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Où va la France ?

par A. Benelhadj

«Servir, c'est la devise de tous ceux qui aiment commander» Jean Giraudoux

Les sondages se répètent depuis des mois. En fait, dès les premières semaines suivant les élections présidentielles et législatives 2012. Le dernier baromètre mensuel Ifop-JDD, publié par Reuters ce 20 octobre le confirme à l'évidence : L'impopularité de François Hollande a atteint un nouveau record en octobre, 77% des Français se déclarant mécontents du chef de l'Etat. Comme en septembre, le nombre de Français satisfaits de François Hollande reste à 23%, soit le score le plus bas mesuré sous la Ve République.

Beaucoup avaient anticipé et le résultat de l'élection et ses conséquences. Les hésitations et les réponses biaisées et embarrassées à certaines questions du candidat socialiste en campagne le laissaient présumé. La litanie du « Moi président? » a fait illusion le temps d'une insolite escarmouche télévisée.

Chacun avait vite compris le scénario qui allait se reproduire comme lors de la plupart des alternances en Europe : Hollande gagnait parce que Sarkozy perdait.

D'autant plus prévisible que la présidence précédente avait atteint des sommets à exaspérer les Français : N. Sarkozy avait brillé par ses échecs, n'ayant apporté aucune réponse aux grands problèmes des Français, aggravés depuis la fin des « Trente Glorieuses », à quelques rares périodes de rémission. Il avait aussi brisé l'image austère et circonspecte que les successeurs du Général avaient tant bien que mal réussi à préserver.

Il est vrai que le raccourcissement du mandat présidentiel (décidé sous J. Chirac) a été sans doute pour une part la cause de la dégradation de la vie politique française : à peine élu, déjà en campagne. Il ne fallait pas davantage à l'hyperprésident. C'est Matignon qui en fit les frais (Fillon en porte encore les stigmates) et, selon les circonstances, des ministres étaient court-circuités par un président omnipotent à l'ombre duquel rien ne pousse.

Aujourd'hui, les Français s'interrogent sur ce qu'ils ont gagné au change. La mémoire est volatile. Déjà oublié, il est douteux cependant que N. Sarkozy ait un destin vraisemblable en 2017. Trop de rivaux, trop d'amis mortels? trop de casseroles.

Un an et demi après la situation française est plus que préoccupante : déficit extérieur, perte de parts de marché, chômage record, déficits budgétaires, creusement de la dette[1], chute de l'investissement, désindustrialisation, fermetures d'entreprises, croissance en berne?

Multiplication des contre-performances, pas un succès significatif à présenter à la nation. Ni en politique nationale, ni en politique internationale où la France a été à plusieurs reprises mystifiée par son principal allié américain[2].

Mais si, sans clé de voûte, malgré tous les efforts d'un Raffarin affairé à tempérer les ego, la droite se démembre sous la menace d'un Front National toutes voiles dehors, l'ordre socialiste se défait de tous côtés. La majorité parlementaire vacille. Le Front de Gauche avait très tôt pris ses distances, les écologistes ? comme à leur habitude ? sont immaîtrisables, les Radicaux -adeptes d'Edgar Faure- sont dans le sens du vent et même les socialistes se déchirent au vu et au su de tous. Des ministres s'étripent publiquement. Ni le président, ni son premier ministre, accumulant « couac » sur « couac », ne parviennent à mettre de l'ordre dans une maison qui fait eau de toutes parts.

Certes, les prochaines élections municipales et européennes terrorisent les élus socialistes qui craignent à raison pour leurs fiefs et leurs sièges. Certes, par inflation d'ambitions sans pâtre ni mode d'emploi, l'opposition pourrait ne pas en tirer parti. Certes, en régime d'élection à deux tours et par manque d'alliance stratégique (par-delà les combinazione locales), le Front National ne parviendra pas sûrement à transformer sa popularité dans les urnes. Les Européennes traduiront plus justement les conséquences de deux années de présidence « hollandaise » sur le paysage politique français.

Dans l'ignorance de vainqueurs prévisibles, les sondeurs conjecturent une Berezina socialiste.

Que ce soit sous régime PS ou UMP, les débats politiques continuent de tourner autour des mêmes thématiques médiatiquement assénés jour après jour, attisant les passions, montant en épingle la moindre actualité sur les Rom ou les tragédies du côté de Lampedusa : sécurité, immigration, identité nationale, islamisme? alors que régulièrement consultés (sondage après sondage), les Français s'ils n'y sont pas indifférents, ces sujets ne sont pas en tête de leurs soucis.

Même Marine Le Pen a compris que la « Guerre d'Algérie » était finie et, tout en consolidant son fonds de commerce anti-immigrés, aligne subrepticement son discours sur les réelles préoccupations d'un corps électoral tourmenté par le chômage, le pouvoir d'achat et l'avenir de sa jeunesse. Quitte à piller effrontément le programme de Mélenchon, son rival séculaire.

A contre-jour, les Allemands accumulent les succès là où les Français collectionnent les déboires : le commerce extérieur connaît des records d'excédents, l'Allemagne dépasse les objectifs de Maastricht et va enregistrer un excédent budgétaire cette année, un taux de chômage inférieur de moitié à celui de la France. Contrairement à ce qui se passe dans le reste de l'Europe où les gouvernements alternent sans alternative, la CDU-CSU de Mme Merkel a failli obtenir une majorité absolue (42.3%) lors des dernières élections au Bundestag[3].

Cette comparaison place la France dans une posture délicate et affaiblit son influence dans l'Union quelles que soient les difficultés bien réelles que rencontre l'Allemagne justement en raison de ses réussites.

CONSTANCE ET CIRCONSTANCE

Il s'ensuit dès lors des interrogations d'une extrême simplicité : les socialistes seraient-ils suicidaires ? A supposer que leurs objectifs soient conformes à l'idée qu'ils se font des intérêts de leur pays, seraient-ils à ce point naïfs ?

Nous savons d'expérience qu'il arrive à des politiques d'être inspirés par des sentiments patriotiques d'ordre élevé, mais nous savons aussi que, roués, âpres au combat, avides de pouvoirs, quelle que soit leur couleur, ils ne sont ni naïfs ni suicidaires.

Il y a évidemment l'hypothèse pragmatique qui ne s'accommode pas des principes et prescrit les sacrifices à court terme pour le plus grand nombre et le salut à long terme pour les plus crédules. Mener les Français à leur insu vers la dissolution de leurs tourments. Pourquoi pas ?

Le gouvernement Hollande chercherait à convaincre qu'il est parfaitement conscient des difficultés entraînées par des décisions « courageuses » qu'il lui devait de prendre en début de cycle. Ils feraient le pari que ce choix débouche dans les mois et années suivantes sur de grands succès politiques et économiques avec un retournement spectaculaire de l'opinion qui, reconnaissant le bien-fondé de la stratégie adoptée, le reconduirait aux échéances prévues pour de nouveaux mandats.

Est-ce à cela que songeait F. Hollande dans son discours prononcé le 03 octobre dernier sous les ors du Conseil constitutionnel, faisant l'éloge de la Constitution de la Vème République un texte grâce auquel « la constance l'a emporté sur la circonstance », et de Charles de Gaulle qui a été « servi par ceux-là qui l'avaient le plus contesté »[4].

Jean-Claude Casanova, qui ne prise pas ordinairement la moindre inclination pour ce bord de l'échiquier, reprend l'hypothèse à son compte. « Il faut ?laisser du temps au temps', François Mitterrand a rendu célèbre cet aphorisme. Il vient de Cervantès, et dit bien ce qu'il veut dire : on juge une action quand on en mesure les conséquences. La prudence et la patience importent au jugement autant qu'à l'action. Il me paraît raisonnable d'apprécier ainsi la politique de François Hollande. » (Commentaires, 143, automne 2013)

Autant croire au Père Noël.

Si on laisse de côté les manipulations statistiques habituelles, nous savons ce qu'il sera de la promesse de voir se retourner le marché de l'emploi avant la fin de l'année. Tous les observateurs rigoureux (ainsi que tous ceux qui en souffrent et dont le nombre augmentent irrésistiblement) ne se font aucune illusion sur le sort promis à cette politique. Toutes les études (françaises et étrangères) le constatent et anticipent un enchaînement redoutable de crises systémiques : financières, économiques, sociales et politiques.

C'est d'autant plus vrai qu'outre l'analyse logique, il y a l'élémentaire observation : partout où elles ont été mises en œuvre en Europe et ailleurs, ces politiques déflationnistes aboutissent à des impasses qui ne conviennent qu'aux créanciers et aux rentiers dont les intérêts font peu de cas de la création de richesses réelles, l'emploi, l'œuvre collective et la prospérité des nations.

L'Irlande, l'Espagne, l'Islande, le Portugal, Chypre, l'Italie? à qui des médications semblables sont prescrites accusent des bilans qui ne souffrent d'aucune nuance.

Le plus pédagogique est évidemment le cas grec. Et ce quels que soient les laxismes et travestissements bancaires (les Grecs savent ce qu'ils doivent à Goldmann Sachs) à l'origine des problèmes d'Athènes. Il n'empêche : aujourd'hui, les Grecs sont en moyenne 40% plus pauvres qu'en 2008, selon des chiffres de l'agence statistique Elstat, qui mettent en évidence l'impact de la récession sur le pays. Le revenu brut disponible a chuté de 29,5% entre les premiers trimestres de 2008 et de 2013. La rémunération totale des salariés a baissé de 34% depuis le deuxième trimestre 2009, dit Elstat. Sur la même période, le gouvernement grec a réduit les prestations sociales de 26%.

Selon Elstat, la crise économique a également affecté l'épargne des ménages, en recul de 8,7% au deuxième trimestre 2013 suivant une baisse de 6,7% l'an dernier.[5]

Même en Allemagne post-Schröder, l'espérance de vie de larges couches de la population, notamment à l'est, est en baisse.

La gestion budgétaire vertueuse et l'administration raisonnée de leurs dettes sont un prétexte commode qui en réalité et paradoxalement étouffe les économies qu'elles prétendent ainsi guérir de leurs excès, mettant les débiteurs hors d'état d'honorer leurs dettes.

Est-ce pour les maintenir perpétuellement sous contrôle ? Certains pays du sud se sont épuisés à rembourser plusieurs fois une dette dont ils n'ont pu voir le terme qu'au prix de leur subordination. La pieuvre mafieuse a usé de ce genre de procédés durant les années trente.

En ces circonstances, quels objectifs poursuivent au juste l'Elysée et l'équipe qui l'entoure, avec la connivence mesurée de ce qu'il est convenu d'appeler à Paris la classe politique de gouvernement ?

Qui n'hésiterait à cogiter une réponse ?

« Le mensonge et la crédulité s'accouplent et engendrent l'opinion. » Paul Valéry