Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le boom des «musées sur les migrations» en Europe

par Lola Gazounaud

Des musées sur les immigrations ? Ils se multiplient en Europe. L'ouverture prochaine d'un musée en Grande-Bretagne - le Migration Museum - est l'occasion de s'interroger sur les objectifs de ces initiatives. Analyse comparée avec la France.

« Nous sommes tous Africains!» lançait l'archevêque Sud-Africain Desmond Tutu, honoré par le prix des Objectifs du Millénaire en faveur du développement, devant l'Assemblée générale onusienne en 2009.

La migration, réalité humaine ancestrale, peine pourtant à émerger comme source d'identité collective dans le contexte rigide des Etats-Nations. L'arrivée sur la scène culturelle européenne des musées des migrations illustre le souhait de pallier ce manque de socle identitaire commun et de répondre au besoin identitaire et mémoriel des populations nationales, fragilisées par une mondialisation, qui parait brouiller les frontières de nos pays et les contours de nos dites spécificités culturelles.

En France, Italie, Portugal ; en Allemagne, aux Pays-Bas et en Finlande, mais aussi en Belgique et ailleurs en Europe, les musées s'emparent de la thématique migratoire et l'humanisent en contrepoids du traitement politique, plus enclin à une analyse quantitative et discriminante du phénomène. Ainsi, l'Europe affirme son souhait de redéfinir les identités, et de valoriser le rôle des immigrations dans les sociétés nationales, éclairant le présent à la lumière d'un passé, ponctuée par d'innombrables expériences migratoires. Après tout, Europe n'est-elle pas elle-même, une immigrée de la première heure ?

Ces musées, semblables dans leur volonté commune de faire évoluer les représentations et les regards sur les migrations, divergent néanmoins dans leur stratégie. Comment abordent-ils la question migratoire et comment l'intègrent-elle au sein de l'histoire nationale? Quelles identités ces institutions souhaitent-elles promouvoir? Quelles sont les stratégies adoptées en faveur de l'émergence d'une identité collective plurielle et inclusive? Plusieurs personnalités ont été interrogées afin d'éclairer les caractéristiques de deux musées européens: la Cité nationale de l'histoire de l'immigration en France, ouverte au public en 2007 et le Migration Museum britannique, en cours d'élaboration, qui a lancé ce mois-ci sa première exposition, 100 images of migration, à Londres.[i]

LA MIGRATION: HISTOIRE A SAUVEGARDER OU A CELEBRER?

S'il est question, «dans les deux cas, d'une stratégie culturelle et économique, qui aspire à intégrer les «étrangers», les ?outsiders de la Nation' dans l'histoire officielle, nous confie Cristina Castellano, spécialiste en France des études culturelles des musées, les politiques de la représentation entreprises par ces deux initiatives, française et britannique, sont bien distinctes». Du reste, le choix de l'intitulé de ces deux musées en dit déjà beaucoup. Du côté de la Cité de la Porte Dorée du 12ème arrondissement de Paris, qui a abrité successivement dans le passé, le «Musée des Colonies», celui de «La France d'outre-mer» et enfin le «Musée des arts africains et océaniens», la Cité de l'immigration tente aujourd'hui de «rassembler, sauvegarder, mettre en valeur et rendre accessibles les éléments relatifs à l'histoire de l'immigration en France [?], contribuer à la reconnaissance des parcours d'intégration des populations immigrées dans la société française et faire évoluer les regards et les mentalités sur l'immigration»[ii].

Côté britannique, le Migration Museum, souhaite «célébrer le rôle que les migrations ont joué dans l'histoire nationale et interroger qui nous sommes, d'où nous venons et où nous allons». Selon Ratan Vaswani, spécialiste des études muséologiques et membre de l'équipe du Migration Museum, ce qui distingue les deux institutions est la notion de citoyenneté: «En France, la Cité illustre comment les immigrés sont devenus Français, en terme de culture et de citoyenneté alors que le Migration Museum souhaite mettre en lumière l'ancienneté du multiculturalisme britannique en rappelant que la Grande Bretagne a toujours été une nation de migrants, une société hybride.»    On l'aura compris, il n'est donc pas question de l'autre côté de la Manche «d'exposer les parcours d'immigrés vers le chemin de la citoyenneté britannique».

LA CITOYENNETE AU C?UR DES PARCOURS MIGRATOIRES?

Et Ratan Vaswani de préciser: «la citoyenneté est d'ailleurs une notion récente au Royaume-Uni, le test de citoyenneté pour les immigrés ne remonte qu'à une dizaine d'années. En France, cette notion est centrale et beaucoup plus ancienne, puisque déjà à l'époque coloniale, l'empire français accordait à une fraction restreinte des populations colonisées, la citoyenneté française, preuve d'une réflexion menée en amont. La Cité, à l'image de la société française, perçoit la sphère citoyenne, comme espace fédérateur commun.

Au contraire, la Grande-Bretagne met l'accent sur une histoire partagée qui dépasse le cadre de l'identité citoyenne pour investir davantage l'identité individuelle et intime de chacun dont le leitmotiv serait : nous sommes tous migrants»

Luc Gruson, directeur de la Cité, semble confirmer ces propos: «La Cité ne s'intéresse qu'aux deux derniers siècles [post-révolutionnaires], avant cela les notions d'Etat et de nationalité ne sont pas pertinentes». Ainsi, la migration est clairement entendue comme «processus par lequel des personnes venues de l'étranger viennent s'installer durablement en France.» L'approche de la Cité, musée national, est empreinte de la relation étroite tissée entre migration et Etat-Nation. Tandis que le Migration Museum fait remonter l'histoire migratoire bien avant l'avènement de l'Etat moderne.

MIGRATION, IMMIGRATION, EMIGRATION?

Pour le célèbre historien spécialiste de l'histoire coloniale et de l'immigration maghrébine en France, Benjamin Stora, l'idée selon laquelle nous serions tous des migrants, sur le modèle américain, est «certes intéressante» mais difficile à appliquer à la société britannique.

 En effet, selon ce dernier «Si l'histoire coloniale et celle de l'immigration post-coloniale, ne sont pas enseignées dans les universités britanniques, comment construire une mémoire commune autour des migrations ? La vacance de ces histoires dans les musées, les conférences, l'enseignement; l'absence de lieu de mémoire, de cinéma et de représentation, rendent difficile l'émergence d'une telle identité commune, qui devrait se construire sur des faits historiques réfléchis et documentés. Comment créer une identité commune si les enfants issus de l'immigration post-coloniale n'ont pas accès à leur histoire?», demande l'historien.

 S'il est certain que l'histoire respective des pays permet d'éclairer le choix du terme choisi pour nommer les deux musées, d'autres facteurs justifient-ils l'usage d'un terme au détriment d'un autre ? Comme le note Luc Gruson, «la France est le seul pays d'Europe à avoir été un pays d'immigration depuis plus de deux siècles et l'émigration de la métropole française est marginale, même à l'époque coloniale. C'est pourquoila Cité a délibérément choisi de se pencher sur l'immigration. C'est d'ailleurs l'immigration qui fait question dans la société française» La France, ancestralement terre d'accueil ? Sans aucun doute. Ce n'est pas Benjamin Stora qui contredira. «Contrairement au Royaume-Uni, la France est une terre d'accueil depuis longtemps, le Royaume-Uni ayant davantage été un pays de départ. Le choix britannique en faveur du terme migration, calqué sur le modèle d'Ellis Island ne correspond pas à une réalité historique. Bien sûr, tout le monde peut se trouver un arrière-grand-père migrant, mais d'un point de vue scientifique le terme passe-partout de migration s'éloigne de la réalité des faits»

«LES KABYLES C'EST COMME LES AUVERGNATS»

Pourtant, l'histoire française ne se limite pas à l'immigration, si l'on en croit les nombreuses migrations internes au territoire français, métropole et Outre-Mer. Pourquoi ne pas avoir intégré ces mobilités intérieures? Luc Gruson répond : «La Cité aurait pu traiter des migrations intérieures et de celles en provenance de l'Outre-Mer, mais ce n'est pas le choix qui a été fait pour éviter les amalgames du type» les Kabyles, c'est comme les Auvergnats' et parce que dans la conception Républicaine, les citoyens Français sont (en théorie) traités sans discrimination. C'est donc bien le fait d'être ?immigré' c'est à dire né étranger, qui fait question, en France».

Ratan Vaswani explique cette différence par le fait que «le Migration Museum souhaite raconter une histoire plus ancienne que ne le fait la Cité en choisissant comme point de départ la révolution française.     La Cité aurait pu choisir de traiter la migration des Vikings en Normandie, explicite-il.

Mais la France envisage l'histoire de façon singulière, plus chronologique, les changements ont été plus brutaux, à l'image de la révolution française, déclencheur de la France moderne. Le Royaume-Uni ne semble pas avoir cette conception de l'histoire. Il n'y a pas de basculement radical de la société et de l'Etat comme c'est le cas en France»

Aussi, poursuit le Britannique, «nous retraçons donc une histoire qui remonte bien plus loin, car nous ne pouvons pas établir un point de départ à notre histoire moderne. De plus, la Grande-Bretagne est un pays maritime, commercial.

En tant que tel, nous concevons la migration comme un cycle de départ et d'arrivée qui traverse depuis toujours l'histoire de ce territoire. Le terme de migration semble plus adéquat : par exemple, les Irlandais qui ont connu une forte migration au 19e siècle partaient vers les Etats-Unis mais aussi vers l'Angleterre.»

«ON NE PEUT PAS LES ENFERMER DANS LA MEME CATEGORIE «MIGRANT(E)»

La question semble plus épineuse pour Cristina Castellano. Elle ne se limite pas au simple fait historique mais intègre la problématique des représentations. «Aucun(e) migrant(e) ne se reconnait dans une telle identité. Vivant de l'intérieur les processus de mondialisation et de mobilité, ces personnes ressentent différemment les processus culturels, en marge de l'expérience de la nation hôte. On ne peut pas les enfermer dans la même catégorie «migrant (e)». Ils possèdent chacun une autre histoire à raconter. Fixer les identités culturelles de cette façon est réducteur. Exposer la migration-immigration est paradoxale. Il faudrait plutôt exposer les parcours binationaux et les identités culturelles multiples qui se construisent dans un processus de mobilité, mais nous ne sommes pas prêts pour cela car nous rentrons alors dans le domaine de la subjectivité et sortons des discours nationaux dont les États ont tant besoin.» D'autres questions sont soulevées par ces musées des migrations. Quel lieu de mémoire pour accueillir ces institutions ? Quelle remise en question de l'identité nationale portent en leur sein ces musées ? Quels rôles assument-ils dans les sociétés nationales ?...