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Lire ou ne pas lire ? That's not the question

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Il y a quelques années, il y a peu, à Alger, un colloque international, regroupant des éditeurs (arabes), portait sur «l'industrie et la promotion de l'édition : réalités et perspectives».

Le constat fait était désolant, effrayant, catastrophique même: Selon un intervenant, «dans le monde arabe (et en Algérie, cela va de soi), on lit une demi-page par an, avec seulement un pourcentage de seulement 3%. La traduction dans le monde arabe ne dépasse pas les 1%. Or, un anglais lit 11 livres par an et la traduction vers l'anglais dépasse les 43%». Quant aux bibliothèques et aux librairies, «en Algérie, il n'y en a pas ?beaucoup - dans le sens scientifique et moderne». Autres constats effrayants : il n'y a pas de chaîne de l'édition ; les livres sont, dans certains cas, piratés, les bibliothèques désertées, les professionnels font défaut. Bref, on bricole ! De quoi s'alarmer tant le retard est grand. Et pourtant, ce ne sont pas les efforts qui manquent, depuis plusieurs années, tant au niveau des pouvoirs publics qui tentent d'«aider» les maillons de la chaîne, tout particulièrement ceux de l'édition et de la diffusion (au niveau des bibliothèques municipales). Une loi sur le livre est en cours d'adoption pour, dit-on, «booster» le secteur. Que Dieu entende? tout les acteurs !

En fait, le retard est trop grand et les aides viennent désormais assez tardivement, bien après, trop longtemps après que le retrait total et brutal de l'Etat durant les années 80 et 90 ait fait ses dégâts : disparition et liquidation de l'Enal (ex-Sned) et de ses librairies, «données» aux travailleurs et dont la plupart ont été par la suite «liquidées» à prix plus que fort pour être remplacées par des marchands de friperie et des fast-food. Il est vrai que l'illettrisme rampant (pour une population pourtant alphabétisée ? à 80%), mais bien réel, induit par un système d'instruction qui n'avait plus rien d'éducatif et de culturel, presqu'arriéré, et le rejet de tous les livres ( mis à part Le Livre) a favorisé de tels retraits de la scène éditoriale. N'a-t-on pas entendu (du moins, c'est ce qui avait été rapporté par la presse) un expert cultu (r) el algéro-français ( ?) descendre en flammes un livre paru en 2008 dont le contenu, «qui dénie à l'Islam et à la civilisation musulmane tout rayonnement et acquis et découvertes dans le domaine des sciences», est qualifié «d'hystérique» à l'encontre de l'Islam. L'éternel procès ! On aurait aimé qu'il nous parlât d'une œuvre (la sienne ou celle d'un compatriote ou coreligionnaire) qui présente la «vraie» thèse ou une antithèse? et non d'une pétition ? contre l'auteur «indélicat».

Résultat des courses : une production qui tourne en rond, autour des 1 000-1200 titres (durant les années des «Années») dont la plupart sont des reprises d'anciennes éditions, des ouvrages «historico»-mémoriels et des thèses ou mémoires universitaires revus et corrigés. La production, malgré la perfusion étatique n'arrive pas à «décoller», les éditeurs vivotent avec des tirages ridicules de 500 exemplaires bien plus que de 3000 ex (certains éditeurs tirent à peine 50 exemplaires et attendent «pour voir» ), les bibliothèques, surtout celles communales lorsqu'elles existent effectivement, gérées par des administratifs, attendent que leurs fonds soient approvisionnés par les autorités? et la création littéraire romanesque (40 à 50 romans ?), la plus représentative de la créativité et du progrès d'une société, reste, aujourd'hui plus qu'hier, liée au bon vouloir des éditeurs étrangers, français ou libanais, et tributaire du pouvoir d'achat d'une élite francophone et des humeurs d'une masse arabophone («deux mondes ou groupes socio-culturels parallèles, chacun», pour emprunter à A. Zaoui, «ayant son imaginaire propre»... le fossé culturel allant grandissant au fil des décennies, des dérives cultuelles et des lacunes éducationnelles).

Ce ne sont pas un ou deux Salons du livre ou des émissions intimistes à la radio et à la télé ou les participations de nos éditeurs aux manifestations internationales (de Paris et du Caire, de préférence) qui feront illusion.

Paradoxalement, ou bien plutôt parallèlement, se développent (ou renaissent) des pratiques qui, normalement, n'ont pas lieu d'être (bien qu'elles soient utiles) car relevant d'un secteur inexistant : le développement de l'édition dite «à compte d'auteur», la naissance de maisons d'édition éditant les ouvrages (???) des propriétaires et de ses amis, et surtout la résurgence des bouquinistes (approvisionnés par de jeunes héritiers pressés de «liquider» les bibliothèques, au contenu «illisible» pour eux, de leurs parents, après la disparition de ces derniers) qui connaissent un succès de plus en plus grand, freiné seulement par l'absence d'espaces organisés et visibles.

Il en est du livre comme de la nourriture. Celle-ci, la «bouffe», s'est désormais adaptée à la clientèle : jeune, pressée, fauchée, in, ne trimballant plus de gros cartables, n'ayant presque plus de place pour consommer à l'aise, asexuée, comprenant tout au quart de tour mais ne sachant rien de précis, ne maîtrisant aucune langue mais les baragouinant toutes. Pour le croire, il eût fallu parcourir les allées du récent Festival de la bande dessinée (Alger). Un autre monde, dans les dessins, chez les créatifs, mais aussi dans le jeune public?

Le livre, doit donc ?en attendant les fruits d'une (hypothétique) réforme profonde et réelle du système éducatif - s'adapter aux nouvelles formes de consommation. Tant dans son contenu que dans sa présentation. Moins élitiste, plus proche des préoccupations et des problèmes quotidiens, plus malléable, moins cher, disponible à tous les coins de rue, les trottoirs y compris, lisible et compréhensible (en arabe comme en français, en arabe plus qu'en français) par le commun des mortels, jetable, pourquoi pas ? ouvert à toutes les plumes de tous âges. Tout cela n'empêchant nullement la production de livres de «luxe» destinés aux collectionneurs et aux cadeaux de fin d'année.

En attendant cela, la question de lire ou ne pas lire reste une coquetterie de festivaliers et de «critiques»?et de petits éditeurs.