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Le triomphe de Morsi

par A. Benelhadj

Lors de son passage à la télévision, la veille du coup d'État qui allait mettre un terme à ses fonctions, Morsi se délectait. Morsi se pourléchait les babines. Un sourire féroce, nerveux et grimaçant traversait son discours et fendait son visage en un rictus cathartique.

Il savait l'enchaînement logique des événements en cours.

C'est pour cela qu'il assénait en les détachant distinctement les mots de ?constitutionnalité? et de ?légitimité? qui font si mal à l'Occident aujourd'hui désemparé. Dérouté pour avoir trahi et surtout dérouté à la contemplation de la ruine d'un pan entier d'une stratégie sans alternatives cohérente et crédible.  

Morsi savait que les Frères musulmans allaient être cocus, pour la deuxième fois après de l'on eut l'an dernier annulé les élections législatives emportées haut la main par son parti.  

Mais des cocus, il savait qu'il allait y avoir un peu partout.

Cocue, l'Union Européenne à la recherche d'un patron qui se gargarise d'union transatlantique alors qu'elle est incapable de mettre un ordre minimal dans ses affaires, et qui croit l'avoir trouvé en liant son destin à une Amérique dispendieuse qui rançonnent et siphonne l'épargne du reste du monde, le dollar d'un côté le Pentagone de l'autre.

Cicues ces monarchies médiévales et supplétives qui tiennent la chandelle, pendant que l'Occident exploite en maître les ressources de la région, tout en garantissant l'impunité totale à Israël.

Les mots de Morsi pèsent d'autant plus que c'est à l'Oncle Sam que ce mouvement doit d'avoir été propulsé au pouvoir pour faire barrage au peuple révolté d'Egypte dans la vague qui avait commencé à emporter les dictateurs pro-occidentaux, d'abord en Tunisie et qui menaçait de se propager comme une traînée de poudre dans toute la région, y compris sur les rives nord de la Méditerranée, dépassées par une économie éventrée et des finances prédatrices. Alors que les descendants de Hassan El Benna n'y étaient pour rien. Ou si peu.

Après Moubarak, les architectes du malheur du monde, les spécialistes du Nation Building savaient que la seule force capable de maîtriser un processus centrifuge qui devait absolument être endigué, sous peine de remettre en cause des enjeux géostratégiques considérables. Ils savaient que les Frères étaient la seule force politique et sociale organisée dans le pays.

L'Occident a raison de s'inquiéter de la suite des opérations. Il vient de perdre une partie importante. En fait, il perd sur tous les tableaux.

Les peuples continuent leur émancipation et l'apprentissage difficile, sans mode d'emploi, de sa liberté. C'est ce qui fait leur faiblesse, c'est aussi ce qui fait leur force. En Egypte, l'Amérique et Israël sont en ligne de mire. Et ce ne sera pas ElBaradeï propulsé comme il le fut (en première hypothèse) après le départ de Moubarak qui prendra la tête de ces mouvements.

D'un autre côté, les Frères Musulmans sont avertis. On ne les y reprendra plus, ni en Egypte, ni ailleurs, pour amuser la galerie, pour un gambit dès que cela tourne au vinaigre. Les réseaux édifiés tout au long d'une longue histoire, vont se remettre à s'activer et il serait illusoire d'imaginer les étêter pour les faire disparaître. Tous les interstices de la société égyptienne en sont imbibés. La foi est un ciment indestructible, surtout lorsqu'il est forgé dans les affres de la misère et de l'iniquité.

Le précédent de Oussama Ben Laden aurait dû pourtant les inciter à plus de prudence.

L'Amérique n'a aucun état d'âme. Tout est instrument. Elle jette après usage tous ses supplétifs. Qui ferait confiance à ceux qui trahissent les leurs ? Les Américains respectent ceux de leurs ennemis qui se tiennent debout, jamais les lavettes ! De Gaulle, très tôt avait pris la mesure du format de ses adversaires

Après l'effondrement de l'URSS, Bush avait cru pouvoir se passer des accords passés naguère entre Ibn Saoud et Roosevelt, de retour de Yalta. Les échecs irakien et afghan ont remis les compteurs à zéro et les émirs sur leurs trônes. Rumsfeld, Wolfowitz, Perle, Armitage? ont été renvoyés à leurs études.

Place à Obama, à son Nobel de la Paix et à son « Leading from behind ».

Nous voyons sur quel fiasco tout cela débouche. Jamais la discrétion du locataire de la maison Blanche n'a été aussi visible. Tout le monde voit bien qui se cache derrière Paris et Londres et? Doha.

Et qui agitent les troufions aplatis, pâle reflet des « officiers libres » de jadis.

(Il n'y a pas qu'en Egypte où l'histoire accouche de petits hommes, nés pour servir.)

Maintenant, c'est en Tunisie où on a dans l'urgence dépêché de Londres un Ghannouchi pour remplacer un autre Ghannouchi, en Turquie où on a fait pousser une barbe «modérée» aux descendants d'Atatürk, en Libye démembrée, en Irak désarticulé, au Liban, en Jordanie, au Maroc, au Yémen? partout où les islamistes ont collaboré à la manipulation des peuples arabes. Là où, coûte que coûte, leurs prébendes devaient être préservés.

Evidemment, certains sultans et cheikhs doivent l'avoir mauvaise. Et Assad de se réjouir de leur déconfiture et de leur humiliation.

Que l'Occident ne s'imagine surtout pas que les militaires, pour le moment fêtés place Tahrir pour avoir mis Morsi hors jeu (après lui avoir fait avaler tant de couleuvres), pourraient asseoir un nouveau Tantaoui pharaonique sur le trône de feu Sadate. Ce ne sont pas les 2 ou 3 Mds$ qui leur sont octroyés par l'Amérique pour s'assurer de leur docilité, garantir les intérêts occidentaux et le traité de paix signé avec Israël, suffiraient à combler un déficit d'intelligence politique ou la volonté des Egyptiens de s'émanciper de la subordination économique et politique qui leur est imposée depuis si longtemps.

Il faut que l'Occident prenne son parti.

Il n'y a plus le choix désormais qu'entre la démocratie ou les bains de sang.

On voit bien un peu partout que la guerre est obsolète, ce n'est plus un mode efficace de règlement des différends internationaux.

Israël aurait grand intérêt à profiter d'un contexte qui lui est aujourd'hui favorable et à entamer sérieusement des négociations de paix pendant qu'il existe encore des interlocuteurs qui trouvent avantageux de le reconnaître.

Morsi triomphe parce que pour une fois le méchant ce n'est pas lui. Pour accéder à la magistrature suprême, il n'a violé aucune loi ni aucune règle de droit. Mieux, il n'y tenait pas tant que cela. Qui n'y voyait le piège pour benêts ? Les Frères ont longuement cogité avant d'avancer, pas à pas, en amateurs de jeu de go.

Lui, c'est un président démocratiquement élu et inconstitutionnellement déposé par un coup d'État, ouvrant la porte à un avenir incertain pour ceux qui croyaient judicieux de briser les valeurs qu'ils avaient pour vocation et pour mission de protéger.

Morsi triomphe surtout parce le martyre est constitutif de sa foi et de son credo. En le limogeant dans ces conditions, les militaires et ceux qui ont cautionné ce coup de force, consolident le noyau dur de ce qui fait la raison de vivre et de mourir de cet homme et des valeurs qu'ils porte.

De plus, la crise économique terrible que connaît l'Egypte et dont on le dispense ainsi d'en rendre compte, ce n'est plus à lui désormais qu'il revient d'en gérer les conséquences.

Mieux, il s'en servira pour apprêter le procès de ceux qui l'ont destitué.

Quel meilleur confort qu'offre le statut d'opposant renforcé par celui de victime ?

Ce nouveau pouvoir qui n'a peut-être pas suffisamment médité ce qu'il en coûte de confondre force et autorité, fera face très tôt à son illégitimité et à une impatience populaire pressée d'en découdre avec tous les ceux qui s'approchent sans précaution des braises du pouvoir.

La « légitimité révolutionnaire » a bon dos. Grosse de justice et de grands projets, elle dégénère souvent en administration qui dévore ses enfants et enfante des hiérarchies de satrapes étoilés qui se servent au lieu de servir. « Elle change de fusil d'épaule » comme le disait Napoléon qui savait de quoi il parlait.

C'est ainsi que l'histoire fait le tri entre les hommes et les amateurs imprudents. Que l'Amérique fasse joujou avec les peuples, soit. Mais attention l'armée égyptienne n'a plus beaucoup de cartouches dans ses fusils !

Victoire de Morsi. Oui, sans doute.

Mais au prix d'une défaite de l'Egypte.

Qui oserait s'en glorifier ?