suzerain, son unique motivation sera la maximalisation dans le délai le plus court de ses bénéfices. Il vit aussi dans une incessante crainte métaphysique qu'il ne s'appropriera pas aujourd'hui, ni d'autant plus demain, ce qu'il n'a pas su s'approprier hier.

Telle est résumée, on ne peut mieux, l'essence économique et socio ? psychologique d'un tel système de gouvernance générateur de corruption étendue à tout le corps social, dont l'Algérie offre l'illustration quasi-parfaite

L'Algérie ne constitue certainement pas un cas singulier, beaucoup de pays notamment en Afrique et dans le monde arabe présentent des résistances au changement similaires.

Le philosophe Italien Gramsci avait exprimé en son temps qu'il y a crise quand l'ancien monde ne veut pas mourir et que le nouveau monde ne veut pas naître. Et c'est sans doute ce qui caractérise présentement notre pays l'Algérie.

* Universitaire