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La presse ou l'illusion du quatrième pouvoir

par Ahmed Cheniki



Encore une fois, avec l'histoire de la Syrie, les nouveaux rebondissements en Ukraine et les derniers événements au Mali et en Centrafrique, on commence à mieux comprendre la réalité des médias «occidentaux» souvent prisonniers des bailleurs de fonds et des espaces politiques dominants.

Certes, les choses sont plus complexes, appelant une fine analyse de la situation en relation avec les rapports de forces politiques et les différents retournements internationaux. La presse semble s'aligner sur les positions des instances politiques dirigeantes dans les différentes ères géostratégiques. Ainsi, la Chine et la Russie se retrouvent régulièrement la cible d'attaques constantes participant de la diabolisation de ces puissances et de leurs alliés.

L'information est souvent tronquée, marquée par l'usage de jugements hâtifs et de commentaires souvent peu étayées par une solide argumentation. Les clichés et les stéréotypes abondent dans un univers se caractérisant par de successives crises financières, installant les médias dans une inconfortable posture d'otages des puissances d'argent. Aujourd'hui, avec l'ouverture médiatique, les mythes d'une presse libre commencent à s'étioler, laissant place à une meilleure lecture du fonctionnement de la presse trop travaillée par la subjectivité et les jugements de valeur. Les événements en Irak, au Liban en Libye, en Syrie, en Côte d'Ivoire et en Ukraine ont montré, de manière extraordinaire, le degré d'assujettissement de la grande partie des médias occidentaux aux intérêts nationaux et au pouvoir politique en place. Ainsi, vole en éclats l'illusion longtemps entretenue de l'existence d'un quatrième pouvoir représenté par la presse aujourd'hui complètement otage des puissances d'argent. Comme d'ailleurs cette utopie trop reproduite dans les discours ambiants de la séparation des pouvoirs. L'Europe et l'Amérique, fonctionnant le plus souvent comme donneuses de leçons, restent loin du modèle démocratique athénien longtemps considéré comme le lieu originel de la démocratie « occidentale» marquée par la mise en œuvre d'expériences duales et d'un discours sur la démocratie perpétuellement nié et renié par une pratique différente.

La colonisation, soutenue par la grande partie des médias de l'époque, les nouveaux dérapages appuyés par les journaux et les chaines de télévision comme le coup d'Etat avorté contre le président vénézuélien, Hugo Chavez, l'embastillement de Yasser Arafat, l'occupation de l'Irak, le «détournement de l'avion du président bolivien, Evo Moralès, pourtant démocratiquement élu, défendus, malgré d'infimes nuances par la grande partie de la presse américaine, posent encore une fois le problème de la presse occupant aujourd'hui les lieux peu enviables de la propagande et du discours publicitaire. Certes, il existe encore des îlots de résistance dans les milieux médiatiques occidentaux. Le cas du Monde Diplomatique et peut-être du Canard enchaîné et, à un degré moindre, du site Mediapart en France et de The Nation aux Etats Unis est symptomatique de cette volonté de développer un discours différent dans un monde trop sevré d'évidences et de manipulations de tous genres caractérisant un univers vivant le marché et le néo-libéralisme comme une nouvelle religion. Une lecture du vocabulaire et des images utilisées et l'interrogation du fonctionnement lexical du discours médiatique donneraient à voir une posture dénuée d'arguments et d'espaces fortement » sourcés " et d'une information équilibrée. La représentation démoniaque du président «pro-russe» en Ukraine ou du Hizbollah pendant les derniers événements du Liban, des régimes iranien, nord-coréen participe d'une stratégie de dévalorisation de l'image d'un candidat ou d'une entité. La presse fonctionne comme une instance reproductrice du discours officiel, donnant à voir et à entendre une seule image et une seule voix. Ainsi, en Ukraine, ce sont les images d'une opposition insurrectionnelle, soutenue par l'Occident, qui tente de renverser des dirigeants démocratiquement élus qui sont souvent montrées. Nous sommes en présence d'un regard manichéen fabriqué de toutes pièces : les méchants incarnés par le pouvoir en place et les bons représentés par l'opposition.

Les jeux de caméras travestissent souvent la réalité en usant de plans serrés pour filmer l'opposition donnant l'illusion d'un nombre important de manifestants et de plans d'ensemble pour réduire la mobilisation des proches du cercle gouvernant. La presse écrite donne exclusivement la parole à une seule partie considérée comme crédible et légitime alors que les élections avaient permis aux proches de Viktor Ianoukovitch. L'Ukraine et la Syrie sont deux exemples récents des divergences géostratégiques, entre Moscou et Washington, la presse jouant tout simplement le rôle de soutien.

Aujourd'hui, avec l'émergence d'une presse russe plus professionnelle, notamment Russia today, les choses commencent plus ou moins à prendre une autre tournure au niveau de la communication.

Les images ukrainiennes ont révélé le degré de fragilité et d'insouciance des médias américains et européens, prisonniers de leurs bailleurs de fonds et de leur précipitation. La couverture des événements tragiques en Libye et en Syrie participent d'un travail de propagande, excluant toute possibilité de diversité des sources ou de vérification de l'information. Cette course à une nouveauté biaisée et à une image unique mais paradoxalement démultipliée donnant l'illusion d'une pluralité informationnelle, dictée par les nouvelles conditions politiques et techniques, n'est pas sans danger pour le crédit des médias qui continuent à perdre ces dernières années énormément de lecteurs. Aujourd'hui, même aux Etats Unis où on a toujours tenté de favoriser l'information au détriment du commentaire à tel point que l'obsédante présence des fameuses questions (qui ?, quoi ?, à qui ?, Quand ?, Où ?, Comment ? et Pourquoi ?) marquaient le territoire de l'écriture journalistique, les aprioris et la facilité regagnent du terrain. La couverture de la situation irakienne, afghane, libanaise, mexicaine et palestinienne a montré les limites de cette presse transformée en espaces privilégiés de propagande.        D'ailleurs, l'information, doublement médiatisée, devient l'otage des décideurs politiques. Une seule source suffit pour envelopper l'information construite à l'aide de préjugés, de jugements et de positions politiques et idéologiques tout en ajoutant la dimension spectaculaire désormais obsédante.

La classique séparation entre rédacteurs et reporters reçoit un sérieux coup. Le reportage se transforme paradoxalement en un espace de justification et d'illustration d'un discours préalablement établi.          Propos redondants, clichés et stéréotypes traversent le discours journalistique truffé de multiples descriptions et de très nombreux adjectifs qualificatifs. L'évidence, terrain théoriquement trop suspect et peu désirable, courtise désormais les grands média. Le langage journalistique se rapproche dangereusement des territoires d'une certaine littérature de consommation.    Les images de Saddam Hussein et de ses deux fils, de Arafat ou l'assassinat en direct des Ceausescu, montrés comme allant de soi, décrédibilisent un métier aujourd'hui en quête d'une impossible réhabilitation. Les images trop manipulées de la situation ukrainienne, plus complexe que la présentation trop linéaire et trop simpliste des médias français et «occidentaux» renforcent cette idée. Il est extrêmement peu sérieux de parler aujourd'hui de presse crédible dans un univers marqué par les relents de l'information- spectacle et du cynisme ambiant conduisant inévitablement à de graves dérives de l'éthique professionnelle, aujourd'hui malmenée par l'extraordinaire multiplication des chaînes de télévision et de l'excessive centralisation des médias et de leur contrôle par le complexe militaro-industriel. La triple révolution technologique, économique et déontologique, paradoxalement lieu de la pensée unique, provoque de nouveaux réflexes et engendre l'émergence de nouvelles structures de production et de diffusion. L'illusoire distinction entre rédacteurs et reporters prend un sérieux coup. Mais les jeux malsains entre le politique et le médiatique ne sont pas du tout absents.

L'enquête sur l'affaire Watergate qui a été une sorte d'illusion masquant une situation trop paradoxale, menée par deux jeunes reporters à l'époque, Woodward et Bernstein, n'a été possible qu'après de très longues hésitations de l'équipe directionnelle et du puissant rédacteur en chef, Bradlee, de peur de subir les représailles de la Maison Blanche, ce qui aurait provoqué la disparition pure et simple du quotidien, «Washington Post» et de ses stations TV. Ce n'est qu'après trois années et demie et suite à l'affaiblissement de Richard Nixon que le Washington Post suivi quelque temps après par les autres journaux (New York Times et Los Angeles Time) et CBS purent entamer de véritables enquêtes qui ont poussé le président à démissionner. Souvent, les organes de presse entretiennent d'étroites relations avec le monde politique et les affaires. Ainsi, à cause de cette situation, des articles de correspondants sont récrits à la rédaction centrale, en conformité avec le discours du département d'Etat. Mais il faut reconnaître que quelques journalistes arrivent à réagir contre cet état de fait et à rendre public leur mécontentement. L'ancien correspondant du Time à Pékin, Teddy White, a été désagréablement surpris en constatant que les «articles» publiés pourtant sous sa signature étaient totalement différents des textes qu'il expédiait à partir de la capitale chinoise à tel point qu'il avait placé une pancarte dans son bureau pékinois illustrant avec ironie la réalité de la presse américaine : «Toute ressemblance entre ce qui est écrit ici et ce qui paraît dans Time est purement fortuite.» L'illusion d'une presse occidentale libre et sans censure n'est finalement qu'une vue de l'esprit. La soumission aux grands trusts industriels est une réalité qui restreint considérablement le champ de liberté de la presse. De grandes personnalités siégeant dans les conseils d'administration des médias se retrouvent également dans les directions de grandes sociétés multinationales. Un ancien secrétaire d'Etat siège en même temps dans l'entreprise militaire, General Dynamics et au conseil d'administration du New York Times, l'ancien secrétaire d'Etat à la défense est membre de la direction de la chaîne de télévision nationale, CBS, alors que Robert Mc Namara, lui aussi secrétaire à la défense, est membre dirigeant du Washington Post.

Ces situations rendent toute critique contre le complexe militaro-industriel impossible. D'ailleurs, la censure est implacable. On comprend que parfois, les journalistes se comportent tout simplement en attachés de presse ou, pire, comme des soldats. C'est le cas lors de la «guerre du Golfe» ou l'invasion de Grenade et de Panama par exemple. La manipulation avait atteint les sommets. Ce n'était pas uniquement CNN, mais tous les médias de la presse audio-visuelle et écrite qui s'étaient mis de la partie pour diaboliser Saddam Hussein assimilé à Hitler. D'ailleurs, la presse européenne, mobilisée pour la circonstance, n'a fait que reproduire les clichés et les stéréotypes de la presse américaine qui avait commencé la première à convoquer des «consultants»" militaires pour légitimer l'agression occidentale et à mettre en œuvre une sorte de spectacle et de fiction. Le journaliste se transformait en soldat et en juge et confondait outrageusement commentaire, jugement et analyse. C'est toute l'armature du journalisme américain tel qu'il avait été enseigné dans les écoles de presse qui allait ainsi se voir mis en pièces.

Ces dernières années, les grands quotidiens «classiques» ont connu de très graves crises, mais paradoxalement de nouveaux titres arrivent à dominer le marché. C'est le cas d' «El Pais» et «El Mundo» en Espagne, de «La Republica» en Italie et de «The Independent» en Angleterre. Mais ce qui inquiète le plus dans ces pays, c'est l'excessive centralisation des média, ce qui ne manque pas de rétrécir le champ possible des sources d'information. Trois groupes (Murdoch, Maxwell et Stevens) contrôlent en Grande Bretagne un peu moins de 80% de la presse. Le groupe News International de Murdoch qui possède cinq quotidiens tire 5 millions exemplaires les jours de semaine et 6 millions le dimanche. En Italie, trois grands trusts contrôlent le marché médiatique. Il s'agit de Fiat (de la famille Agnelli), de Fininvest (Berlusconi) et de Olivetti (De Benedetti) qui dirigent les principales entreprises de la presse, de la télévision et de l'édition. Cet empire de l'audio-visuel a permis à Silvio Berlusconi d'accéder au poste très envié de chef du gouvernement italien avant de perdre les dernières élections. Presse et politique font très bon ménage. Même si ces derniers temps, assailli par la justice et quelque peu affaibli, il envisagerait de céder un certain nombre de ses sociétés de la presse écrite et audio-visuelle. En France, la plupart des médias sont aux mains de grands trusts. Le Monde lui-même est désormais la propriété d'un trio d'hommes d'affaires. Libération également est depuis fort longtemps aux mains d'un richissime homme financier. Bernard Tapie domine un grand groupe de la presse régionale. Hersant, Bouygues, Lagardère, Dassault et bien d'autres industriels liés au monde des finances et de l'industrie militaire chapeautent la grande partie de la presse française.

Cette concentration des titres limite considérablement la liberté de la presse et provoque de très sérieux dérapages déontologiques.  C'est désormais le marketing qui prend le pouvoir au détriment des journalistes. D'ailleurs, l'enrichissement rapide et excessif de certains d'entre eux les a éloignés de la masse de leurs lecteurs qui, selon les sondages, se méfient de plus en plus des journalistes et leur accordent que trop peu de crédit. Cette collusion des médias avec le pouvoir donne un sérieux coup à l'éthique qui quitte subrepticement les rédactions. Les grands journaux italiens parlent de moins en moins de la mafia et de la corruption pour des raisons évidentes. Cette collusion des médias avec le pouvoir donne un sérieux coup à l'éthique qui quitte subrepticement les rédactions. Aujourd'hui, la presse, frappée de plein fouet par la crise provoquée par une sérieuse érosion de son crédit, surtout après Timisoara, la «guerre du Golfe» et l'occupation de l'Irak, se met à chercher à se fabriquer une nouvelle image, après l'inflation d'écrits de propagande à tel point que le lecteur n'arrive pas à reconnaître la frontière séparant le vrai et le faux. Internet prend de plus en plus de l'ampleur et réussit à contrecarrer quelque peu ce discours uniciste.

Cette distorsion de l'information détruit toute communication devenant vaine et peu sûre et alimente un contre-discours produit spontanément par le lecteur-spectateur qui inverse l'image et réécrit le texte à sa manière. Les silences ou les discours logorrhéiques de la presse sur l'Irak, la Libye, la Syrie et la Palestine et la mise en avant de l'événement de Darfour considéré comme espace-phare de l'information montée comme une neutralisation des images tues et/ou montrées de Baghdad et de Ghaza adhèrent à cette logique d'instrumentation de l'image, parfois rebelle et réfractaire au sens originel et aux intentions initiales. Mais il faut savoir qu'en Europe comme aux Etats Unis, existent des journaux et des télévisions, certes marginalisés, qui entreprennent un extraordinaire travail de déchiffrage et de démystification de l'image dominante.