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Enseignant, métier solide pour personne tranquille ?...

par Abdelhamid Benzerari

Il n'était pas fait pour l'enseignement ! » C'est ce que disent, trop-tard, les collègues, les amis ou les élèves lorsqu'un malheureux met en péril sa santé et son équilibre dans ce métier difficile, impitoyable pour ceux qui n'ont plus la foi ou la force de l'accomplir. Constat d'échec qui, selon les circonstances, s'exprime en termes de pitié, de sanctions ou de malmenage cruel. Que représentent ces échecs pour l'Education nationale ? Quelles sont leurs causes et comment sommes-nous armés pour y remédier ? Quelles mesures pourraient éviter à des hommes et à des femmes de se fourvoyer dans une activité qui leur apportera l'insatisfaction, parfois la peur et le goût amer d'un destin gâché ? On peut, certes, se satisfaire de la situation d'ensemble. Chaque profession a son lot de travailleurs insuffisants et malheureux. Dans l'enseignement pourtant, ces erreurs d'adaptation de l'homme au métier prennent un caractère et une importance particulières.

Dans une classe, chaque maître a, vis-à-vis des élèves, la même part d'engagement, la même mission et la responsabilité entière de sa « présence ». Les travaux en équipe peuvent atténuer la solitude, amoindrir les effets de certaines défaillances. Ils n'évitent pas le terrible jugement porté par les élèves sur l'enseignant et sur l'homme, seul. Car c'est bien là l'originalité dramatique de l'échec en éducation. Un autre travailleur, à quelque niveau que se situe son action, peut estimer que son insuccès professionnel ne met pas en cause, pour l'essentiel, sa personnalité. Des compensations lui permettent de s'affirmer comme individu de valeur, méconnu seulement dans sa sphère professionnelle : il s'est simplement trompé de voie, ou la vie ne lui a pas permis de donner son maximum. Il reporte alors l'essentiel de son affirmation individuelle sur la famille secondaire. Certains enseignants, après dix, quinze ans d'exercice, succombent à l'érosion éducative : fatigue, stress, anxiété, dépression, troubles psychopathiques. Dans leur angoisse de ne pas arriver à inculquer ce qu'ils se sont fixés, ils sont, par leur attitude, une menace pour les enfants ; ce qui rompt la relation, donc la confiance sans laquelle aucun travail fructueux n'est possible. Leur dynamisme s'efface et le métier que l'on aimait devient insupportable, la disponibilité s'émousse.          Car, qu'on ne s'y trompe pas, même dans des conditions idéales, c'est la situation du maître entrant dans la carrière, même le mieux armé.

Ne pas s'imposer dans sa classe, dans son enseignement ; ne pas obtenir l'audience des enfants ni leur sympathie ; constater qu'ils se refusent, qu'ils ne vous comprennent ou ne vous écoutent pas ; sentir aussi le mécontentement des familles, subir les blâmes de l'administration , percevoir la condescendance ou la pitié des collègues , c'est subir une blessure qui ne diminue pas seulement le travailleur .Toute la personnalité est blessée et les questions que la victime se pose alors sur elle-même l'atteignent au plus profond. Comment être père ou mère de famille équilibré si les enfants des autres vous traitent sans égards ? Comment conserver l'estime des siens quand les autres ne vous accordent plus d'attention ? Comment croire encore pleinement à son intelligence, à son pouvoir de convaincre ou de s'attacher autrui quand chaque heure de classe apporte la torture de la contestation et du refus ? Certains cependant vivent des contradictions tant bien que mal en attendant leur retraite comme une délivrance. D'autres s'effondrent et sont, pour l'Education nationale, une préoccupation grandissante. Car, on le constate chaque année, la gravité et le nombre de ces inadaptations, dans l'absolu et proportionnellement aux autres incapacités de travail (maladies somatiques, accidents), augmente.

Mais, si l'on s'en tient aux interruptions de travail ouvrant à l'attribution de congés de longue durée ou entraînant une demande de mise en disponibilité, on perçoit les tendances suivantes : -en premier, et de façon frappante, un accroissement très important des maladies mentales, qui compense de façon spectaculaire et à peu près égale l'heureuse diminution des maladies pulmonaires (folie et tuberculose sont les deux maladies qui guettent l'enseignant en fin de son parcours éducationnel.)

 Sous ce terme général de « maladies mentales », qui donnent droit à l'attribution de congés de longue durée, l'on trouve les affections les plus diverses, de la simple et temporaire dépression nerveuse aux psychoses les plus graves. Le cadre de cet article et mon incompétence médicale ne permettront pas d'aborder ici cet ensemble de façon analytique. Ce n'est d'ailleurs pas nécessaire puisque, quelle que soit la maladie, nous nous attacherons aux conséquences pour la vie professionnelle. Elles sont les mêmes : l'interruption temporaire ou définitive de l'activité enseignante avec les diverses possibilités de réorientation et de reclassement. Cet accroissement des troubles mentaux, proportionnellement aux autres maladies, est couramment mis en lumière sur l'ensemble de la population .Il ya donc bien un problème spécifique de l'adaptation du maître à son métier.

-Une seconde tendance apparaît depuis quelques années de façon très nette : ce sont, de plus en plus fréquemment, de jeunes enseignants, en début de carrière, dont la santé mentale vacille. Naguère ce genre d'accident traduisait, si l'on peut dire, une usure individuelle ou le passage difficile d'un âge de la vie. Ces cas existent toujours, en général en fin de carrière. Les autres apparaissent plus préoccupants parce qu'ils traduisent un malaise d'une autre nature et qu'ils mettent en cause notre système de recrutement, nos conditions de travail, les possibilités de réadaptation et de réorientation que l'administration peut et doit offrir.

 La tentation est grande de privilégier une cause et, autour d'elle, de bâtir tout un système explicatif. En réalité bien des raisons peuvent être décelées qui, soit seules, soit associées, entraînent un jour le déséquilibre du maître dans sa fonction.

 Il ne semble pas, en tout cas, que le métier d'enseignant crée la maladie mentale comme le métier de mineur engendre la silicose. Plus vraisemblablement cette fonction de relation, de communication, de confrontation, est un redoutable révélateur des failles que chacun de nous peut recéler. La majorité surmonte ces difficultés, résiste à l'agression, s'adapte mais, chez une minorité, les déséquilibres latents s'accentuent et, par un phénomène de résonance, l'inadaptation se nourrit d'elle-même jusqu'à l'épuisement. Bien sûr, l'Education nationale, comme tout corps professionnel, comprend un certain nombre de malades qui se seraient déclarés tels dans n'importe quelle activité. Mais pour la plupart, rien ne permet de penser qu'ils auraient connu la même évolution de santé hors de l'enseignement. Nous retrouvons ici l'atteinte particulière et profonde que l'échec, si minime soit-il, peut entraîner chez l'enseignant lorsqu'il est mal vécu. Les causes ? Certaines, évidentes, viennent naturellement à l'esprit : le manque de formation solide des maîtres, l'évolution du rapport maître-élève, la « dévalorisation » sociale de la fonction, les conditions matérielles de travail, les difficultés de s'adapter aux changements rapides et parfois imprévisibles des programmes et méthodes d'enseignement, les angoisses engendrées par les agressions, les actes de violence ,l'environnement délétère où ils demeurent : urbanisation anarchique, difficultés dans les transports, manque de logements, l'aspect sinistre des quartiers qui croulent sous le poids des immondices et détritus de toutes sortes , absence de loisirs etc.?Toutes sont décelables et jouent, selon les cas, un rôle plus ou moins décisif. Il y a aussi la surcharge des classes, la faiblesse du niveau des élèves, les rythmes scolaires anti pédagogiques, les emplois du temps des enseignants astreignants, mal adaptés pour des classes de niveau médiocre, le nombre excessif de cours attribué à certains enseignants (plus de 22 classes de 45 élèves chacune pour les professeurs de musique et de dessin)? D'autres sont moins connues et méritent examen.

 Bon nombre de jeunes sont devenus instituteurs ou professeurs non par décision positive, mais par résignation, faute d'avoir pu poursuivre des études supérieures ou entrer dans une autre branche professionnelle. L'Education nationale a employé des vacataires laissés dans l'incertitude de l'avenir et placés sans préparation dans les mêmes responsabilités que les titulaires, souvent même dans les postes les plus déshérités et les plus difficiles dont personne ne voulait.

Il est assez merveilleux que ce « tout venant » se soit en définitive bien adapté au sort qui lui était fait et ait remarquablement assuré la mission qui lui était confiée. Mais il n'est pas étonnant que cet ensemble improvisé et, convenons-en malmené, un certain nombre n'ait pas résisté. L'Education nationale a quelques devoirs envers les « éclopés » de l'explosion scolaire.

 Comment s'étonner alors que la tempête qui a soufflé sur l'Education nationale ait désarçonné des esprits et des caractères venus y chercher la quiétude. Des illusions sur l'enseignement continuent de peser lourdement. C'était, disait-on et dit-on encore, un métier sûr et stable. On fondait sa discipline, on préparait ses cours durant les cinq premières années et, ensuite, il n'y avait plus qu'à perfectionner. Etre enseignant, aujourd'hui et demain, c'est accepter d'être, au sens noble, un aventurier. C'est consentir à se remettre en cause chaque jour dans cette fascinante mais désormais redoutable ascension permanente que provoque l'effort commun du maître et des élèves. Chez certains enseignants consciencieux efficaces naguère mais figés dans des attitudes et des succès dépassés, la formation permanente crée une angoisse insurmontable. « Je ne saurai pas » ; « j'ai peur de ne pouvoir m'adapter à l'enseignement des mathématiques modernes, à l'approche par les compétences, aux nouveaux programmes? » C'est la fuite maladive devant l'obstacle, dramatisée par la peur d'être et de se mal juger. Il faut dire que la remise en cause des méthodes traditionnelles, avec tout ce que la nouveauté peut engendrer comme excès, exclusives et engouements maladroits n'a rien changé. Des enseignants anciens ont eu l'impression que tout leur passé, pourtant plus que méritoire, n'avait été qu'un dérisoire échec. Une autre illusion tenace entretient l'idée que, pour une femme, la fonction enseignante est on ne peut mieux compatible avec celle de mère de famille. C'est vrai pour certaines mais faux pour d'autres qui vivent fort mal l'attention, le soin, la patience qu'elles destinent aux enfants qui leur sont confiés, et le peu de disponibilité qui leur reste pour leur propre vie familiale. Les enseignantes qui ne tolèrent plus ce partage d'elles-mêmes et les problèmes de leurs enfants dont elles rendent, à tort ou à raison, leur métier responsable.

 Autre cause d'échec plus fréquente qu'on ne le croit : toutes les professions à caractère social attirent des candidats désireux de se consacrer aux autres, faute de pouvoir s'accommoder d'eux-mêmes. Personnalités fragiles, hésitantes devant la vie qui trouvent dans la profession enseignante un moyen de rester en milieu protégé, à l'école , toute leur vie?et parfois d'avoir aussi des enfants sans l'engagement familial et permanent que cela suppose. Dans un corps professionnel aussi féminisé que le nôtre les risques engendrés par de telles illusions, associés aux autres, sont loin d'être négligeables. Il n'est pas possible de faire un inventaire exhaustif de toutes les causes qui provoquent l'inadaptation. Un enseignant sous-qualifié, inadapté ou désadapté à sa fonction, ce sont des dizaines, des centaines d'élèves victimes d'une éducation de mauvaise qualité .C'est l'abus des congés que l'on sollicite à tout propos .C'est l'irrégularité dans le travail. C'est l'omission de la correction des devoirs ou une notation sommaire dont l'élève ne tirera aucun profit. C'est la détérioration du climat d'un établissement et de son image de marque ? En général, il est possible de maintenir les exécutants les moins efficaces dans des tâches de moindre mal : emplois simples, responsabilités restreintes. Pour cela, il faut prévoir la création au niveau de chaque direction de l'éducation, un service de soutien et de réorientation susceptible d'aider ceux qui désirent ou qui doivent se reconvertir et aussi des postes aménagés au niveau des structures diverses liées à l'éducation.

Si l'école est faite avant tout pour les élèves, nous ne pouvons pas encore nous passer de maîtres. De leur «bien-être » dépend, le « mieux-être de nos enfants ».