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Pourquoi la Syrie ?

par A. Benelhadj

Le dossier syrien est, à tort, vendu sous le même label mercatique de « Printemps arabe » que les troubles de Tunisie et d'Egypte. On sait que le sort de ce pays, comme d'ailleurs celui de la Libye, relève plutôt du traitement infligé à l'Afghanistan et à l'Irak. Ces cas participent d'un modèle empirique ancien, à multiples variantes, élevé à la hauteur d'une doctrine (Monroe) en Amérique du Sud, à l'époque où les Etats-Unis expérimentaient leur futur destin d'Empire au détriment des anciennes métropoles coloniales européennes.

1ère partie

Il peut se manifester de manière directe, brutale et ponctuelle ou indirecte, diffuse et insidieuse sur de longues durées. Il a été appliqué avec plus ou moins de succès par exemple à Cuba en 1962, au Chili le 11 septembre 1973, à Grenade (octobre 1983), à Panama (décembre 1989), ou encore contre le Venezuela de Hugo Chavez en avril 2002.

Le dossier syrien est complexe, fortement déterminé par un contexte régional qui cumule les conflits et des enjeux qui touchent à des domaines très variés, impliquant des acteurs de poids et de statuts différents, dont les intérêts qui se chevauchent ne peuvent être partitionnés en deux camps opposés. Il en résulte un paysage antagonique brouillé dont on ne peut aisément prévoir l'évolution. Comparativement, toutes réserves et proportions gardées et cela sans minorer les souffrances subies par ses habitants, le cas tunisien a été relativement plus simple dans ses causes et dans ses effets.

Nous nous trouvons face à un conflit bloqué militairement sur le terrain (il dure depuis près de 2 ans) et bloqué juridiquement à l'ONU où le Conseil de Sécurité n'arrive pas à une interprétation des faits commune à tous ses membres ni à l'élaboration d'une résolution à même d'aider à y mettre un terme.

Dans ces circonstances, la tentation est grande d'outrepasser la légalité internationale, comme en mars 2003 en Irak et comme dans tous les cas précédents où les Nations Unies étaient considérées plus comme un obstacle, un « machin » procédurier, que comme cadre péremptoire nécessaire à la paix entre les nations. Les Etats-Unis sont en pleine campagne présidentielle jusqu'à novembre prochain. Le sort du locataire du Bureau Ovale est incertain. Cela n'incite guère la Maison Blanche à des prises de risque en matière de politique étrangère.

Toutefois, face au veto russe et chinois qui prolonge indéfiniment une affaire dans laquelle les opposants au régime syrien paraissent perdre pied, Washington donne des signes d'impatience et, sous couvert de la Grande Bretagne et de la France, peut être tenté d'abréger les hostilités et le mandat de Bachar El Assad. A l'inverse de son prédécesseur qui prisait les actions d'éclat et la mise en scène de la puissance américaine, Obama, tout en ayant à cœur la défense des intérêts de son pays par tous des moyens dont disposent ses armées, adopte une stratégie plus contenue et une communication infiniment plus policées, préférant laisser à ses « alliés » le privilège de l'apparence. Discrétion et efficacité. Ainsi en fut-il de l'élimination de Ben Laden et de Kadhafi. Ainsi en est-il d'une Amérique dorénavant soucieuse de son image.

Quoi qu'il en soit, sous quelque allégation que l'occident la présenterait, une intervention militaire directe en Syrie serait lourde de conséquences et impliquerait bien davantage que la chute d'un « cruel dictateur ».

On ne peut comprendre la crise syrienne, sans reprendre et récapituler les principaux événements qui l'ont précédée pour discerner quelques portes de sortie et espérer trouver une réponse à cette question essentielle : qu'est-ce qui se joue au juste en Syrie ?

La révolution tunisienne, un séisme politique, degré 10 sur l'échelle de Bouazizi.

Lorsque le peuple tunisien a fait basculer le système Ben Ali, un des plus solides et des plus anciens représentants des intérêts occidentaux dans le monde arabe, le choc a été terrible.

Jamais aucun homme politique sérieux ? y compris de ce côté-ci de la bêtise universelle - n'aurait cru les Tunisiens ordinairement « si doux, si pacifiques, si obéissants, si amicaux, si gentils, si? serviles », capable de se rebiffer et de renverser un dispositif répressif effroyablement raffiné dont nos voisins maîtrisent des arcanes forgées à l'époque où les navigateurs phéniciens civilisaient les rives de la Méditerranée.

Tout cela avec une facilité (toute relative) déconcertante. De plus, une révolution économiquement efficace : « à peine » quelques centaines de victimes? Pour une surprise, ce fut une surprise : du genre de celles que prisent les intellectuels de salon qui font défont le monde tous les dimanches après la messe, sur les rives septentrionales de Mare Nostrum.

On peut mesurer le niveau de la secousse subie à l'aune des mésaventures de la ministre française des Affaires Etrangères qui révélait en réalité le désarroi de tout le cabinet réuni pendant toute la durée de la « crise » à l'Elysée autour d'un président pris, comme beaucoup de ses homologues européens, complètement à contre-pied. Michèle Alliot-Marie, il faut le dire, a tenu le rôle habituel dévolu aux fusibles.

MAM n'a rien d'une Marie-France Garaud qui ne s'est jamais trompée de cause et, lucide sur l'intégrité et la fiabilité des hommes politiques, n'a que rarement confondu tactique et stratégie. Ballottée par les secousses d'événements qu'elle n'a pu contrôler ni convenablement interprétés, MAM a tenté en vain de reprendre pied dans des campagnes présidentielles et législatives où elle y laissa un mandat qui sonne la fin d'une carrière.

La révolution tunisienne rappelle le même genre de surprise, d'affolement ingérable, qu'ont connu Mitterrand et toute la « classe politique » française lors de l'effondrement du Mur de Berlin en 1989. Y compris ceux qui prétendent rétrospectivement y avoir été très tôt avec leur piolet pour casser du mur?

Lorsque le tour de l'Egypte et de Moubarak avait suivi, ce ne fut plus une surprise, mais une véritable panique qui déferla sur les chancelleries désemparées de n'avoir rien vu venir ? de ce gabarit en tout cas - et se demandaient ce qu'il pouvait bien en advenir dans le reste des royaumes et républiques bananières qui assurent la prospérité de leurs affaires.

Même les Israéliens dont, par excès de culpabilité ou de veulerie, on vante à tout crin le savoir-faire (très surfait) en la matière, ont été pris au dépourvu. La propagande est particulièrement nocive pour les systèmes qui se laissent prendre à leurs propres travestissements et s'auto-intoxiquent en se gargarisant de leur infaillibilité et de leur omnipotence. C'est encore plus vrai des «élus » autoproclamés qui croient trouver auprès de l'Eternel un supplément de perspicacité que la scolastique est incapable de transmettre. Les addictions spirituelles, plus que toutes les autres, pèchent toujours par un manque de lucidité et, coincées dans le passé, se constatent par un déficit prospectif, dès que les équations cessent d'être linéaires.

Au grand désespoir de Memona Hintermann1 , un accueil très cordial et très chaleureux a été réservé à Kadhafi en décembre 2007 (le dirigeant libyen reçut Nicolas Sarkozy sous une tente bédouine installée dans le parc de l'hôtel Marigny). El Assad, lui, a été invité quelques mois plus tard pour honorer le défilé du 14 juillet 2008. Tous ces égards cadrent mal avec la violente et soudaine animosité dont ils furent l'objet par la suite.

Ce revirement d'attitude souligne l'improvisation des réactions et témoigne de l'absence d'une stratégie, révélant peut-être une progressive perte d'influence qui ne date pas d'ailleurs de l'arrivée de Sarkozy à l'Elysée. La plupart des think thank français sont soit délocalisés au cœur de l'Empire, soit des succursales, rejets de souche des transnationales de la stratégie qui font et défont l'actualité économique, financière et politique de la planète.

Le refus en avril 1986 par Chirac du survol du territoire français par les F111 US pour Bombarder la Libye2 , le coup de colère du même Chirac à Jérusalem contre les policiers israéliens qui l'empêchaient de s'approcher des Palestiniens ou la déclaration de Villepin au Conseil de Sécurité du 14 février 2003 ont masqué une tendance de fond exposée au grand jour dès la mort du général de Gaulle (un atlantisme solidement ancré dans la société politique française, qu'on peut remonter à Tocqueville) : la « grandeur déraisonnable » a vécu et la France devenait peu à peu « réaliste » et « pragmatique », convaincue de l'objectivité incontournable des contraintes et des limites de ses ambitions.

La « rue arabe » avait témoignée jusque-là d'une si grande inaptitude au respect de soi, d'une si conciliante docilité que plus personne jusque-là n'osait croire qu'un jour dans un quelconque pays arabe un vendeur de quat'saisons improviserait une immolation printanière suffisante pour emporter des potentats sourcilleux, vicaires des Empires, solidement vissés à leur trône.

L'EMPIRE CONTRE-ATTAQUE

Après avoir tenté d'endiguer un processus qui menaçait de se propager à tout le monde arabe (Jordanie, Maroc, Bahreïn, Yémen?), donnant la main à des « indignés » contre l'ultralibéralisme qui prolifèrent un peu partout dans le monde, des initiatives ont fusé d'Europe et d'Amérique, avec la collaboration d'Israël, pour rebondir et mettre le feu dans la partie du monde arabe qui échappait au contrôle total de l'Hyperpuissance (comme on ne dit plus).

Ceci, en commençant par les pays politiquement fragiles, éloignés du « front » israélo-palestinien, déjà passablement « passés à l'ouest » et qui s'estimaient naïvement à l'abri d'une subversion ourdie par des « amis ». Ainsi en fut-il des instruments dont l'Empire se défait après usage : Somoza, Noriega, Ben Laden, Saddam Hussein, Kadhafi? La liste des supplétifs en CDD est longue, quelle qu'en soit la durée.

Ainsi fut-il des rues d'Alger où, à défaut de marrées populaires courroucées, on eut droit pendant quelques week-end à une théorie étriquée de « révolutionnaires » décatis encore moins nombreux que les journalistes et photographes de presse venus pour amplifier les fracas de leur cause : un flop médiatico-politique qui n'eut pas de suite.

Profitant de la grandiloquence élimée du personnage de Kadhafi qui n'avait plus rien de commun avec le « garnement » remuant et imprévisible des années 1970-80, la tâche fut plus facile. D'autant plus aisée que (s'étant préalablement rendu en rase campagne), la dangerosité du « maître de Tripoli » se limitait à une rhétorique passablement avachie.

Hors du contexte de la Guerre Froide, comme beaucoup de régimes idéologiquement incertains, le « kadhafisme » avait déjà perdu l'essentiel de ses coordonnées.

Le contexte tribal local en équilibre instable, la taille du territoire, la faiblesse de la densité? favorisèrent un renversement qui fut néanmoins plus long (« quelques jours » lançait l'exécutif français en mars) et plus dispendieux que prévu, notamment en vies humaines. Les Français sauront un jour qu'on leur a beaucoup menti et qu'on en a pris une fâcheuse habitude... Mais d'ici là? l'amnésie opportune des peuples qui fait la fortune politique des prestidigitateurs et des agioteurs aura fait son office.

La nouvelle tactique américaine qui consiste à exposer les vassaux sous les feux de la rampe, à tirer les ficelles dans les coulisses et à contrôler toutes les opérations par des moyens que seul l'Oncle Sam est à même de mobiliser, brouilla un temps les cartes. Beaucoup d'atlantistes ont craint, à tort, le déclin de l'Amérique plus espéré que prédit par ses ennemis doctrinaux.

A cette confusion apparente s'est ajouté le refus de l'Allemagne de s'aligner sur Paris, avec en arrière-fond un contentieux plus sérieux et plus préoccupant à propos de la crise de surendettement des pays de l'Union, mais aussi de divergence ? à l'avantage de l'Allemagne - qui se creuse entre les deux principaux piliers de la construction européenne3 .

Merkel s'était opposée en juin à tout projet d'intervention militaire. Mais elle a pris d'autres décisions plus préoccupantes, passées inaperçues au cours de l'été : à la mi-août, la « Cour constitutionnelle allemande a autorisé l'armée allemande (la Bundeswehr) à utiliser des moyens militaires sur le territoire national contre d'éventuelles menaces terroristes ». Cette mission, comme dans la plupart des pays du monde, est dévolue aux forces de police. Se rappelant du régime nazi qui s'est distingué par des mesures similaires, le parti Die Linke a été bien seul à regretter une décision qui « ouvre la porte à une militarisation croissante de la politique intérieure et la suppression des droits démocratiques ». (AFP, V. 17 août 2012, 13h16)

Reste que (lors du vote de la Résolution 1973 au Conseil de Sécurité) la neutralité de la Chine et de la Russie (mais pas seulement) demeure encore obscure. Une sous-évaluation des intentions réelles des Etats-Unis de leur part ? Il serait naïf d'y songer une minute. Sans cette neutralité, la résolution 1973 (largement violée en sa lettre et en son esprit), il est probable que la campagne de Libye aurait été compromise ou plus complexe à mettre en œuvre.

On peut facilement écarter une influence dont Paris s'était prévalu et que les observateurs les plus sagaces et les plus indulgents mettaient sur le compte de la campagne difficile à laquelle se préparait le président français pour sa réélection en 2012. Il n'y avait que les communicateurs tarifés pour croire aux « brillants succès internationaux » de la France.

La « Révolution du jasmin », suite et? fin

 « Vos amis qui vous prédisent des malheurs en viennent bientôt à les souhaiter, et les provoqueraient au besoin pour conserver votre confiance » (Sacha Guitry)

Outre les monarchies golfiques, dont les mœurs politiques démocratiques sont mondialement saluées, de l'Irak au Maroc, en passant par ceux gagnés par le « printemps », l'Egypte, la Libye et la Tunisie, tous ces pays arabes « amis » de l'Occident ont vu leur gouvernement confié à des partis islamistes précipitamment qualifiés de « modérés ».4 Comme on le comprend?

A suivre...

Note :

1 Hadj Ahmed Bey : Le viol du bourdon. En marges de la visite de Kadhafi à Paris. Des affaires étrangères aux étranges affaires. Le Quotidien d'Oran, 23 décembre 2007.

2 L'Espagne a opposé un refus identique qui a obligé les bombardiers américains partis de grande Bretagne ? ravitaillés en vol - à un long détour par Gibraltar.

3 Systématiquement, Merkel a bloqué les desseins de son homologue français. De l'Union Pour la Méditerranée, il ne reste aujourd'hui plus rien. Eut-il fallu pour cela qu'il y ait eu initialement un programme crédible. Quand on se rappelle la compétition des benêts de la rive sud pour la « présidence » qui échut finalement à « feu » Moubarak? C'est à reculons, sous fortes pressions américaines habituelles, que l'Allemagne a « prêté » 100 millions d'euros au Conseil national de transition libyen. (Associated Press, D. 24/07/2011 à 15:39). Berlin maintient une bonne distance avec les initiatives franco-britanniques sur la Syrie.

4 Des dizaines d'intégristes avaient fait exploser le Mausolée du cheikh Abdessalem al-Asmar, un théologien soufi du XVIème siècle, à Zliten, à 160 km à l'est de Tripoli. Par ailleurs, des témoins ont indiqué qu'un autre mausolée, celui du Cheikh Ahmed al-Zarrouk, avait été détruit à Misrata, à 200 km à l'est de Tripoli. Les intégristes s'opposent à ces sanctuaires érigés à la mémoire de saints car ces derniers font l'objet d'une « vénération » qui, selon eux, contrevient à l'unicité de Dieu, précepte fondateur de l'islam. (AFP, S. 25 août 2012, 23h28). Cette question mériterait des développements et des précisions qui dépassent le cadre de cet article.