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Y a-t-il une philosophie islamique ?

par Omar Merzoug

2ème partie

L'itinéraire d'Al-Ghazâlî (1058-1111) est à ce titre significatif. Voilà un penseur qui ne revendique nullement le titre de philosophe, bien qu'il se soit occupé de philosophie pendant de longues années, qu'il ait lu et maîtrisé tout l'Aristote traduit à son époque. On pourrait citer aussi des adversaires de la philosophie et de la raison comme les hanbalites, mais en dehors de ces cas, on ne trouverait que les Falâsifa de l'islam, les Frères de la pureté, Ar-Râzî, mais aussi les averroïstes pour considérer comme légitime et juste un exercice autonome de la philosophie. Rappelons cependant que ces difficultés de la raison affrontée à la foi n'ont surgi que relativement tard.Ce n'est en effet qu'au Xe siècle, soit deux cents ans après les premières traductions des ouvrages grecs, que les premières réactions négatives apparaissent en milieu musulman contre la philosophie, quelque trente ans avant la naissance d'al-Ghazâlî, qui allait les systématiser dans son célèbre ouvrage, L'Effondrement des philosophes (Tahâfût al-falâsifa). Cette tendance ira en se radicalisant. Ibn Taymiyya, le célèbre hanbalite du XIVe siècle élaborera des arguments radicaux qui en feront l'ennemi de toute philosophie. Son texte est surtout l'expression de l'inquiétude des théologiens devant l'engouement des lettrés pour les textes grecs.

Aux yeux de certains théologiens, les livres des Grecs sont des pourvoyeurs d'impiété et il convient donc de se garder de les répandre. Il y a donc là un rejet pur et simplede la philosophie qui prétend se fonder sur le Coran et la Sunna. Ce rétrécissement de l'horizon conceptuel, prêché par Ibn Hanbal, et dans une certaine mesure par l'ash'arisme, nuit à l'esprit d'ouverture de l'islam et fait obstacle à son rayonnement. D'abord parce qu'il y a une rationalité inhérente aux dogmes de l'islam. D'autre part, ce parti pris d'ignorer la falsafa est anti-islamique par essence, puisque le bon musulman est celui qui aime le savoir et s'adonne à la recherche scientifique.

La conclusion s'impose d'elle-même. Si on donne « correctement » aux mots de foi, de raison, de loi leur sens véritable, il ne saurait y avoir de philosophie islamique. Le rationalisme de Muhammad Ibn Zakariyyaar-Râzî (865-925), médecin et philosophe, est le prototype de la pensée qui prétend se passer de révélation religieuse ou d'intuition mystique. Dans son livre « Kitâb al-?ilm al-ilâhî » (le « Livre de la Science divine »), dont nous n'avons conservé que quelques fragments, ar-Râzî affirme que l'homme par sa raison est capable de distinguer le bien du mal, de fonder une morale. Il affirme aussi que l'homme raisonnable se rend compte que les religions révélées sont un tissu de contradictions, que les paroles des prophètes s'opposent les unes aux autres alors qu'ils se disent les envoyés d'un seul et même Dieu. Condamnant toute démarche ésotérique et toute doctrine qui se donnerait pour prophétique et supra-rationnelle, ar-Râzî répudie tout surnaturel et jette au rebut l'irrationalisme au nom de la raison, critère de vérité et guide pour l'action. Le Dieu auquel croit Ar-Râzî est le Dieu des savants et des philosophes et non pas celui des religions révélées. Il en est de même, à peu de chose près, pour la société secrète qui a connu la gloire sous le nom de « Frères de la Pureté » (Ikhwân As-Safâ). Les philosophes qui la composent considèrent que la philosophie (Falsafa) est supérieure à la révélation (Wahy), que celle-ci s'adresse au commun des mortels, auxquels on envoie les prophètes comme on envoie le médecin aux malades. Le philosophe n'a que faire de cette médecine, l'exercice de sa raison naturelle lui suffit pour comprendre les réalités, guider son action et trouver la sérénité.

Pour des raisons inverses, des raisons religieuses et théologiques, Ibn Taymiyya (1263-1328) s'élève contre la prétention de la philosophie à atteindre la certitude. Partant, il rejette la philosophie grecque et y est très hostile. Pour lui, la philosophie n'atteint pas le fond de l'être et il l'attaque en son maillon le plus faible, la logique. La logique pour Aristote qui en est le fondateur, c'est la démonstration par syllogismes. Or, Ibn Taymiyya note que la logique formelle ne s'intéresse pas à la matière du raisonnement, mais uniquement à sa forme. On n'a nul besoin de former le syllogisme logique, -« Tous les hommes sont mortels. Or Socrate est un homme. Donc Socrate est mortel »- pour savoir que n'importe quel individu est mortel. Le caractère mortel de l'individu est un fait d'expérience, non pas de raisonnement. Par conséquent, la logique d'Aristote ne nous apprend rien que l'expérience ne nous ait déjà enseigné. Elle est donc inutile et, qui plus est, stérile. La véritable connaissance, selon Ibn Taymiyya, se fonde sur l'expérience, car aucun raisonnement ne nous apprendra que le feu brûle. Déjà, chez Ibn Taymiyya se fait jour l'idée que la philosophie d'Aristote a bloqué le progrès du savoir. C'est un reproche que d'autres penseurs occidentaux, comme Roger Bacon, font à l'aristotélisme et à la scolastique.

C'est pourtant un fait que les philosophes musulmans du Moyen âge, al-Kindî, al-Farâbî, Ibn Sîna, ont tenté de concilier les dogmes de l'islam avec les thèses des philosophes. Al-Farâbî y consacre même un écrit ad hoc « Le livre de la conciliation des opinions des deux Sages » (« Kitâb al-Jam' baynara'yay al-hakimayn ») » Si bien qu'on peut se demander comment ces penseurs, qui ne refusèrent pas l'héritage philosophique grec, ont conçu les rapports de la philosophie et de la religion.

De ce point de vue, l'averroïsme s'offre comme un terrain de choix pour l'étude de ces rapports. D'une part parce que Ibn Roschd leur a consacré un traité le « Discours décisif » (Fasl al-maqâl) et, d'autre part, parce qu'il approfondit la question dans sa grande réplique à al-Ghazâlî dans son ouvrage « La Destruction de la Destruction » ou « L'effondrement de l'effondrement » (selon les traductions), et dans d'autres textes plus courts par exemple le « Manahij al-adilla fi aqa'id al-milla » (Méthodes de l'administration des preuves touchant les dogmes de la religion) ».

Dans le « Discours décisif » (Fasl al-Maqal), Ibn Roschd prend soin de préciser qu'à ses yeux la pratique de la philosophie n'estrien d'autre que la considération des choses et des êtres dans la mesure où ces choses et ces êtres sont signes de l'existence de l'Artisan (As-Sâni'), c'est-à-dire Dieu, dans le lexique des philosophes. Il ajoute que ce genre de spéculation est autorisé par la Loi religieuse (as-Shar') et qu'il y a dans le Coran des versets innombrables qui l'accréditent. « N'ont-ils pas considéré le royaume (malakût) des cieux et de la terre et toutes les choses qu'Allah a créées ? (Coran, Al-A'râf, 184) par exemple et cet autre verset : « Ne voient-ils pas comment les chameaux ont été créés, comment le ciel a été élevé, comment les montagnes furent dressées, comment la terre fut étendue ? (Coran, Al-Ghâshia, 17-20)

Aux théologiens qui s'opposent à la philosophie au motif que de pareilles recherches sont une novation blâmable (bid'a), que la première génération des Musulmans (as-salafas-sâlih) a ignoré la philosophie des Grecs et s'en est bien porté, Ibn Roschd réplique en disant qu'il y a d'autres innovations inconnues des premiers Musulmans qui ont été acceptées et retenues. L'exemple le plus probant est celui du raisonnement par analogie (le Qiyâs juridique). Il s'agit d'un type de raisonnement par lequel on applique à un nouvel objet un jugement légal, donné par le Coran à un autre objet. On dira que les boissons fermentées et alcoolisées sont interdites par le Coran, que d'autre part on sait d'expérience que tel type de boisson, (le Whisky) est une boisson alcoolisée, et on en tire la conclusion que le Whisky est, pour le musulman, une boisson prohibée.

Par conséquent, il ne faut pas hésiter selon Ibn Roschd à se lancer dans la recherche philosophique en utilisant les instruments de la vraie science, celle de la logique démonstrative. Dans le même traité, Ibn Roschd affirme qu'il ne saurait y avoir de contradiction entre la Loi religieuse (Sharî'a) et la raison philosophique (Hikma), car le vrai auquel on parvient par la démonstration ne saurait contredire les vérités de la foi.

L'argumentation d'Ibn Roschd est facilitée par deux faisceaux de faits. D'abord les injonctions du Coran aux êtres humains de se servir de leur raison pour connaître le Seigneur des cieux et de la terre. Ensuite, la théorie aristotélicienne du savoir qui essaie de déterminer à quelles conditions le monde sensible peut être rationnellement décrit. Par conséquent, quand le Coran demande aux hommes, aux croyants de méditer les signes naturels, les objets créés, le monde et ses merveilles, Ibn Roschd y voit la confirmation de sa pensée. Mais, pour que la conciliation entre la Loi religieuse et la philosophie soit possible, Ibn Roschd propose une sorte de « classification des esprits », à qui s'adresse le Livre saint. Pour que la Loi et la Raison marchent du même pas, il faut prendre un certain nombre de précautions méthodologiques. Il y a trois catégories de personnes à qui s'adresse Dieu dans Le Coran. Il y a d'abord le commun des mortels, le peuple qu'il faut inviter à croire en la lettre du Texte révélé et qu'il faut dissuader de se lancer dans les recherches théologiques et religieuses pour lesquelles il n'est pas armé. Si on devait propager la philosophie et ses recherches dans le peuple, on verrait les sectes se multiplier, émerger les schismes et les divisions, se répandre les dissensions et les conflits. Les théologiens sont une seconde catégorie qui est sensible aux argumentsoratoires et dialectiques. Enfin une troisième classe se dessine, celle des philosophes qui sont eux gens d'interprétation et de démonstration. A la question de savoir pourquoi Allah n'a pas exprimé les choses de manière univoque et claire pour tous, Ibn Roschd répond : « Dieu a fait à ses serviteurs qui n'ont aucun accès à l'art de la démonstration la grâce de leur donner de ces choses trop abstruses des figures et des symboles ; Il les a invités à croire à ces symboles, car ils peuvent obtenir l'assentiment au moyen de preuves accessibles à tous. » Qu'est-ce à dire ? Eh bien que Le Coran peut être lu à différents niveaux. Chacun le comprend suivant le degré de savoir auquel il est parvenu ou la profondeur de sa foi. Mais cela ne signifie pas pour autant, hâtons-nous de le préciser, qu'il y a plusieurs vérités dans le Coran. Il n'y en a qu'une d'une infinie richesse, qui se découvre à des niveaux d'appréhension différents.

Mais seul l'averroïsme d'Ibn Roschd répond aux réquisits de la rationalité philosophique la plus rigoureuse. Tout y est à sa place, la philosophie au sommet et subalternée la théologie. Fondée sur la raison humaine, elle ne doit sa vérité qu'à la rigueur et à l'exactitude des syllogismes démonstratifs et elle peut réaliser l'accord total avec la Loi religieuse au prix d'une lecture interprétative (Ta'wîl) des versets coraniques. Ainsi, ce n'est pas la théologie qui a le dernier mot en matière d'interprétation mais bel et bien la hikma et s'il y a accord, c'est que tout à la fois la Loi religieuse et la hikma sont vérités au même titre. Et si la Loi doit s'accorder avec la sagesse, c'est à la condition que les textes coraniques se plient aux règles de l'herméneutique. « Interpréter, écrit Ibn Roschd, veut dire faire passer la signification d'une expression de son acception propre à son acception figurée, sans déroger à l'usage où est la langue des Arabes de nommer telle chose pour désigner métaphoriquement sa semblable, ou sa cause, ou sa conséquence, ou une chose concomitante, ou d'employer telle autre métaphore couramment indiquée parmi les figures du langage ». La force de l'averroïsme arabe est de justifier pareille position en recourant au texte coranique lui-même. « C'est Lui [Allah] qui a fait descendre sur toi l'Ecriture. En celle-ci sont des versets clairs (Muhkamât) qui sont la matrice du Livre tandis que d'autres sont équivoques (Mutashabihât). Ceux au cœur retors suivent surtout ce qui est équivoque dans le Livre par désir de la sédition et par recherche de l'interprétation de ces versets. L'interprétation de ces versets n'est connue que d'Allah, des gens enracinés dans la Science qui déclarent ?Nous croyons à cela, tout émane de notre seigneur'. Ne s'amendent que ceux qui sont doués d'esprit » (Coran, Al-Imrân). Cette position averroïste sans équivoque a suscité de véhémentes réactions chez les théologiens qui n'ont pas compris la complexité et la profondeur de l'analyse d'Ibn Roschd et l'ont mal interprétée. Certes l'islam est d'abord une religion. Mais s'il ne s'est jamais présenté comme une philosophie, il est néanmoins reçu comme une sagesse (hikma). Et qui oserait soutenir que le Coran ne contient pas d'élément spéculatif, qu'il n'ait pas agité des questions de haute métaphysique, des questions morales et politiques ?

Une brève incursion dans les textes coraniques le montre clairement. Dès les premières sourates mecquoises, l'affirmation de la transcendance de Dieu est posée avec force et vigueur. Ce Dieu qu'on ne peut ni voir, ni se représenter, est un et unique (Wâhid-Ahad). Il est transcendant, omnipotent, omniscient et miséricordieux. C'est assez dire que le Coran rejette le paganisme, le polythéisme et toutes les fausses représentations possibles et imaginables de la divinité. On trouve aussi dans le texte coranique toute une anthropologie, une conception de l'homme, de son origine et de sa finalité, de ses rapports avec Dieu, avec ses semblables et les conditions de son salut. On y décèle aussi l'argument de la finalité, l'idée que l'homme est investi d'une mission et que Dieu a disposé pour ainsi dire l'univers à sa convenance.Le Coran contient des éléments en nombre considérable sur Dieu et l'univers, la raison humaine, éléments qui ne demandaient qu'un terrain favorable pour s'exprimer en philosophèmes.

Prétendre que la philosophie islamique ne doit rien au Dieu transcendant du Coran et à ses formules tient du ridicule. Tout le Coran consiste en une glorification du Dieu un et unique, un Dieu créateur, un Dieu absoluteur et un Dieu miséricordieux dont l'efficacité et la puissance sont absolues. Le Dieu du Coran est omniprésent dans les philosophies islamiques et constitue la clef de voûte de leurs métaphysiques, qu'il s'agisse de celle de Al-Kindî, de Farâbî, d'Avicenne, d'Averroès. A cet égard, la division avicennienne de l'Etre nécessaire et de l'Etre possible doit tout à la métaphysique du Coran.

Pour montrer à quelle hauteur se sont élevés les penseurs de l'islam au Moyen âge, je prendrai pour paradigme la très célèbre controverse qui a opposé deux ténors de la pensée islamique, al-Ghazâlî et Ibn Roschd. C'est d'abord al-Ghazâlî qui engage le débat sur la philosophie dans son célèbre ouvrage « L'Incohérence des philosophes » (Tahâfût al-falâsifa). Esprit épris de certitude, al-Ghazâlî a raconté lui-même comment, jeune encore, il s'est jeté avec appétit sur l'ensemble du savoir disponible pour étancher sa soif de connaissance. Il a fourni ce faisant un effort prométhéen pour extraire la vérité du sein même des querelles des écoles et des clameurs des sectes. Mais cette certitude, où fallait-il la chercher ? Il fallait d'abord, dit-il, éliminer les champs du savoir où l'on était sûr de ne pas la trouver. Aux yeux d'al-Ghazâlî, la philosophie des Grecs, d'Aristote, de Plotin, ne pouvait permettre d'accéder à la vérité.

A suivre...