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Des musées pour les migrations

par Lola Gazounaud



A la croisée des chemins entre l'art et le social, les musées du XXIe siècle racontent les migrations.

Aujourd'hui, les musées redéfinissent leur relation au monde et s'investissent d'un rôle social nouveau, véritable médiateurs entre les sociétés et les changements radicaux auxquels elles sont confrontées. En France, en Italie, en Allemagne, mais aussi en Belgique et ailleurs en Europe, les musées s'emparent de la thématique migratoire, et l'humanisent en contrepoids du traitement politique, plus enclin à une analyse quantitative et discriminante. Dernier né, le Migration Museum britannique, à Londres.

Si la migration, réalité humaine ancestrale, peine à émerger comme source d'identité collective dans le contexte rigide des États-nations, l'arrivée sur la scène culturelle européenne des musées des migrations illustre le souhait de pallier ce manque de socle identitaire commun, répondant au besoin mémoriel des populations, fragilisées par une mondialisation, qui brouille les frontières des pays et les contours des dites spécificités culturelles.

Ces musées, semblables dans leur volonté de faire évoluer les regards sur les migrations, divergent néanmoins dans leur stratégie. Comment abordent-ils la question migratoire et comment l'intègrent-ils à l'histoire nationale?

Plusieurs personnalités ont été interrogées afin d'éclairer les caractéristiques de deux musées européens: le Musée de l'histoire de l'immigration en France, ouvert au public en 2007 et qui vient de lancer sa première campagne de communication et le Migration Museum britannique, en cours d'élaboration, qui a inauguré en juin sa première exposition photographique à Londres.

LA MIGRATION : HISTOIRE A SAUVEGARDER OU A CELEBRER?

S'il est question, «dans les deux cas, d'une stratégie culturelle et économique qui aspire à intégrer les «étrangers» dans l'histoire officielle, nous confie Cristina Castellano, spécialiste en études culturelles des musées, les politiques de la représentation des deux initiatives sont bien distinctes».

Du reste, l'intitulé de ces deux musées en dit déjà beaucoup. Du côté du l'établissement de la Porte Dorée du 12ème arrondissement parisien, l'objectif est de «rassembler, sauvegarder, mettre en valeur les éléments relatifs à l'histoire de l'immigration en France, et contribuer à la reconnaissance des parcours d'intégration des populations immigrées dans la société française». Côté britannique, le Migration Museum se propose plutôt de «célébrer le rôle que les migrations ont joué dans l'histoire nationale et d'interroger qui nous sommes».

Selon Ratan Vaswani, membre de l'équipe du Migration Museum, la notion de citoyenneté est au cœur de cette divergence : «L'établissement parisien illustre comment les immigrés sont devenus Français, en terme de culture et de citoyenneté. Nous, nous souhaitons mettre en lumière l'ancienneté du multiculturalisme britannique, montrer que la Grande Bretagne a toujours été une société hybride.» On l'aura compris, il n'est donc pas question outre-Manche «d'exposer les parcours d'immigrés vers le chemin de la citoyenneté britannique».

LA CITOYENNETE AU C?UR DES PARCOURS MIGRATOIRES?

Et Ratan Vaswani de préciser: «la citoyenneté est une notion récente au Royaume-Uni, le test de citoyenneté pour les immigrés désireux d'obtenir la nationalité britannique, ne remonte qu'à une dizaine d'années. En France, cette notion est centrale et ancienne puisque déjà à l'époque coloniale, la citoyenneté française était accordée à une fraction restreinte des populations colonisées, preuve d'une réflexion en amont. La sphère citoyenne est perçue comme espace fédérateur commun. La Grande-Bretagne, quant à elle, dépasse ce cadre citoyen et investit l'identité individuelle et intime de chacun en déclarant ?nous sommes tous migrants'.»

Luc Gruson, directeur du Musée français, confirme: «Nous ne nous intéressons qu'aux deux derniers siècles [post-révolutionnaires], avant cela les notions d'État et de nationalité ne sont pas pertinentes», rappelant ainsi une conception française empreinte de la relation étroite entre migration et État-nation. A l'inverse, l'initiative britannique fait remonter l'histoire migratoire bien avant l'avènement de l'État moderne.

«ÉVITER LES AMALGAMES DU TYPE ?LES KABYLES, C'EST COMME LES AUVERGNATS'.»

La France, terre d'immigration, pas seulement. L'histoire française est en effet ponctuée également par de nombreuses migrations internes, en métropole et Outre-Mer. Pourquoi ne pas avoir intégré ces mobilités intérieures? Luc Gruson répond: «Nous aurions pu traiter des migrations intérieures, mais nous voulions éviter les amalgames du type ?les Kabyles, c'est comme les Auvergnats', et parce que dans la conception républicaine, les citoyens français sont (en théorie) traités sans discrimination. De plus, c'est bien le fait d'être immigré, d'être né étranger, qui fait question en France».

Ratan Vaswani explique cette différence: Nous souhaitons raconter une histoire plus ancienne que ne le fait le musée français. La migration des Vikings en Normandie aurait pu être traitée, explicite-t-il. Toutefois, la France envisage l'histoire de façon singulière, plus chronologique. Le Royaume-Uni ne conçoit pas de basculement radical de la société et de l'État comme c'est le cas en France, où la révolution française est instituée comme le déclencheur de la France moderne.» Aussi, poursuit-il, «nous retraçons une histoire qui remonte bien plus loin, notre histoire moderne n'ayant pas de point de départ défini. De plus, en tant que pays maritime et commercial, nous considérons les migrations comme un cycle de départ et d'arrivée qui traverse depuis toujours l'histoire de ce territoire.

MIGRATION, IMMIGRATION, EMIGRATION...

Pour le célèbre historien spécialiste de l'histoire coloniale et de l'immigration maghrébine en France, Benjamin Stora, l'idée que nous serions tous des migrants est «certes intéressante» mais difficile à appliquer à la société britannique. «Comment créer une identité commune si l'histoire coloniale et celle de l'immigration post-coloniale, ne sont pas enseignées dans les universités britanniques ? La vacance de ces histoires dans les musées, les conférences, l'enseignement; l'absence de lieu de mémoire, de cinéma et de représentation, rendent difficile l'émergence d'une telle identité partagée, qui devrait se construire sur des faits historiques», affirme l'historien.

L'histoire respective des pays permet en effet d'éclairer le choix du terme choisi par les deux musées. Comme le note Luc Gruson, «la France est le seul pays d'Europe à avoir été un pays d'immigration depuis plus de deux siècles, l'émigration française demeure marginale. C'est pourquoi nous nous sommes concentrés sur l'immigration.»

La France, historiquement terre d'accueil? Ce n'est pas Benjamin Stora qui contredira. «La France est un pays d'immigration depuis longtemps, qui pourtant ne se pense pas comme tel. Le Royaume-Uni a, lui, davantage été un pays de départ. Le choix britannique en faveur du terme passe-partout de migration, calqué sur le modèle américain, ne correspond pas à une réalité historique.»

«ON NE PEUT PAS LES ENFERMER DANS LA MEME CATEGORIE «MIGRANT(E)»

Pour Cristina Castellano, la question ne se limite pas au simple fait historique. Elle intègre la problématique épineuse des représentations. «Aucun(e) migrant(e) ne se reconnaît dans une telle identité. Vivant de l'intérieur les processus de mobilité, ces personnes ressentent différemment les processus culturels, en marge de l'expérience de la nation hôte. Ils possèdent chacun une autre histoire à raconter. On ne peut pas les enfermer dans la même catégorie «migrant(e).»

« Fixer ainsi les identités culturelles est réducteur, poursuit Cristina Castellano. Il faudrait plutôt exposer les parcours binationaux et les identités culturelles multiples qui se construisent, mais nous rentrons alors dans le domaine de la subjectivité et sortons des discours nationaux dont les États ont tant besoin.»

DES LIEUX DE MEMOIRE HAUTEMENT SYMBOLIQUES

Quant au choix du musée parisien de s'installer dans le Palais de la Porte Dorée, il a soulevé de vives controverses. Ayant dans le passé abrité successivement, le «Musée des Colonies», celui de «la France d'outre-mer» et enfin le «Musée des arts africains et océaniens»... Mais plus que l'amalgame entre colonisation et immigration dénoncé par ses détracteurs, il s'agit d'une réhabilitation, affirme Luc Gruson: « Pour légitimer la place des immigrés dans l'histoire de France, il était important d'installer un musée national de l'immigration dans un Palais de la République. Notre choix est volontariste, et affirme qu'une nouvelle page d'histoire s'écrit, dans une redéfinition des rapports au monde. Tel le Louvre, palais symbole de monarchie et premier musée national créé par la République après la révolution.»

A Londres, des containers auront-ils autant de valeur symbolique que les grands musées britanniques? N'est-ce pas avouer que les migrations font partie des ?sub-cultures'?» Ratan Vaswani s'accorde à penser que «le choix français est le signe d'une nation plus tolérante qui assume son passé colonial. Même si des lacunes demeure, l'histoire de la colonisation et de l'immigration est présente dans les manuels scolaires, contrairement au Royaume-Uni». Alors, pourquoi ce choix d'un musée britannique mobile fait de containers maritimes? «Par pragmatisme avant tout», répond M. Vaswani, qui précise que «cela illustre aussi la tradition commerciale de la Grande-Bretagne.»

Cristina Castellano analyse le problème sous un autre angle: «dans les deux approches, les migrants demeurent en position subalterne. On expose cette altérité, cette condition d'?être migrant(e)' sans vraiment se mettre à la place de la personne qui vit l'expérience migratoire, sans savoir comment ils veulent que leur histoire soit exposée. L'histoire est structurée depuis le noyau d'un discours national et la muséographie de ces institutions garde souvent une gousse de colonialisme euro-centriste vis-à-vis des migrants.»

UNE REMISE EN QUESTION DES IDENTITES NATIONALES?

Enfin, le Migration Museum rappelle comment les migrations ont forgé certains symboles nationaux: «La famille royale est germanique, et des personnalités telles Winston Churchill ou Audrey Hepburn ne sont pas si British que ça!». Rien de moins! Cristina Castellano approuve cette démarche: «Cela pourrait aider à mieux comprendre le métissage culturel issu de la mondialisation. C'est une façon d'intégrer les pratiques culturelles externes au patrimoine symbolique de la nation».

Et en France? «En France, nationalisme et République apparaissent intimement liés, explique Ratan Vaswani. Cela s'explique peut-être du fait que la France ait été envahie dans son passé récent, contrairement à la Grande-Bretagne» Et d'ajouter: «Une telle remise en question des symboles nationaux est moins probable en France car la population nourrit une plus grande confiance à l'égard de la législation, c'est la loi qui est censée changer les attitudes culturelles comme l'a montré l'affaire du voile. L'État occupe une place centrale, détient un pouvoir de contrôle plus important, qui rend plus difficile le questionnement des symboles républicains et nationaux.»

Et en Grande-Bretagne ? «Le débat sur l'identité britannique a émergé récemment, poursuit le collaborateur du musée britannique, et si certains peuvent se sentir menacés par une trop grande présence étrangère aujourd'hui, les Français semblent nourrir une plus grande peur à cet égard».

Ainsi, les choix divergent, et ces musées, tentatives louables en faveur d'un «vivre ensemble», ne sont pas exempts de critique. Toutefois, comme le rappelle Luc Gruson, «au-delà des différences de conception, l'objectif demeure la création d'un «sentiment d'appartenance» commun, et aussi la curiosité de s'intéresser aux autres, plutôt que la peur de devoir cohabiter avec eux».

Ces musées des migrations illustrent donc un premier pas vers l'émergence de sociétés plus à même de transgresser les frontières, au-delà desquelles, des hommes et des femmes, migrant-e-s ou non, sont amené-e-s à partager un même territoire et des valeurs communes. Voilà en tout cas un bel exemple pour l'Union européenne. En juin dernier, ne préconisait-elle pas des «politiques [migratoires] tournées vers l'avenir»? Est-ce donc le signe que la culture a devancé le politique ? Espérons-le, pour le meilleur.