Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

UN NOBEL POUR UNE SCIENCE NON EXACTE

par Akram Belkaid, Paris

Les deux Américains, Lloyd Shapley et Alvin E. Roth, viennent donc de recevoir le Prix Nobel d’économie pour leurs travaux de modernisation de la Théorie des Jeux. Il s’agit d’un concept très large qui date du début du XXème siècle et qui, pour simplifier, fonde sa réflexion sur les systèmes de concurrence, de confrontation entre l’offre et la demande et, pour finir, de formation des prix. C’est là un domaine des plus classiques sur lequel ont travaillé des milliers d’économistes depuis les premiers écrits d’Adam Smith.

USAGE INTENSIF DES MATHEMATIQUES

On le sait, le thème de l’offre et de la demande, ou bien encore de l’évolution du marché, est fondamental en économie et Lloyd Shapley et Alvin E. Roth ont été récompensés pour avoir étendus leurs travaux aux domaines non-marchands, c’est-à-dire là où l’approche classique offre-demande doit prendre en compte d’autres facteurs tels que la gratuité, le bénévolat, l’intervention de l’Etat via des subventions sociales. En clair, les recherches de ces deux savants sont aussi une tentative de réponse aux nombreuses critiques qui mettent en cause les limites de l’économie moderne et son incapacité à décrire plusieurs sphères d’activités n’ayant rien à voir avec le secteur marchand habituel (là où le prix est censé être le résultat d’un ajustement parfait entre l’offre et la demande).

Comme nombre de leurs homologues, les deux économistes qui viennent d’être nobélisés, basent leurs travaux sur les mathématiques. L’objectif est de modéliser l’activité économique et d’en déduire un système d’équations et de lois suffisamment exhaustif pour décrire l’évolution et le comportement de cette même activité et des différents agents qui l’accomplissent. Et c’est là qu’apparaît l’une des finalités les moins connues du Prix Nobel d’économie. Trop souvent, ce dernier consacre des travaux et des réflexions basées sur une « mathématisation » à outrance de la discipline économique ce qui, par conséquent, a pour but de prouver qu’elle est une science exacte. Ce qu’en réalité, elle n’est pas et ce qu’elle ne sera jamais, au grand dam de nombre d’économistes qui ne cesseront jamais de cultiver un complexe d’infériorité vis-à-vis des mathématiques voire de la physique (laquelle est une science expérimentale mais dont les théories sont bien plus proches de l’exactitude que l’économie).

On connaît la fameuse boutade : un économiste est quelqu’un qui pourra peut-être vous expliquer demain pourquoi il s’est trompé hier… Au-delà de l’ironie, il s’agit de rappeler que malgré toutes les équations et formules mathématiques dont elle se pare aujourd’hui, l’économie reste une science imparfaite, incapable de tout décrypter et, surtout de tout prévoir. Ainsi, l’usage intensif des mathématiques dans les travaux des vingt dernières années, n’a pas permis de voir venir (et d’éviter) les grandes crises financières et économiques à commencer par celle qui pénalise actuellement les Etats-Unis et l’Europe. Nombre de recherches publiées en 2007 et 2008, notamment par les économistes travaillant dans de grandes banques d’affaires, sont même aujourd’hui de véritables sujets de plaisanterie puisqu’elles affirmaient que le retour à une croissance forte était imminent.

Bien entendu, il ne s’agit pas de déconsidérer l’économie ou de lui interdire l’usage des mathématiques. Mais, l’enjeu pour elle est de reconnaître ses limites, d’accepter l’idée que, tout comme l’histoire qui éclaire le passé, l’économie peut rarement jouer le rôle de sciences prédictives et que, surtout, l’usage immodéré de mathématiques, présentées comme caution en matière d’impartialité, ne peut faire oublier que cette science est directement influencée par des idéologies aussi différentes que contradictoires.

C’est pourquoi, il existe aujourd’hui de nombreux économistes qui, en Europe comme aux Etats-Unis, réclament une remise en cause de l’enseignement de cette discipline avec une réduction de l’usage des mathématiques et, in fine, une acceptation de son statut de science humaine.