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Les enfants de l'austérité

par Simon Johnson *

Quand les économistes discutent «ajustement budgétaire», ils formulent généralement la question comme un objectif abstrait et complexe. Mais la question est en fait simple : Qui prendra en charge les frais des mesures visant à réduire le déficit budgétaire ? Soit les impôts doivent augmenter pour certaines personnes, soit les dépenses doivent diminuer ? ou les deux. Le terme «ajustement budgétaire» n'est que du jargon ; l'austérité porte toujours sur la répartition des revenus.

Une grande partie de l'Europe est déjà au courant de cela, bien sûr. Maintenant, c'est au tour de l'Amérique. Et là, les indications actuelles suggèrent que les personnes qui seront les plus directement touchées par les restrictions budgétaires sont celles qui sont les moins capables de se défendre ? les enfants relativement pauvres. Par exemple, la séquestration actuelle du budget (c'est-à-dire, des coupes sombres dans toutes les dépenses) affecte déjà des programmes comme Head Start, qui soutient l'éducation préscolaire.

Le comédien américain Jimmy Kimmel a récemment raillé le manque de connaissances fiscales de ses compatriotes en demandant à des piétons sur le boulevard de Hollywood ce qu'ils pensaient de «la décision d'Obama de gracier le séquestré et de l'envoyer au Portugal.» Le segment est hilarant, mais aussi triste, parce que l'impact sur la vie de certaines personnes est très réel. Environ 70 000 enfants risquent de perdre leur accès à Head Start si la trajectoire budgétaire actuelle continue.

Et des réductions encore beaucoup plus importantes sont prévues, dans les programmes de nutrition pour la petite enfance et les soins de santé. Les coupes les plus choquantes sont sans doute celles, drastiques, imposées au programme d'assurance maladie Medicaid, qui ont été décidées par la majorité républicaine à la Chambre des Représentants dans la dernière proposition de budget. Paul Ryan, le président de la commission budgétaire de la Chambre, propose d'équilibrer le budget sur les prochains 10 ans, en grande partie grâce aux réductions imposées à ce programme. Environ la moitié de l'ensemble des personnes couvertes par Medicaid sont des enfants.

Est-il juste de forcer les enfants à faible revenu à supporter le fardeau de l'ajustement budgétaire ? Selon les données disponibles sur le site Web extrêmement intéressant de l'économiste Emmanuel Saez, entre 1993 à 2011, le revenu réel moyen des 99% les plus pauvres de la population a augmenté de 5,8%, contre 57,5% pour le 1% les plus riches. Le top 1% a accaparé 62% de la croissance des revenus au cours de cette période, en partie en raison d'une forte hausse des rendements de l'enseignement supérieur au cours des dernières décennies. (En moyenne, ceux qui n'ont qu'un diplôme d'études secondaires ou moins ont peu de perspectives.)

Cela implique que le système fiscal devrait plutôt tendre à devenir plus progressif, si les revenus de la taxation étaient investis dans les biens publics qui ne sont pas suffisamment pris en charge par le secteur privé ? comme l'éducation de la petite enfance et les soins de santé préventifs pour minimiser les difficultés d'apprentissage résultant de maladies courantes comme l'asthme infantile.

Réfléchissez-y de la façon suivante. Au cours des dernières décennies, certaines familles ont choisi des lieux de vie et des emplois qui semblaient pouvoir leur offrir un niveau de vie raisonnable ? et de bonnes perspectives pour leurs enfants. Beaucoup de ces décisions ont mal tourné, en grande partie parce que les technologies de l'information (les ordinateurs et leur utilisation) ont éliminé de nombreux emplois de la classe moyenne. La mondialisation croissante des échanges n'a pas non plus aidé à cet égard. En outre, comme l'a documenté Till von Wachter de l'Université de Columbia, de longues périodes de chômage pour les parents ont un impact fortement négatif durable sur leurs enfants.

Les enfants dont les familles ne peuvent pas leur fournir un bon départ dans la vie méritent d'être aidés. Mais l'Amérique ne l'a pas prévu ? comme l'a récemment fait remarqué Jeb Bush, un concurrent de premier plan pour la nomination présidentielle républicaine en 2016. «Dans notre pays aujourd'hui», a déclaré M. Bush dans un discours prononcé devant ses collègues conservateurs, «si vous êtes né pauvre, si vos parents ne sont pas allés à l'université, si vous ne connaissez pas votre père ou si l'anglais n'est pas parlée à la maison, alors les chances sont contre vous.»

De plus, il est peu probable que le pays puisse fournir pareille aide à l'avenir, compte tenu de l'impact disproportionné qu'auront les compressions budgétaires au programme sur les enfants à l'extrémité inférieure de la distribution des revenus.

Bien sûr, l'Amérique pourrait facilement faire mieux. Ses importants déficits budgétaires sont le reflet de l'impact des allégements fiscaux qui favorisent les classes riche et moyenne supérieure, d'une expansion non provisionnée de la couverture Medicare pour y inclure les médicaments sous ordonnance, de deux guerres à l'étranger et, surtout, d'un système bancaire qu'on à laissé se développer hors de contrôle, infligeant des perturbations massives à l'économie réelle (et donc aux recettes fiscales).

Les enfants d'aujourd'hui ne sont pour rien dans aucune de ces erreurs de politique économique. Les enfants d'âge préscolaire qui sont sur le point de perdre l'accès à Head Start n'étaient même pas nés quand elles ont été commises.

Faire peser l'austérité sur les enfants pauvres n'est pas seulement injuste, c'est aussi une mauvaise stratégie économique. Quand les économistes, encore une fois dans leur jargon sec, parlent du «capital humain» d'un pays, ils parlent en vérité des capacités cognitives et physiques de sa population.

Comme je l'ai souligné lors d'une allocution récente au Congrès, un faible niveau d'éducation conduit à de faibles perspectives d'emploi, une famille pauvre et de nouveau une mauvaise éducation ? quand il n'y a pas de détour par une incarcération, qui rend encore plus difficile de briser le cycle. Malheureusement, aucune personne qui détient une position de pouvoir n'est susceptible de tenir compte de ces arguments.

C'est une erreur. Lorsque vous voyagez dans un pays étranger pour la première fois, et que vous voyez des enfants négligé, mal nourris et sans instruction, considérez-vous ce pays comme susceptible d'être l'une des grandes puissances économiques mondiales au cours du prochain demi-siècle ? Ou vous inquiétez-vous pour son avenir ?

Traduit de l'anglais par Timothée Demont

* Professeur à la Sloan School of Management du MIT