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Mon père l'«archiviste» et les manuscrits de Qumrân

par Mohamed Sahbi *

« L'Histoire n'est pas ce qui est arrivé dans le passé. Elle est une histoire écrite par les générations successives.»

Mon défunt père n'était pas archiviste de son état, mais quand il s'agissait de choses liées à l'histoire de la famille ou à ses propres pérégrinations, il s'empressait de sortir son vieux cartable noir datant de mes années d'écolier en étalant devant mes sœurs et moi des photos, des cartes, des lettres, des documents légaux et bien d'autres papiers qu'il a réussi à accumuler durant toute une vie. Chaque document avait une place dans l' «histoire» et une lecture appropriée.

Et comme tout «archiviste» averti, mon défunt père ne cessait de photographier les plus anciens de ses documents, afin, disait-il, qu'ils vivent le plus longtemps possible et être là quand il faut, c'est à dire, quand l'occasion de nous réunir se présente.

Ainsi mon père préservait ses «archives» et tenait à les communiquer à sa progéniture dans le but de tisser un lien entre le passé et le présent. Les archives donc, et non seulement de ceux de mon père, sont l'ensemble des ressources documentaires qui permettront aux générations futures de connaître l'histoire des personnes et des institutions. Il peut s'agir de «lettres, de photographies, de récits oraux, de documents relatifs aux conférences» ou de tout autre matériau susceptible d'apporter un témoignage sur des activités ou des événements passés.

Ainsi les «archives» ou les documents d'archives sont presque uniques, puisqu' elles suivent un processus d'accumulation de documents de tout genre. Les archives signifient aussi le «lieu» où entreposer ces documents, c'est-à-dire le dépôt d'archives. Ce dernier est tout à fait distinct d'une bibliothèque à l'égard de sa fonction et de son organisation.

Plutôt que de voir dans la sauvegarde et la consultation des archives une occasion passionnante de documenter le passé et d'enrichir le présent, elles demeurent, encore chez nous, une tache secondaire et/ou harassante tant chez les «professionnels» des archives que chez nos «chercheurs» et «historiens». Selon quelques recherches menées dans le domaine de l'utilisation des archives en Algérie ou au Maghreb, les archives (lieux et documents) et les utilisateurs, souffrent de beaucoup de lacunes, les uns n'attirent plus les autres, ou plus précisément, tous les deux ne fournissent pas assez d'efforts pour bien se connaitre. Le résultat : d'un côté, les salles de consultations des archives restent plus ou moins désertes ; d'un autre, la production scientifique est aléatoire. Et malgré tout ce que peut regorger les archives locales ou nationales comme documents anciens ou nouveaux, permettant la lecture ou l'écriture du paysage politique, culturel ou social du pays, l'information demeure dans la plupart du temps absente.

Le résultat, après cinquante années d'indépendance, l'Histoire de notre pays reste incomplète et imprécise. L'une des raisons principales, en plus de ce qui a été dit: les documents qui pourraient constituer nos archives font défaut, soit par leur absence totale ou partielle, soit par notre méconnaissance.

Les rôles que peuvent jouer les archives dans la vie d'un peuple ou d'une nation sont énormes. Elles peuvent aider à construire notre identité tout en nous rappelant notre passé. Elles fournissent des ressources utiles à la réalisation de publications et la mise en place d'activités et de manifestations diverses, sans oublier l'économie du temps et de l'énergie des personnes qui, dans le cadre de leur travail, ont besoin de trouver de l'information. Le terme «archives» tire ses révérences du grec archaios, Arkhe «ancien», «gouvernement, bureau..». De ces deux mots grecs, les arabes du médiéval déclinèrent les vocables «arrakha- ettarikh» c'est à dire «écrire de l'histoire - et l'Histoire». Les «archives» et l'«écriture», l'essence même des archives, se regagnent, dans la mesure où elles ont vu paraitre leur jour au même moment ou presque. Dans le giron du Pouvoir que les deux nouveaux nés se sont donnés la grande tache d'immortaliser l'essentiel de la vie des hommes, en conservant les traces de leurs échanges.

Qu'ils soient Sumériens, Akkadiens, Babyloniens, Assyriens, Egyptiens ou musulmans durant les premières années du Khalifat, ils ont, chacun dans son périmètre et sa dimension, inventé la correspondance, le courrier, le diwan, les documents juridiques et les comptes, ou tout ce qui peut être considéré aujourd'hui comme archives.

Les tablettes d'argile, le papyrus, le parchemin et le papier étaient dans la plupart des cas les supports matériels appropriés, mais le temps et la complexité de la vie sociale et politique engendra un flux d'informations, dépassant de loin la capacité de ces supports. «L'encombrement était donc la principale motivation de l'archivage : on ne pouvait pas «pousser les murs».

Avec les technologies de l'information et de la communication, qui ne sont plus nouvelles dans notre ère, les «archives» suscitent dans les sociétés modernes un engouement extraordinaire, soit au niveau des personnes ou au niveau des institutions. Cela dans le but de «démocratiser» l'information et réécrire l'histoire selon les nouvelles donnés que peuvent secréter les documents entreposés au niveau des centres d'archives de par le monde. Et bien que cet enthousiasme soit louable en lui-même, il s'avère qu'un nombre important de lectures de ce qui a été découvert ou archivé depuis l'aube de l'humanité peut ne pas échapper à ce que Noam Chomsky nomme la «falsification de l'Histoire» dans «Propagande, médias et démocratie» paru en 2000. Une analyse dans laquelle Chomsky retrace l'histoire contemporaine de l'influence de la propagande sur la formation de l'opinion publique aux États-Unis, c'est-à-dire, l'utilisation des médias comme «cheval de Troie». Les grandes puissances d'hier et les petites d'aujourd'hui, ont élaboré des stratégies de «falsification de l'histoire» et au fil des décennies, cela ne cesse de gagner du terrain et de devenir presque un fait divers. En effet, les empires coloniaux ont, tout au long du dix-neuvième siècle, encouragé des dizaines de scientifiques et de pseudo-scientifiques, dans des domaines comme l'archéologie et les archives, à sillonner les terres conquises, villes ou palais, soit par la force des armes ou la ruse, afin de trouver tout ce qui pourrait soutenir que les Gaulois sont passés par là.

En ces temps difficiles que traversent les sociétés arabes, et avec tous les gâchis qui s'en suivent, le monde assiste à une machination bien orchestrée. Son terrain n'est autre que les archives et quelques trouvailles archéologiques. D'emblée, il faut signaler que les patrimoines des peuples et nations, quelques soient leur nature, appartiennent à toute l'Humanité .Il ne devrait pas y avoir de parti pris « pour ou contre», mais il est inacceptable de lire ces mêmes patrimoines au dépens des libertés naturelles des peuples, telles, la liberté de jouir d'une patrie, d'un Etat indépendant.

Dans le même champ mais dans un autre registre, une avancée technologique annoncée en grandes pompes par les médias français et israéliens, porte sur l'accessibilité des manuscrits de la mer Morte - également appelés manuscrits de Qumrân - via internet. Ces manuscrits sont considérés comme les plus anciens documents bibliques connus à ce jour. Des Dix Commandements au chapitre 1 de la Genèse, des Psaumes au Livre d'Isaïe dans son intégralité.

La découverte officielle de ces 900 manuscrits rédigés entre le IIIe siècle av. J.-C. et l'Ier siècle après J.-C. a été faite dans onze grottes où ils avaient été entreposés. Les manuscrits bibliques de la mer Morte sont antérieurs de plusieurs siècles aux plus anciens textes connus jusqu'alors et présentent un intérêt considérable pour la science biblique. «On estime aujourd'hui qu'il y avait environ 850 rouleaux dont on a retrouvé plus de 15000 fragments». Ces manuscrits qui n'étaient pas accessibles au grand public avant décembre 2012, en raison de leur grande fragilité, sont donc désormais consultables en ligne, en hébreu ou en anglais, via une base de données mise au point par Google en collaboration avec Israël. Selon le professeur Yossi Matias, du R&D Google Center, «La principale mission de Google est d'organiser l'information mondiale en la rendant universellement accessible et utile à tout un chacun», et d'ajouter: «Peut-on imaginer contenus plus importants que ceux liés à l'héritage culturel et religieux de millions de personnes dans le monde ?»(Hic). Abstraction faite de toute considération idéologique et politique, par rapport à ce qui a été énoncé par ce professeur israélien, ces manuscrits ne sont pas seulement la propriété de quelques millions de personnes, mais aussi l'héritage culturel de toute l'humanité.

Ce qu'il aurait dans ce que les médias suscités annoncent, de louable et en même temps avantageux pour toute l'Humanité, c'est la percée technologique dans le domaine des archives en général et les manuscrits en particulier. Cette prouesse est due essentiellement aux techniques les plus modernes de l'imagerie, développées notamment par les experts de la Nasa. Ces techniques ont été utilisées pour archiver et sortir de l'anonymat l'ensemble de ces milliers de fragments de manuscrits extrêmement fragiles et difficilement exposables à la lumière. Selon la même source, les photographies réalisées, permettent ainsi au lecteur d'explorer avec une grande précision ces documents, en s'y penchant, chapitre par chapitre, colonnes par colonnes ou même versets par versets.

Somme toute, ceci n'est autre qu'une sensibilisation du public et les décideurs à l'importance des archives et de l'archivage des documents et la constitution de notre mémoire. Et aussi, un petit clin d'œil en direction des archivistes, cette «population» exerçant un métier ingrat mais noble, en l'occasion de leur journée mondiale du 9 juin.

* Université d'Oran