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Y a-t-il une philosophie islamique ?

par Omar Merzoug *

Suite et fin

Il s'agit donc de montrer que les philosophes échouent la plupart du temps à prouver leurs thèses. On a affaire à une critique des prétentions des philosophes à démontrer la véracité de leurs affirmations. Et comme ils sont impuissants à le faire, ils tombent logiquement dans des propositions qui finissent par se contredire. Au reste, chacun peut constater que l'accord est impossible entre le déisme, le naturalisme et le matérialisme. Si, par la raison, instrument dont se servent les philosophes pour attester la supposée véracité de leurs thèses-, on peut ruiner celles-ci en faisant usage de cette même raison, c'est que la raison est à double tranchant. C'est assez dire qu'il ne faut point accorder à cet outil une fiabilité absolue. Or, les philosophes en font une sorte d'idole à laquelle volontiers ils sacrifient. Son traité «Tahâfût al-falâsifa» rappelle que les philosophes qui aiment à se dire «gens de démonstration» (ashâb al-burhân) sont eux-mêmes incapables de fonder sur des preuves assertoriques leurs affirmations et que leurs thèses ne répondent pas aux critères d'administration de la preuve. Au XIe siècle, il s'est donc trouvé un Persan d'Islam qui a refusé de suspendre à la pensée d'Aristote l'édifice des certitudes. Avant Kant (1724-1804), Al-Ghazâlî a su dire l'impuissance de la raison humaine à unir les esprits. Il note les divergences profondes et les positions irréconciliables entre les matérialistes de l'antiquité et les platoniciens. Il insiste sur le fait que Platon a critiqué ses prédécesseurs et qu'il a été lui-même l'objet de la critique d'Aristote. Si la vérité est une, comment se fait-il que la philosophie soit déchirée par des contradictions aussi insurmontables, et si tel est le cas, comment espérer y recueillir la certitude ?

Dans son ouvrage, Tahâfût alFalâsifa (L'Incohérence ou l'Effondrement des philosophes), Al-Ghazâlî indique lui-même l'objet du livre et sa visée. « Une catégorie de gens, qui croient se distinguer de leurs semblables et de leurs pairs par un surcroît de vivacité d'esprit et d'intelligence, ont abjuré les obligations rangées par la religion islamique au nombre des actes cultuels, ont méprisé les rites de la religion au rang desquels les offices des prières et l'évitement des interdits, ont dédaigné les pratiques cultuelles et les châtiments y afférents de la Loi et n'ont pas observé ses arrêts et ses limites. » Et d'où viendrait leur incroyance ? al-Ghazâlî répond : « Il n'est d'autre source à leur incroyance que l'audience et la réputation qu'ont acquises parmi eux les noms de Socrate, d'Hippocrate, de Platon, d'Aristote et de leurs semblables » Dans les premières pages de son traitéTahâfût al-falâsifa, al-Ghazâlî a dressé la liste des vingt questions où il se fort de montrer l'impuissance radicale des philosophes à prouver quoi que ce soit. Al-Ghazâlî se propose de mettre en évidence aux yeux de chacun leurs contradictions et leurs différends. Parmi les questions qui, pour la doctrine musulmane, ont une très grande importance, nous nous en tiendrons à celle-ci :L'univers est-il incréé ou créé et l'est-il de toute éternité ? Faut-il admettre une création ex-nihilo ou une création faite à partir d'une matière préexistante ?         

La tradition monothéiste, qui s'appuie sur des textes révélés et une tradition rationaliste grecque s'autorisant exclusivement de l'exercice de la raison naturelle, ne donnent pas les mêmes réponses à cette question. Dès lors que ces traditions se sont rencontrées dans l'histoire, les problèmes des rapports de la raison et de la foi, de la révélation et de la création ne pouvaient pas ne pas se poser. Les textes que les Musulmans font traduire, à partir du milieu du 8e siècle, de Platon, d'Aristote et de Plotin évoquent un Dieu, un univers qui n'ont été créés ni « ex-nihilo » ni d'un « seul coup » en vertu d'une impératif divin (amr). On ne trouve pas non plus du reste chez les philosophes grecs une version de la « création en six jours ». La différence est si grande entre ces deux conceptions qu'on ne sait a priori comment on pourrait ne pas opter pour l'un au détriment de l'autre.

La difficulté est d'autant plus sérieuse qu'on a le sentiment très net que les philosophes de l'islam, notamment Abû Nasr al-Farâbî et Ali Ibn Sînâsemblent réduire la création du monde à une expression métaphorique (Majâz). Dieu n'est pas, pour les philosophes, le créateur de la matière, mais il en est l'artisan, c'est-à-dire celui qui la travaille comme un sculpteur travaille le matériau pour en produire une figure artistique. L'univers est à Dieu ce que la figure sculptée est au sculpteur. Et la production ?plutôt que création- est éternelle. Qu'est-ce que cela signifie ? Que le monde n'a pas été créé dans le temps. Il existe de toute éternité, (et quand on sait que l'Eternité est un des attributs de Dieu dans la doctrine islamique, cela pose un problème). Créer un univers de toute éternité, qu'est-ce que cela signifie ? Que Dieu n'a pu décider de créer un monde à un moment donné du temps, en un instant donné. Pourquoi ? Parce que, selon les philosophes, si vous dites que Dieu a, un moment donné, a formulé l'ordre impératif (amr) de créer le monde, comme il est écrit dans le Coran « Kûn fa-yakûn », dans une certaine finalité, vous dites quelque chose qui est indigne du Seigneur. En quoi ? En ceci que Dieu serait imparfait. En effet, désirer quelque chose est toujours le signe d'un manque ; on ne désire quelque chose que parce que précisément on en manque ou on en est privé. Or Dieu ne peut manquer de rien, Il est parfait. Comment pourrait-il désirer quelque chose ? Penser de la sorte, ce serait se représenter Dieu à l'image de l'homme ? Cela ne se peut. Par conséquent, parler de création d'un « seul coup » (duf'atwâhida) en vertu d'un « Amr », ce serait taxer Dieu d'imperfection. Condition indigne de Dieu dont la perfection est l'un des attributs essentiels.

Que dit le Coran de la création ? L'islam est, par excellence, la religion de l'Unicité divine (Tawhîd). Dieu est présenté à la fois comme transcendant et comme créateur. Dieu, selon le Coran, est le créateur de toutes choses (« Khaliqkullshay' »). Cette idée du Tawhîd interdit tout associationnisme (Shirk) et toute idolâtrie (Wathâniya). Il ne saurait y avoir, aux côtés de Dieu, une matière à partir de laquelle à l'instar d'un ouvrier, il aurait construit son ouvrage. Comment Dieu a-t-il créé le monde ? Quel est le secret de l'acte divin créateur ? C'est que ce le Coran ne nous dit pas. « On n'interroge pas Dieu sur ce qu'Il fait ; ce sont eux [les hommes] qui seront interrogés » (Coran, 21, 23) Ce qui nous est dit, c'est simplement que Dieu et les choses créées n'ont rien de commun, ne peuvent en rien se ressembler (Coran, 42,9-12). Par conséquent, le monde n'est pas à l'image de Dieu au sens où il nous suffirait de partir des choses créées pour nous représenter le Créateur.

Cela dit, est-ce qu'il est question dans le Coran de la création ex-nihilo ? Certains philosophes font remarquer que le verbe Khalaqa, couramment employé pour désigner la création, est parfois suivi de la particule min, ce qui peut, disent-ils, évoquer l'idée d'une matière préexistante.

Pour les philosophes, Dieu est perfection et immutabilité. Or la création est un mouvement (l'impératif divin est un Amr) qui suppose un mouvement. Et le mouvement est, comme le disait Aristote le passage d'une puissance, d'une moindre perfection à l'acte, à une plus grande perfection. Or Dieu ne peut être imparfait et la création aurait entraîné un mouvement. Or, Dieu est immobile. Les philosophes répondent aux théologiens de l'islam qui parlent d'une création du monde dans le temps qu'on ne saurait s'expliquer que Dieu ait créé les choses à tel moment et non pas à tel autre. Si Dieu a créé le monde maintenant, cela voudrait-il dire qu'Il n'en était pas capable avant ? Comme ces hypothèses sont infondées, il faut admettre la seule thèse qui reste, celle de l'éternité du monde.

Al-Ghazâlî répond à cet argument en se demandant où les philosophes ont pu trouver l'idée selon laquelle la création du monde dans le temps serait en contradiction avec la volonté éternelle de Dieu. C'est une idée qui n'est pas du tout évidente et qu'il faudra prouver, ce que les philosophes ne font point, se contentant de la poser comme un axiome. Elle est donc arbitrairement avancée. Pour Aristote, Dieu n'a pas créé le monde et surtout pas à partir du néant. Le monde est éternel, n'a pas eu de commencement et n'aura donc pas de fin. On est, semble-t-il, assez loin du Dieu de l'islam, qui est un Dieu créateur (Khâliq). Sur ce point, al-Ghazâlî a pris son parti. A ses yeux, il choisit, non pas le Dieu d'Aristote, mais le Dieu des religions révélées. Pour Ibn Roschd, les choses se présentent de manière plus complexe : se disant aristotélicien de stricte obédience, il doit prouver à ses coreligionnaires et aux théologiens de Cordoue que la métaphysique d'Aristote et la métaphysique du Coran peuvent et doivent se concilier, l'enjeu étant pour lui l'avenir même de l'enracinement de la philosophie dans le monde arabo-musulman. Or, que comprend un musulman traditionnel, nourri de la théologie et de la métaphysique du Coran, en lisant Aristote ? Ceci que la matière est éternelle, qu'elle a toujours existé, qu'elle existera toujours et qu'elle n'a donc pas été créée au sens que donnent à ce terme les religions révélées. Il peut comprendre qu'Aristote conçoit Dieu comme l'artiste ou le sculpteur qui va donner forme à une matière préexistante. Dans la théologie coranique, faire de la matière un existant éternel, c'est en faire un dieu, et donc se rendre coupable du péché capital, l'associationnisme (Shirk).

Le monde, selon Aristote, n'a pas commencé et ne finira pas, c'est-à-dire qu'il est éternel dans le passé, et il est éternel dans le futur. Tout ce qui existe est l'actualisation d'une virtualité, tout ce qui existe est passé de la puissance à l'acte. Cette actualisation est un changement, puisque ce qui n'existait qu'en puissance est passé à l'acte. Changer, être en mouvement, c'est devenir ce qu'on n'était pas, mais ce que l'on pouvait devenir. Tout changement est un passage du possible au réel. Pour Aristote, rien n'existe qui ne soit déjà organisé, qui ne réalise une certaine perfection. Il n'y a pas d'interruption brusque ni de saut dans la nature. En d'autres termes, il ne saurait y avoir de création ex-nihilo parce que le néant qui n'est rien ne peut rien produire, et que l'idée de création suppose une rupture radicale, puisqu'on passe du non-existant à l'existant.

Quels sont les rapports du Dieu d'Aristote avec l'univers ? Pour Aristote, Dieu ne crée pas le monde, puisque celui-ci est éternel, il ne connaît pas, car, étant enfermé dans sa perfection, il ne peut appréhender ce monde de la matière, du mouvement et de la potentialité. Parce que c'est une imperfection que de penser l'imparfait. Si Dieu pensait le monde, il y aurait dans son être même de la matière et de la puissance, car son intelligence aurait besoin d'un objet extérieur à elle pour passer à l'acte.

Le défi que va se charger de relever Ibn Roschd consiste à tenter de concilier ce qu'énonce la Loi religieuse et les thèses des philosophes et, en particulier, d'Aristote.

L'insistance que mettent les philosophes de l'islam à tenter d'accorder le donné révélé avec les principes de la philosophie héritée des Grecs se double du fait qu'aucun d'entre eux n'a jamais, à la notable exception de Ar-Râzî, fait profession d'incroyance. Ils ont tenté d'exprimer en termes philosophiques le processus de la création, de donner un sens compatible avec le Coran à la théorie de l'Emanation ;tout cela montre qu'un contenu philosophique latent était présent dans le Coran. Les virtualités philosophiques qui ne demandaient qu'à être mises en forme l'ont été par al-Farâbî, Ibn Sinâ et Ibn Roschd. L'effort n'a pas consisté à nier le Dieu du Coran ou à lui en substituer un autre, il a été de donner au Dieu, qui se révélait dans le Coran, la forme de la démonstration philosophique.

Au reste, les problèmes posés par la tradition philosophique islamique, celui de la foi et de la raison, mais aussi la question des attributs de Dieu, celle des preuves philosophiques de Dieu, le problème moral et politique, autant de thèmes dont le traitement original montre à l'oeuvre une authentique pensée philosophique. Et ces quelques exemples, qu'on pourrait à l'envi, multiplier montrent que les Musulmans ne pouvaient philosopher à la manière des Grecs qui, eux, n'étaient pas tenus de prendre en compte le problème des rapports de la raison et de la révélation. C'est à l'aune de ces difficultés qu'il faut juger les penseurs musulmans qui eurent assurément, sur ces points précis, plus de mérite que les Grecs.

* Docteur en philosophie (Paris IV- Sorbonne)