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Les travaux de Shlomo Sand & des nouveaux historiens israeliens : Quand les sciences historiques reprennent leur place veritable

par Kamel Behidji *

«Le mensonge n'a qu'une jambe, la vérité en a deux.» Proverbe juif

Les dernières publications de l'historien israélien Shlomo Sand, notamment «Comment le peuple juif fut inventé» (Fayard 2008) et «Comment la terre d'Israël fut inventée: De la Terre sainte à la mère patrie» (Flammarion, 2012) sont assurément d'une importance capitale à la fois historique, politique, sociologique mais aussi et surtout méthodologique pour qui veut «pénétrer» au sein de ce que G. Sibertin-Blanc, dans son introduction à l'épistémologie des sciences historiques, désigne à juste titre comme «la fabrique des historiens» (Cahiers du GRM, 2010-2011).

LE SIONISME, UNE IDEOLOGIE OBSOLETE !

Les travaux de l'historien Shlomo Sand, dans la pure lignée de l'école des nouveaux historiens israéliens (S. Flapan, B. Morris, T. Segev, I. Pappé, A. Shlaïm) dont il est le continuateur et le développeur avec d'autres (B. Kimmerling, I. Zertal, U. Ram) à travers notamment l'élargissement du champ de l'étude à l'ensemble de l'historiographie sioniste et ainsi qu'à la société israélienne. Privilégiant une démarche pluridisciplinaire et donc moderne, les nouveaux historiens se réclament de la mouvance post-sioniste dont les prémisses remontent aux années 70 et considèrent que le sionisme en tant que idéologie est désormais frappé d'obsolescence du fait notamment qu'Israël est devenu une réalité incontournable et qui, contrairement à la thèse officielle de l'Etat, n'est plus en danger permanent et que rien ne s'oppose plus à une paix durable y compris en passant par la reconnaissance de l'Etat palestinien.

Au-delà de cette posture politique, les nouveaux historiens s'inscrivent dans une démarche scientifique déconnectée de celle de l'historiographie officielle, fortement imprégnée d'idéologie sioniste.

LA FIN DU MYTHE DE L'ETHNOCRATIE SANS FRONTIERE ?

Que révèle en substance Shlomo Sand ?

Dans une analyse méthodique, systématique et rigoureuse qui met «fin aux silences de l'Histoire» (Michelet) en chassant «les impostures volontaires à travers la connaissance par trace» (Bloch) afin de «reconstruire l'histoire des dominés» (Gramsci) pour mettre fin à ce que l'auteur appelle «l'ethnocentrisme historique dominant et sans frontière», Sand déconstruit les fondements de l'idéologie sioniste basée essentiellement sur les mythes de peuple juif, de terre promise et d'Israël comme patrie de tous les juifs du monde. L'auteur précise dans un article publié par le Monde diplomatique que Israël, soixante ans après sa fondation, refuse de se concevoir comme une république existant pour ses citoyens. Près d'un quart d'entre eux ne sont pas considérés comme des Juifs et, selon l'esprit de ses lois, cet Etat n'est pas le leur. En revanche, Israël se présente toujours comme l'Etat des Juifs du monde entier, même s'il ne s'agit plus de réfugiés persécutés, mais de citoyens de plein droit vivant en pleine égalité dans les pays où ils résident. Autrement dit, une ethnocratie sans frontières justifie la sévère discrimination qu'elle pratique à l'encontre d'une partie de ses citoyens en invoquant le mythe de la nation éternelle, reconstituée pour se rassembler sur la «terre de ses ancêtres». Or, précise-t-il, «Ecrire une histoire juive nouvelle, par-delà le prisme sioniste, n'est donc pas chose aisée. La lumière qui s'y brise se transforme en couleurs ethnocentristes appuyées. Or les Juifs ont toujours formé des communautés religieuses constituées, le plus souvent par conversion, dans diverses régions du monde: elles ne représentent donc pas un ?ethnos' porteur d'une même origine unique et qui se serait déplacé au fil d'une errance de vingt siècles»

LA GRANDE PANIQUE «DES GARDIENS DU TEMPLE»

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les livres de Shlomo Sand ont été relativement bien accueillis par la société israélienne dans son ensemble car non seulement ceux-ci se sont bien vendus mais l'auteur a été reçu dans la plupart des médias lourds pour débattre de ses travaux et les grands quotidiens et hebdomadaires israéliens lui ont ouvert leurs pages. Les réactions ont été bien différentes en France par exemple où la plupart des médias ont tenté d'abord et comme d'habitude, d'étouffer toute critique touchant l'Etat d'Israël. Sand contourna cela par des conférences publiques universitaires ou locales dont le succès obligera les plus réticents à réviser leur position donnant encore plus de poids aux travaux du chercheur israélien. Et la consternation pour ne pas dire la panique des «gardiens du temple sioniste» n'eut d'égale que l'indigence de leur argumentation face à la sérénité d'un historien conscient que son travail était dérangeant mais qu'il revendique en tant que scientifique et qui plus est citoyen israélien. Si on ne s'étonne plus de la véhémence militante sioniste d'une Elisabeth Lévy sermonnant presque Shlomo Sand sur son «manque de judéité» (voir à ce sujet le Point en ligne du 8 septembre 2012), on est, par contre, surpris par un Jacques Attali qu'on croyait sensible à l'argumentation scientifique et qui se révèle être plus un rabbin qu'un sherpa (lire à ce sujet le débat lors de sa rencontre avec Sand dans l'Express en ligne du 30.01.2009). Qui disait donc que les pires étaient les nouveaux convertis ?

DES NOUVEAUX HISTORIENS PARTOUT ?

Au-delà des problèmes liés à la question sensible du Moyen-Orient que soulèvent directement ou indirectement les travaux des nouveaux historiens israéliens dont ceux de Shlomo Sand particulièrement et qu'il faudra tôt ou tard régler de la manière la plus juste et la plus équilibrée possible, la problématique fondamentale poursuivie par ces chercheurs concerne le rôle de l'histoire en tant que science et celui des historiens en tant producteurs de mémoire et de sens dans toutes les sociétés du monde. Ces chercheurs, dont la rigueur scientifique, la probité intellectuelle et l'engagement humaniste sont évidents, montrent qu'on ne peut instrumentaliser l'histoire sans subir, tôt ou tard, des conséquences qui sont toujours désastreuses sur les sociétés, toutes les sociétés.

Au moment où justement, l'histoire s'invite dans l'actualité partout, tous les jours et dans tous les pays, il faut espérer que ces préoccupations essentielles soient renforcées par la multiplication de ce type d'écoles dans tous les pays et que l'on pourra constater comme Sand que «Des chercheurs, en nombre croissant, analysent, dissèquent et déconstruisent les grands récits nationaux, et notamment les mythes de l'origine commune chers aux chroniques du passé. Les cauchemars identitaires d'hier feront place, demain, à d'autres rêves d'identité.

A l'instar de toute personnalité faite d'identités fluides et variées, l'histoire est, elle aussi, une identité en mouvement». Alors les sciences en général et celles de l'histoire en particulier reprendront peut-être leur place véritable, c'est-à-dire «la fabrique» de la connaissance essentiellement tournée vers la fraternité humaine et la paix.

* Enseignant-Chercheur