Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le gaz de schiste, un dossier technique qui devient très politique

par Abed Charef

Pour ou contre l'exploitation du gaz de schiste ? La polémique techniciste cache en fait un problème politique, lié à la crédibilité des institutions.

C'est la grande confusion. En plus de la polémique qu'elle suscite en raison de ses retombées sur l'environnement, l'exploitation du gaz de schiste soulève une autre tempête, qui ajoute de l'opacité à un dossier déjà très complexe : alors que certains pays foncent tête baissée, d'autres tirent la sonnette d'alarme, affirmant que l'exploitation n'est pas rentable.

La Chine est venue allonger la liste des pays qui ont décidé d'y aller. Elle a lancé un appel d'offres pour l'exploration de vastes territoires, suscitant l'enthousiasme des grandes compagnies pétrolières, qui ont exprimé leur intérêt. Les réserves exploitables chinoises de gaz de schiste représenteraient l'équivalent de 250 années de production algérienne au rythme actuel. Si l'opération aboutit, elle pourrait bousculer le marché mondial du gaz.

La Pologne et un certain nombre d'anciens pays de l'Est ont suivi le même chemin. Mais le champion reste l'Amérique. Grâce au gaz de schiste, les Etats-Unis sont redevenus le premier producteur mondial d'énergie. Dans quelques années, ils pourraient devenir exportateur net d'énergie. Et malgré les alertes et les mises en garde, ce résultat a été obtenu sans qu'aucune catastrophe écologique significative ne soit signalée, même si la vieille théorie du complot attribue aux puissantes compagnies pétrolières américaines, la capacité de cacher n'importe quel scandale.

A l'opposé, la France a décidé un moratoire pur et simple sur l'exploitation du gaz de schiste. En raison des incertitudes, François Hollande, prudent, a fait le même choix que son prédécesseur, supposé proche des lobbies de l'énergie. Il a mis fin aux travaux de l'exploration, en attendant que la situation mûrisse. L'Afrique du Sud et d'autres pays, disposant d'institutions délibérantes plus stables et plus crédibles que l'Algérie, ont fait le même choix dicté par la prudence. Pour ces pays, l'exploitation du gaz de schiste présente, à l'heure actuelle, trop d'inconvénients, que les écologistes ont largement évoqués : risque d'instabilité du sol, pollution des nappes d'eau, utilisation de produits dangereux, etc. En Algérie même, une conférence sur le sujet sera organisée samedi 3 novembre à Alger.

Pourquoi les Etats-Unis ont-ils investi dans le gaz de schiste si cette activité était aussi dangereuse ? Le méchant capitalisme américain serait-il si insensible, si peu regardant, pour prendre autant de risques ? La question est posée avec d'autant plus d'acuité que ce sont les deux premières puissances économiques au monde qui ont décidé d'exploiter le gaz de schiste. Le choix français ne serait-il qu'une coquetterie dangereuse, qu'un pays riche comme le France peut assumer, mais pas un pays dans la position de l'Algérie ?

La Chine n'est certes pas un modèle de démocratie, mais c'est un modèle d'efficacité. Sa dépendance énergétique l'a poussée dans cette direction. Il en est de même pour la Pologne, trop dépendante envers la méchante Russie. Quant aux Etats-Unis, ils ont affirmé, depuis le 11 septembre, leur volonté de réduire leur dépendance énergétique. On peut donc arriver à une première conclusion: les pays soumis à une contrainte quelconque ont franchi le pas et décidé d'exploiter le gaz de schiste.

TROP DE GAZ TUE LES REVENUS DU GAZ

Pour l'Algérie, la situation est assez différente. Il s'agit de renouveler des réserves de gaz sur le long terme, tout en assurant le volume d'exportation nécessaire pour financer l'économie. Mais les handicaps sont encore plus contraignants : non maîtrise de la technologie, ressources en eau rares, risque de contaminer une nappe d'eau et des systèmes très fragiles. A cela, il faudrait ajouter les risques économiques : à supposer que ces ressources deviennent exploitables à court terme, elles risquent de faire perdre de l'argent à l'Algérie, car elles provoqueraient un nouvel effondrement du prix du gaz sur le marché international, et rendrait aussitôt l'exploitation du gaz de schiste trop élevée.

Mais pour l'heure, c'est le marché américain qui est en train de faire le tri, pour éliminer précisément le gaz de schiste. En effet, le prix du gaz conventionnel a chuté durant les dernières années, pour se situer autour de trois dollars le million de BTU. Dans le même temps, le gaz de schiste conventionnel coûte autour de huit dollars le million de BTU. Il est près de trois fois plus cher. Résultat immédiat : les compagnies qui exploitent le gaz de schiste sont en train de mettre la clé sous le paillasson, l'une après l'autre. Les grandes compagnies peuvent amortir ces pertes dans leur volet « gaz de schiste » pour le compenser dans d'autres secteurs, mais elles sont contraintes de réviser leurs choix car les pertes sont trop élevées.

Est-ce une raison pour abandonner cette piste ? Non, dit Abdelmadjid Attar, ancien patron de Sonatrach et ancien ministre de l'Energie. Son argumentaire se base sur quelques considérations de bon sens. D'abord, l'Algérie ne peut se permettre de délaisser un secteur qui risque d'acquérir une importance vitale, dans quelques années, en cas de retournement du marché de l'énergie. Ensuite, le coût du gaz de schiste, plus élevé que le gaz conventionnel, demeure très bas par rapport aux énergies alternatives, comme le solaire. Enfin, dit-il, il s'agit pour le moment, d'exploration et d'expériences pour évaluer des réserves et tester les techniques. L'exploitation, dans le meilleur des cas, n'interviendrait pas avant cinq ans en Algérie.

DES INSTITUTIONS EN MANQUE DE CREDIBILITE

Pourquoi, avec autant d'arguments, la décision du ministre de l'Energie d'ouvrir l'exploitation du gaz de schiste, dans un cadre légal suscite-t-elle autant d'appréhension ? Pour trois raisons essentiellement. La première est une question de méthode. Le ministre a choisi de passer en force, sans débat ni concertation. Ce n'est pas l'accord d'un parlement sans substance qui va changer cette réalité. La décision de M. Yousfi apparaît comme un coup de force, une tentative d'imposer un fait accompli.

La seconde raison est intimement liée à la première : le gouvernement n'est pas crédible, il occulte des faits, en maquille d'autres, sans aucune sincérité. Il veut dribbler l'opinion, la tromper, non la convaincre.

La situation est aggravée par le manque de crédibilité des institutions algériennes. Tout est entre les mains de l'exécutif. Les institutions d'arbitrage n'ont aucune indépendance. Officiellement, l'Autorité de régulation des hydrocarbures (ARH), qui devrait être créée dans la nouvelle loi sur les hydrocarbures, aurait pour mission d'assurer la protection de l'environnement et particulièrement celle des nappes phréatiques. En réalité, cette agence semble destinée à subir le sort de toutes les institutions d'arbitrage, et à finir dans la soumission, comme les commissions de surveillance des élections !

Du coup, la question du gaz de schiste change de nature. On n'est plus face à un problème économique ou technique, mais face à une question éminemment politique. Il ne s'agit pas de se prononcer pour ou contre le gaz de schiste, de manière dogmatique ou pour des considérations économiques, défendables ou non ; il s'agit plutôt de mettre sur pied des institutions légitimes, crédibles, compétentes, capables d'analyser une situation et de prendre, en connaissance de cause, la décision la plus adaptée. Tant que cela ne sera pas réalisé, toutes les décisions du gouvernement, sur le gaz de schiste ou sur la création de fonds souverains, sur l'investissement d'une partie des réserves de change ou tout autre sujet, seront critiquables. A juste titre.