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Mezadja Bouzid ou la passion du théâtre

par Mahfoud Bentriki *



«L'art de l'acteur, c'est la création et sa réitération»(Constantin Stanislavski)

En cette journée internationale du théâtre et à l'initiative de la commission du festival du théâtre amateur et de la direction de la culture, un hommage sera rendu aujourd'hui, à la maison de la culture de Mostaganem, au regretté comédien Mezadja Bouzid, ancien sociétaire d'Es-Saidia et de Masrah El garagouz, qui vient de tirer sa révérence le 11 janvier dernier, à l' âge de 76 ans, à la suite d'une longue maladie. Ce grand monsieur du théâtre faisait partie des derniers survivants d'une glorieuse épopée entamée dans les années cinquante par la troupe Es-Saidia puis poursuivie par El Mesrah et Mesrah el Garagouz.Et la camarde faisant son œuvre,le gros de la troupe a déjà passé l'arme à gauche sans crier gare, à l' image de Abbou Bouasria, Bachali allal, Osmane Fethi, Bettadj Charef, Benacer ahmed, Benmokaddem Abdelkader, Bentriki m'hamed, Ould Abderrahmane Maazouz? des noms, qui à l'instar de leur compagnon Mezadja, investiront fougue et jeunesse dans une formidable aventure théâtrale au terme de laquelle, une autre forme de théâtre, loin des sentiers battus et des redondances de l'archétype conventionnel, allait être initiée. Cela va aboutir à un théâtre de rupture ou plus exactement à «un théâtre authentique, car venant des tripes» pour reprendre l'expression de feu Mezadja Bouzid, qui était un fervent admirateur de «la méthode» élaborée par l' éminent théoricien et metteur en scène russe, Constantin Stanislavski (1863-1938) dont les œuvres «ma vie dans l'art» et «la formation de l'acteur» étaient jalousement conservés dans sa bibliothèque personnelle, y côtoyant Molière, Shakespeare, et d'autres auteurs, parmi lesquels les maîtres du théâtre de l'Absurde comme Eugène Ionesco et Samuel Becket? C'est ce que nous avions remarqué lors des visites d'estime et de courtoisie que nous lui faisions lorsque son état de santé le permettait.Comme nous avons souvenance également d'un volumineux album de photos, qui trônait sur cette autre étagère, véritable trésor auquel il tenait comme à la prunelle de ses yeux - «c'est là toute ma vie» confessait-il avec humilité - trésor dont les instantanés en noir et blanc étaient comme autant de jalons dans une vie toute vouée au quatrième art, repères qu'il aimait partager et commenter en aparté, retrouvant comme par enchantement et malgré une voix cassée par la maladie, des détails et des dates enfouies dans une mémoire heureusement toujours vivace. Et par la magie de la photo, nous voilà invités dans le merveilleux monde de Mazadja Bouzid, fait de tréteaux, d'ombres, de lumières et d'espaces presque nus qu'emplissent des silhouettes, dont la pureté de la gestuelle et la beauté de l' expression corporelle - qui quoique figées dans le temps - nous font penser instinctivement à l'aventure première, celle du théâtre grec.

Ceci pour dire qu'en plus du talent intrinsèque, Bouzid essayait de comprendre pour s'améliorer, peaufinant sans cesse son jeu de scène, aidé en cela par son ami et maître Kaki. Et comme un artiste accompli ?il était aussi bon musicien que bon comédien ? il savait mettre du sel dans une passion toujours renouvelée.

Nous saisirons cette opportunité pour rappeler le parcours de ce comédien racé, issue d'une lignée exceptionnelle, celle des «combattants du théâtre» comme aimait à le rappeler en son temps - et non sans fierté - le regretté dramaturge et metteur en scène Ould Abderrahmane Kaki (1934-1994), cette autre icône du théâtre national. Car ce sont ces mêmes comédiens qui ont cru les premiers au travail novateur de leur maître et qui ont su transposer sur scène avec beaucoup de talent et de sacrifice, les «délires» d'un autre théâtre.

Après les trois coups solennels, le rideau se lève et la scène s'éclaire. C'est le moment de présenter notre comédien

Mezadja Bouzid est né le 12 janvier 1937 à Mostaganem, précisément dans la vieille ville de Tigditt. Son père Abdelkader, modeste cultivateur décède alors que l'enfant n'a que six ans. Le gamin, cadet d'une famille de six enfants est inscrit à l'école Jeanmaire (l'actuelle Mehdi Benkhedda) d'où il en sortira en 1952 avec le certificat d' études primaires, ce qui lui permettra de suivre une formation d'ajusteur-tourneur au collège technique de Bab Medjaher, établissement situé à quelques encablures de la maison paternelle. Il s'installera peu de temps après dans un petit atelier pour exercer le métier d'artisan-motoriste. Ceci pour son cursus scolaire et professionnel.

Revenons à ce qui nous intéresse, c'est-à-dire son parcours artistique et posons-nous cette question: comment Mezadja Bouzid est-il venu au théâtre ?

Comme la plupart de ses camarades, on le retrouve à la fin des années quarante comme kechef dans le foyer scout d' El Falah (fondé en 1936 ) dont le local s'ouvrait sur la «scène» de Souiqa el fougania. Dans le fawdj, il y avait, entre autres activités culturelles, une section théâtre et une section musique. Son itinéraire commencera par la? musique. A cet effet, il rejoint en 1953 l'association musicale d'Es-Saidia qui venait juste d'être réactivée par le vétéran Belhamissi abdelkader (un des membres fondateurs d'Es-Saïdia de 1938), auquel s'allieront Benaissa Abdelkader et Mohamed Tahar, association qui réinvestira les anciens locaux, sis rue grande dans le quartier du Derb.Là, il s'essayera à la clarinette mais optera finalement pour la batterie.

Avec la venue de Ould Abderrahmane Kaki en 1954, la section théâtrale d' Es-Saidia se met aussitôt en branle. Il y a là : Mezadja Bouzid bien sûr, mais aussi Benmokadem Abdelkader, Bettadj Charef, Abbou Bouasria, Benaichouba Abdallah, Bentriki M'hamed, Beladjine Hamou cheikh, Ould Abderrahmane Maazouz, Bensaid Mekki, Benacer ahmed,Osmane fethi, Benchougrani mustapha, Bachali allal ?

Kaki qui s'était fait connaitre chez les scouts par certaines créations comme «Ahlam soltane Souleyman» et comme acteur et metteur en scène dans des adaptations comme «les méfaits du tabac» de Tchekov? va prendre en charge la section théâtre où piaffe d'impatience une pépinière qui rêve de taquiner les planches.

Sous la houlette de Kaki, ces jeunes s'astreindront à un travail harassant et quasi quotidien, de 18h à 21h, oubliant par moment le couvre-feu imposé au plus fort de la guerre de libération, par la soldatesque française.

Concernant le jeu de scène, Bouzid qui excellait dans les deux registres, comique et dramatique, sera distribué dans presque toutes les adaptations et productions de Kaki. Pour mémoire, nous citerons les comédies Dr Mounir (d'après Dr Knock de jules romains), Laroui okacha, Hadj brahim

(d'après georges Dandin et le Tartuffe de Molière) et les drames comme Cauchemar, Dem el hob (qui sera donnée en grand spectacle à la salle Pierre Bordes d'Alger), Errabii, Dar Rabi, l'Antiquaire au clair de lune, la Cantatrice chauve de Ionesco, Fin de partie de Becket? ainsi que la trilogie d'inspiration stanislavskienne (filet, cabane, voyage), essais dramatiques plus connus sous l'appellation de «théâtre de laboratoire» ou «Avant-théâtre» où notre comédien retrouvera ses marques, grâce à «la méthode» enseignée avec pédagogie et sérieux par Kaki et dont il dira qu' «elle était pour nous comme une catharsis car elle nous permettait, à nous autres comédiens, d'évacuer une détresse refoulée, induite par la misère, le chômage et l'assujettissement colonial» et ce, grâce à des exercices physiques et psychologiques très contraignants dont l'objectif était une «prise de conscience intérieure du personnage» en faisant appel à l'introspection et à la mémoire affective. Et Bouzid, ayant superbement «intériorisé» la méthode de Stanislavski sera tout simplement admirable dans «le Filet» et «voyage» de Kaki.

Dans un tout autre registre,il sera même préconisé pour jouer dans le «Don Juan» de Molière, pièce montée par mustapha Kateb pour l'opéra d' Oran.

Entre temps, il s'inscrira à un stage d'art dramatique chez henri Cordreaux (1913-2003), instructeur national au centre d'Erriath près de Tixeraïne.

En 1959, Kaki -qui avait sa propre idée du théâtre - fondera Mesrah el Garagouz, troupe qui va migrer au «trou»,sous-sol d'une menuiserie située rue du lion au centre ville. D'autres éléments, comme Mezadja belkacem, Bensaber Djamel, Chouikh Mohamed, Benmohamed Mohamed? intègreront la troupe.

Le 31 octobre 1962, Bouzid et ses camarades donneront à la salle majestic d'Alger, la pièce de Kaki «132 ans», jouée tambour battant par une troupe euphorique. A la batterie, Bouzid en rythmera les séquences.C'était le premier spectacle de l'Algérie indépendante.Un moment inoubliable.

S'ensuivra une carrière professionnelle dans le théâtre national avec entre autres les œuvres de Kaki : «Afrique avant I», «le peuple de la nuit», «diwan el garagouz» (d'après l'oiseau vert de carlo Gozzi), «el guerrab oua salhine», «koul ouahad ou hakmou», suivie d'une tournée en Europe ( France, Suisse, Italie)

A Paris, au théâtre 347, «Avant- théâtre» envoutera un public - plus habitué au vaudeville et au théâtre de boulevard - par la sobriété de la mise en scène et du décor, mais aussi par une expression scénique originale conférant plus de vérité dans le jeu.

Au terme de la représentation et certainement très impressionné par la prestation des acteurs, le critique gilles Chandier, fera dans la revue Art une analyse où il conclue : «comédiens de Paris, allez-y apprendre votre métier !». Le grave accident dont sera victime Kaki en 1969,brisera l' élan de la troupe. Quoique très affecté par ce coup du sort, Mezadja Bouzid fera encore des apparitions notamment dans Numance et El-Alleg de Alloula. En 1970, encore très éprouvé, Bouzid quitte le théâtre officiel. La bande à Kaki se dispersera peu après.

Entre temps, l'Institut de Technologie Agricole ouvre ses portes à Mostaganem et se dote d' un département de l'audio-visuel que notre comédien rejoint aussitôt, suivi par quelques éléments de la défunte troupe. Après des stages effectués à l' ORTF à Paris, il sera chef de production puis réalisateur.Dans cette optique Il sera désigné pour couvrir, en tant que réalisateur, le voyage dans les pays de l' Est et en Chine qu'effectuera le regretté ministre de l'agriculture Tayebi Larbi.

Mais toujours habité par le démon des planches, il sera chargé de lancer une troupe théâtrale à l'institut, laquelle troupe participera à Alger à un concours national où elle décrochera en 1972, le premier prix avec la pièce «thaoura zirayîa».

Plus tard, il sera sollicité par son ami, l'acteur et réalisateur, mohamed Chouikh pour jouer dans les films «Embouchure» et «Rupture».

Puis soudain, au matin du 11 janvier 2013, les feux de la rampe se sont éteints. Le rideau venait de se refermer sur une vie toute vouée à l'art et sur une glorieuse épopée. Et malgré ce jour glacial, tous ses amis étaient là, le visage grave et les yeux attristés. Avec son humilité et sa discrétion coutumière, notre ami quitta ce bas monde et s'en alla rejoindre, la haut, ses anciens compagnons d' Es-Saïdia et de Mesrah el garagouz.

Merci à toi l' artiste !

Que Dieu le Tout Puissant lui accorde Sa Sainte Miséricorde.

* Médecin Radiologiste