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Au pavillon des angoissés

par El Yazid Dib

Dans le «pavillon des cancéreux» Soljenitsyne fait le récit du quotidien d'un service de cancérologie où des praticiens, des brancardiers et des patients se demandent chacun le sens à donner à leur vie. Ils sont tous sous une influence quelconque.

Professionnelle, sociale ou politique. Le récit est une esquisse de la société russe de 1955. Il traite en particulier des relations entre différents personnages très opposés les uns aux autres. La maladie, la sinistrose et la mort sont les ingrédients de cette trame romanesque. Il y est aussi état de haine et d'inimitié. L'effectif de ce CAC de nos jours est donc pris entre impuissance face à la maladie, contraintes matérielles et espoir des traitements et de jours meilleurs. L'effectif de notre pavillon, à nous est pris en tenaille entre l'accomplissement d'un devoir et le désir stressant de le fuir. Les malades ne souffrent d'aucune pathologie organique, ils endurent cependant le trouble chronique.

Au pavillon des angoissés c'est à peu près la même chose, sauf que l'embryon du récit se déroule pas trop loin de chez nous. Nous le vivons tous à des niveaux divergents. Il s'agit en fait une grande maison. Les murs et l'enceinte des murs sont faites par des opérations inscrites dans un plan national de développement. Tout y est, sauf ce développement. Tous les résidents sont dégoûtés autant que le maitre des lieux ne semble s'abreuver que du nectar déplaisant de l'inconvivialité et de l'inconstance. Ressemblant moins à ce Roussanov, chef incontesté du parti Il est là, cédé par défaut à son rôle de père de famille ; apte à n'éjecter de ses naseaux et par sa mine continuellement patibulaire que prémonition et graines d'agressivité. Dans ces lieux affligés, pourtant nouvellement édifiés et inaugurés en grande pompes, la vie s'arrête au seuil. Au franchissement de ce portail nonchalamment gardés aussi par des âmes à la sève totalement égrenée. Là où tous les rêves suaves de la nuit n'ont plus d'avenir pour se perpétuer à l'intérieur. Car quand l'on y pénètre ; l'idée de mourir durant l'espace des heures de bureau s'affiche d'emblée et avec beaucoup de fausse discipline. L'échange de sourire n'est qu'une sorte de langage silencieux tenant lieu d'outil de communication entre les différents niveaux de l'immeuble.

Il est de ces comportements pourtant humains qui ne savent produire que de l'angoisse. Dans certaines cités où l'écrit est une tradition plus qu'une règle, la joie s'est enfuie de toutes les cavités cardiaques. Les cœurs sont pleins de fiel et vides de bonheur. Seule l'apathie remplit accentue le spleen et le désarroi. Il est vrai que des situations ubuesques et burlesques sont vécues chaque jour par tout un chacun. Il est tout aussi vrai que le non-sens se lance chaque jour pour défier la raison et la logique. De l'économique au politique, passant par le social et le philosophique, le citoyen vit à mourir de rire le repli sur soi, l'hilarité et la résignation fatidique. Dans les administrations ; ni les administrés ni les sous administrateurs ne sont heureux. Tout le monde baigne dans la frayeur et la trouille que peut causer une mauvaise humeur du chef. Il est aussi de ces administrations locales et décentralisées où pour faire descendre une chaise du quatrième étage où se situe la tête de la pyramide, l'on pense faire recours à un déménageur patenté astreint à se soumettre à l'obligation futile de trois devis contradictoires. Alors il serait judicieux que l'on fasse acheter par la sous-régie une corde à même de permettre de balancer vers le bas le dit mobilier, pensait son financier. C'est cela le ridicule qui ne tue pas. Mais cause une angoisse terrible à l'ouïe témoin de ces palabres budgétaires.

Dans un autre registre qui se lit et se déchiffre quotidiennement dans les maisons, les bureaux, la rue ; le visage des gens, des passants, des clients, des régentés, des responsables ne présente aucune lueur de contentement. L'on sent que nul n'est heureux ni dedans ni dehors. L'exultation n'a pas changé de camp, elle l'a vraiment foutu. Les fêtes d'entres cérémonies nuptiales ou promotionnelles n'ont plus le même goût et n'affectent en rien les neurones du bonheur pour qu'elles puissent susciter un semblant de gaieté ou un état d'extase ou de volupté. Perdre le sourire reste la pire des sanctions civiles et citoyennes. A qui la faute ? Un collègue m'avait soufflé à l'oreille comme un secret professionnel, qu'il allait demander sa retraite anticipée pour la seule raison que les gens qui l'entourent, le gouvernent ou l'assistent ne sont plus heureux, en soutenant mordicus que lui non plus. Ainsi, l'on voit, l'on sent que la morosité broie de jour en jour la ténacité des plus vaillants.

L'autre non-sens est à résumer que le costume gris souris, la cravate terne et la chemise incolore ne peuvent plus avec sourire et hilarité être arborés dans les couloirs d'une administration ressemblant plus à un cimetière qu'une unité institutionnelle. Dans cette situation, paradoxalement comique et souvent dramatique, l'on retrouve également le même décor taciturne quand la paix tant souhaitée se confine toujours dans la probabilité d'un attentat et tarde à venir se répandre aux alentours des endroits où la mort se profile pour faucher les têtes et exploser les cervelles.

Dans ces administrations la mort n'est que lente, minutée voire programmée.

L'autre terrorisme, plus grave car légal, est situé dans cette inquiétude meurtrière qui mine la totalité des citoyens quand ils se trouvent régentés sinon gérés par des gens moins enclins au savoir-faire et dont l'exclusif ravissement demeure la réjouissance que leur procure la supériorité qu'ils jubilent de pouvoir exercer sur le dégoût et la résignation des autres. Le non-sens n'a pas à être identifié tant qu'il vous crève l'œil à chaque lever de jour. Cette image de démérite est celle qui est accrochée à chaque étage du pavillon des angoissés. Elle se bouscule dans la tête des allants et venants ou des revenants.

Dans cette maison qui impressionne vite le visiteur toutes les heures sont dédiées à se ronger les ongles. Pour ses locataires, elle ne peut que donner l'aspect d'un mouroir. Une sorte de pavillon où règnent en absolu l'inquiétude et la tourmente. Même la ville dans laquelle où elle est implantée n'a pas l'air de respirer du bel air et de l'attachement à la vie. Elle est tel un chapelet d'obstacles, une litanie interminable de complexité urbaine. Un grand condensé de tous les maux qui désagrègent toutes les villes. De l'affaissement du terrain à l'habitat précaire ; la cité pourtant antique ne s'épargne pas de rajouter à son malheur le malheur des autres. Les gens qui y vivent notamment ceux de la grande maison régionale n'affichent pas leur aisance à être bien dans leur peau. Un semblant de manque quelque part tient fermement et dans le mutisme le plus étouffant à les étrangler davantage. Ils ne participent plus à jouir du jour, ils se limitent à le consommer pas plus. Pressés qu'il finisse, ils voient dans ce jour, un jour qui s'ajoute et se perd à leurs dépens dans l'oubli de la sarcelle du temps. La déprime tient lieu de fait du jour. Sinon, en fait de temps ; comment expliquer le pourquoi de ce fonctionnaire qui se fait entasser de papiers, de bordereaux, de feuilles d'émargement et de tout ce que l'ancienne administration avait produit comme scories ? Il n'est qu'un amas de fausses procédures.

« Le pavillon des angoissés » outre qu'il est un espace employeur n'est en finalité qu'une scène de tous les jours. Elle se passe aléatoirement et d'une façon presque identique à celles qui se font dans plusieurs endroits. Les héros de Soljenitsyne sont un peu partout dans notre pays. Voire dans nos institutions extra-hospitalières. Son « pavillon » est peint d'une couleur politique, le notre est teinté d'une nuance extrêmement bureaucratique et administrative. Ce type de pavillon se sent dans un for intérieur. C'est une sensation fortement moribonde. Il n'octroie pas le plaisir d'être, car la vie y est distillée au compte-goutte. En plus de la morosité et de la rouille managériale qui moisissent ses cavités cérébrales, le pavillon a tendance à devenir un pénitencier d'ordre semi-civil. « Si tu ne sais pas user de la minute, tu perdras l'heure, le jour, et toute la vie. » c'est ce qui semble animer les auteurs des deux pavillons. Car dans l'un ou l'autre le temps se consomme aux dépens du bonheur des locataires.