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Le système de soins en Algérie : 1962-2012, de l'étatisation à son éclatement *

par Mohamed Mebtoul

Suite et fin

TROISIEME MOMENT SOCIOANITAIRE (1986-2000): MONTEE BRUTALE ET RAPIDE DU SECTEUR PRIVE DES SOINS.

Trois facteurs importants permettent de comprendre le sens des transformations du champ médical algérien durant la décennie 90, dominé par le renforcement rapide du secteur privé des soins (Mebtoul, 2010), tout en précisant qu'il a émergé durant la décennie 70, avec la présence de quelques cliniques privées, en particulier en gynécologie.

Le premier facteur est lié à la captation par le secteur privé des soins lucratifs, d'un nombre important de spécialistes de l'hôpital, exerçant principalement dans trois segments professionnels (chirurgie, gynécologie et cardiologie), qui avaient acquis une expérience professionnelle appréciable. En 2008, 60% de spécialistes exercent dans le secteur privé des soins, représenté, par des mondes socioprofessionnels très différenciés et hiérarchisés selon les générations de médecins, leurs spécialités, les moyens techniques investis et leur lieu d'implantation. N'oublions pas d'indiquer que le décret 99-236 du 19 octobre 1999, régulant l'activité complémentaire des spécialistes, va accroitre le nombre de médecins exerçant dans le secteur privé des soins. En effet, il autorise les spécialistes de l'hôpital à exercer dans les cliniques ou les cabinets privés pendant deux demi-journées par semaine.

De par leurs dysfonctionnements techniques et sociaux, les CHU vont «nourrir» et renforcer le secteur privé des soins (absence de toute césure). Celui-ci est indissociable du fonctionnement de l'hôpital et de l'Etat. Ecoutons ce directeur de clinique : ««L'hôpital avait entamé sa descente aux enfers. On nous obligeait à partir. C'est l'Etat qui va nous permettre d'acquérir les terrains, pour construire les premières cliniques privées à Oran» (chirurgien, 18 d'expérience).

La désaffiliation de l'élite médicale à l'égard de l'hôpital s'ancre dans une stratégie individuelle de reclassement déployée au profit du secteur privé des soins. Il s'agissait d'accéder à la réussite sociale et professionnelle qu'elle n'a pas pu concrétiser à l'hôpital. En Egypte, Chiffoleau (2002) relève un processus analogue: «Aujourd'hui, après une série d'échecs, le champ médical se recompose à la faveur du retour au libéralisme. Si les médecins ont trouvé un espace propice à l'invention de nouvelles formules pour parvenir à la réussite, ou du moins à un certain reclassement, on ne saurait dire si les conditions justes sont réunies».

Deuxième facteur important: le secteur privé des soins n'hésite pas à acquérir les techniques médicales les plus récentes (Scanner, IRM, etc.). A titre d'indication, il dispose de 47 scanners. Les 13 CHU n'en disposent que de cinq. L'extension rapide et brutale du secteur privé des soins a pu s'opérer aussi grâce à l'importation de la technologie médicale assurée par deux nouvelles figures d'acteurs que sont les médecins-entrepreneurs et certains patrons privés (fromagerie, bijouterie) qui n'hésitent à investir dans la médecine, tout en déléguant les actes médicaux à l'élite médicale. A côté des soins privés qui s'ancrent fortement dans la société, par la médiation de l'objet technique valorisé aussi bien par les patients que les professionnels de la santé, en l'absence d'une relation sociale de proximité et de confiance produite par les institutions sanitaires (Azzouz, 2009), l'Etat ne cesse d'évoquer de façon très rhétorique la réforme de l'hôpital et une contractualisation sans cesse reportée. Elle est pourtant essentielle pour identifier de façon transparente le montant des actes médicaux et les agents sociaux qui doivent contribuer au financement du système de soins. Le secteur privé des soins a acquis en grande partie le monopole important des examens dits «complémentaires», effaçant toute concurrence avec le secteur étatique des soins dont le personnel de santé n'hésite pas à conseiller et à orienter le patient vers tel ou tel laboratoire d'analyse privé, contribuant à accroitre la part de financement des ménages dans les dépenses de soins.

Le troisième facteur plus macrosociologique est lié à la configuration sociopolitique empruntée par les pouvoirs publics durant la décennie 90, mettant fin à la logique de soupçon à l'égard du secteur privé des soins, très prégnante au cours de la décennie 70. A partir de 1994, ils souscrivent au plan de réajustement structurel imposé par le FMI. La définition de la politique de soins s'élabore en partie sous la contrainte externe de la Banque Mondiale. Les pouvoirs publics vont être conduits à élaborer un discours focalisé sur la nécessaire «intégration» du secteur privé de soins au système de santé officiel. Ce moment sociosanitaire élaboré durant la décennie 90, représente une rupture avec la sacralisation de ce qu'il était convenu de nommer de façon rhétorique la «santé publique» au cours de la décennie 70. Mais tout en reconnaissant que le secteur privé des soins devrait être «complémentaire» du secteur étatique, les pouvoirs publics laissent faire, sans établir les règles permettant de donner sens à une forme sociale de coopération et de régulation entre le secteur étatique et le secteur privé.

L'élite médicale du secteur privé des soins construit ses réseaux, en s'appuyant sur les médecins spécialistes libéraux, dans une logique de captation des clients contraints de s'inscrire dans un rapport marchand fluctuant et larvé, sans une objectivation préalable des normes et des prix (Mebtoul, 2010). Il n'est pas étonnant que durant la décennie 90, le système de soin se présente comme un marché hybride et éclaté des soins. Le grand perdant est le patient anonyme contraint d'errer sans dignité sanitaire d'une structure de soins à une autre. Si l'hôpital sélectionne ses malades à partir du capital relationnel, déploie une temporalité en dents de scie, discontinue, ignorant la personne pour l'identifier à un numéro de chambre, en rupture avec l'urgence de l'acte médical ou chirurgical, les cliniques privées fonctionnent comme une machine à soigner qui s'interdit aussi de valoriser la dimension «prendre soin» du patient.

Nos enquêtes permettent d'indiquer que la personne malade, détentrice d'un savoir social (Arborio, 2001) est extérieure à la logique du système de soins. Ceci représente un autre élément structurel de son fonctionnement limité à une logique de soins curatifs. L''accueil des malades, n'a aucune consistance et pertinence relationnelle et cognitive. La réception des patients se présente de façon appauvrie et mécanique comme un face-face patient-planton, sans aucune médiation sociosanitaire crédible, permettant d'informer les patients, devant être identifiés comme des personnes porteuses d'un itinéraire thérapeutique qu'il importe aussi de comprendre dans sa complexité pour permettre d'accéder au sens du mal. La médiocrité de l'accueil, semble être en partie à l'origine de malentendus, de tensions et parfois de violence entre les protagonistes. «Nous sommes agressés» disent souvent les médecins. Mais ce sont bien les patients, de conditions sociales modestes et sans ressources relationnelles, qui sont contraints de recourir au médecin libéral ou à la clinique privée (Mebtoul, 2010). «J'ai été obligée de vendre mes bijoux pour payer la clinique privée parce que je ne pouvais pas attendre deux mois pour me faire opérer à l'hôpital et supporter les humeurs du personnel de santé».

4/ QUATRIEME MOMENT SOCIOSANITAIRE (2000-2012): UN SYSTEME DE SOINS PROFONDEMENT ECLATE.

Le système de soins est dominé durant cette dernière décennie par un renforcement important en termes de nouvelles structures étatiques de soins, grâce à une rente pétrolière conséquente. Mais on est plutôt dans une logique d'addition et d'éclatement des espaces sanitaires, nous rappelant la restructuration des entreprises étatiques, réalisée durant la décennie 80. Les établissements publics de santé de proximité (EPSP) et les établissements publics hospitaliers (EPH) créés en 2007, peuvent être caractérisés par trois éléments majeurs :

-Leur mis en place s'appuie essentiellement sur un découpage administratif qui efface la notion de territoire local de la santé essentiel pour comprendre profondément les attentes de la population.

-Leur «autonomie» se limite à l'octroi d'un budget aveugle, élaboré dans une logique strictement administrative, qui s'interdit de financer un véritable programme de santé. La multiplication des directeurs des établissements publics de santé de proximité, réduit en réalité les échanges entre eux (chacun son territoire), accroit les zones d'incertitude dans la région, en raison principalement de l'éclatement des pouvoirs, sans possibilité de régulation. On est en présence d'une autonomie fictive qui ne leur donne en aucune façon, la possibilité et le temps de pouvoir assurer un travail de proximité sociale avec la population locale, permettant de construire un rapport de confiance avec celle-ci. Une polyclinique située dans un quartier, ne sera pas nécessairement fréquentée de façon régulière par les patients, s'ils observent l'absence de prise en compte de leurs représentations sur la maladie, un accueil qui les «rend malades» selon leurs propos, ou une orientation silencieuse ou brutale du patient vers l'hôpital, sans lui fournir aucune explication. La bureaucratie sanitaire a construit la notion de proximité dans une dimension strictement administrative. Elle a occulté le fait important que les patients ne sont pas des consommateurs passifs de soins, mais des acteurs sociaux qui produisent de façon autonome leurs interprétations sur le fonctionnement de telle ou telle structure de soins, en référence principalement à la notion de proximité sociale. Celle-ci indique que les patients sont à la quête d'une reconnaissance sociale de la personne. «Ils ne m'ont pas accordé d'importance», disent souvent les malades et leurs proches parents. Ou encore: «Ils nous regardent d'en haut comme si on était des mouches. Pourquoi, ils ne nous considèrent pas» ?

- Enfin, le personnel de santé se perçoit à la marge du processus décisionnel, s'octroyant le statut «d'exécutants», sans implication active dans l'élaboration et la mise en place de programmes de santé élaborés de façon trop verticale et centralisée, valorisant uniquement la maladie en soi (Mebtoul, eds., 2011).

Conclusion

1-Le système de soins fonctionne de façon récurrente à partir de l'injonction administrative et politique, qui a pour effet pervers de multiplier les zones d'incertitude, et donc les pouvoirs et les territoires des uns et des autres, s'interdisant toute régulation des activités sociosanitaires assurées par les différentes structures de soins étatiques et privées.

2-Le système de soins n'a pas pris en compte et intégré la famille et le patient qui représentent pourtant des acteurs sociaux incontournables dans le processus de soins (Cresson, Mebtoul, eds., 2O10). Ils sont considérés de façon très réductrice comme de simples consommateurs de soins. Pourtant, les hôpitaux seraient dans l'incapacité de fonctionner sans la contribution décisive et active des proches parents des malades, paradoxalement, non reconnus comme des acteurs importants dans le champ médical, alors qu'ils assurent quotidiennement et dans l'invisibilité un véritable travail de santé.

*Cet article est en partie issu de la conférence donnée le 14 août 2012 à l'IDRH-Ecole de Management (Oran).

Sociologue, Unité de Recherche en Sciences Sociales et Santé (GRAS), Université d'Oran.

Références bibliographiques :

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