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Lumière des esprits et ténèbres des cœurs

par Mohammed Guétarni*



«Le savant aime trop son rêve pour appartenir à d'autres tyrans que ce rêve.» Nicolle

« La foi du savant, disait Poincaré, ne ressemble pas à celle que les orthodoxes puisent dans le besoin des certitudes [?]. Non, la foi du savant ressemblerait plutôt à la foi inquiète de l'hérétique, à celle qui cherche toujours sans qu'elle ne soit jamais satisfaite.»

Le savoir est un cumul de connaissances acquises exigeant des efforts constants et soutenus pour l'actualiser et l'améliorer chaque jour davantage. C'est une Valeur (cognitive) Ajoutée à la performance tant individuelle que sociale, parce que «savoir, c'est pouvoir», dit-on. Le «savoir-être» à côté du «savoir-faire» donne lieu à un «savoir-vivre» en tant qu'attitude et comportement civils, à la fois, personnels et sociaux. L'esprit scientifique est rigoureusement imprégné de méthodes haute définition. Doutant de son observation, l'homme de science soumet son hypothèse à un grand nombre d'expériences afin de s'en (hypothèse) s'assurer avant de déclarer «une loi scientifique.»

La connaissance scientifique repose sur un esprit rationnel, donc intellectuellement communicable où le savant omet volontairement, lors de ses expériences, de se conformer aux traditions (sociales, soient-elles, ou religieuses). Pour Goblot, l'esprit scientifique doit fournir un effort soutenu pour soustraire «la pensée de l'influence du sentiment et de l'arbitraire.»1

L'esprit scientifique est fondé essentiellement sur l'exigence de la Vérité objective. Rien ne doit s'affirmer sans être prouvé au moyen d'expériences dûment vérifiées. Telle est le principe du raisonnement cartésien. Un mathématicien, par exemple, ne déduit rien qui ne soit rigoureusement démontré par la méthode axiomatique.

Quant aux physiciens, chimistes, biologistes, ils soumettent leurs hypothèses à un certain nombre de vérifications expérimentales. C'est en multipliant les expériences et constatant que les mêmes causes entraînent toujours les mêmes conséquences que, finalement, ils parviennent à établir une loi scientifique immuable dans le temps et dans l'espace, physique, chimique ou biologique.

Par contre, l'historien, le psychologue, le sociologue ne sont pas aussi rationnels que les premiers (mathématiciens et physiciens?.) car leurs disciplines relèvent des sciences sociales. Or, comme chacun sait, les sociétés diffèrent d'une ère à l'autre et d'une aire à une autre. Parfois, leurs travaux sont imprégnés d'influences irrationnelles (?akaïd sociales) que les spécialistes tentent, du mieux qu'ils peuvent, de les dépasser. Ce qui n'est pas chose aisée tant l'impact sociétal impose sa rigueur qu'il est difficile de l'occulter.

Rappelons que la logique scientifique exclut tout ce qui n'est pas scientifiquement observable et/ou analysable. Pour Goblot, l'esprit scientifique est «un havre de vertus.» L'éthique scientifique est garantie par le seul désir de la découverte scientifique. Celle-ci l'emporte sur toutes les autres valeurs telles que les récompenses, prix, honneurs ? pour l'homme du savoir. C'est pourquoi, le savant est loué par l'Omniscient dans plusieurs versets coraniques. L'homme du savoir est l'adepte, par excellence, du principe de la liberté de penser. Il n'impose pas ses conclusions par des arguments irrationnels, mais plutôt par preuves scientifiques prouvées et avérées. Le savant tient beaucoup à son rêve. C'est, peut-être, ce qui a fait dire à Stendhal : «mon enthousiasme pour les mathématiques avait pour base principale mon horreur de l'hypocrisie.»2

A partir de cette déclaration, le romancier français exprime sa profonde déception devant la lâcheté de ceux qui courent derrière les gratifications : argent, pouvoir, honneurs, faveurs. La mission première du savant est de cultiver et, surtout, fructifier «son capital savoir» à dessein de le rentabiliser au profit de l'ensemble de l'humanité. Celle du politique, c'est d'amasser «le capital» tout court (par la ruse et les combines) pour son profit bassement personnel oubliant que le suaire n'a jamais de poche. Grisés par leur pouvoir, ils se sont écartés de la voie de la Raison. Le savant cherche le plaisir de la science, le politique cherche la science du plaisir. Les deux catégories d'hommes n'ont pas la même conception de la vie. Selon l'éthique politique, pour gouverner, le Prince doit être un homme sage et de bon jugement, dénué de toute piètre ambition pour se hisser au sommet de la vertu. Pour ce faire, il lui sied de s'oublier pour ne penser qu'aux autres, notamment les plus faibles d'entre eux. De bien servir et non se servir. En un mot, être utile à son peuple. Ce dernier l'aimera comme un enfant aime son père.

Combien de ministres sont, aujourd'hui, de simples citoyens; le député d'hier est certainement «le dépité» d'aujourd'hui; le wali d'aujourd'hui sera un «walou» demain. Le seul qui reste immuable dans son statut est le savant en sa qualité de détenteur du savoir.

La science est le produit de l'Histoire. La physique date du XV° siècle, la chimie du XVIII°, la biologie de XIX°. Le Savoir est, donc, la somme de toutes les connaissances importantes de l'humanité cumulées à travers le temps et l'espace. Aristote avait immanquablement un grand esprit de scientifique : il avait un sens aigu de l'observation, une curiosité toujours en éveil, une intelligence perspicace.

Or si le pays régresse, comment l'université peut-elle progresser ? La nôtre, de l'avis unanime de nombre d'universitaires, se trouve au bas de l'échelle scientifique universelle. Selon Jaques Simon (historien), le classement en 2007 des universités par l'Observatoire mondial des activités scientifiques et académiques de l'Institut de Jisao Tong de Shangaï classe l'université algérienne à la 6995° place dans le monde sur 7000. Soit parmi les 5 dernières de la planète, loin derrière nos voisins immédiats le Maroc, la Tunisie, la Libye et même la Maurétanie. Et ce classement ne semble pas inquiéter outre mesure les Autorités de tutelle. Ceci est le reflet direct d'une déconsidération criminelle à l'égard du savoir et de ses détenteurs. Peut-être pour laisser le peuple algérien patauger dans les ténèbres scientifiques.

Pour que l'université algérienne recouvre ses lettres de noblesse, elle doit répondre à des critères draconiens parmi lesquels :

- un encadrement d'un haut niveau scientifique qui ne doit cesser de produire et de publier en permanence dans des revues nationales et même universitaires et non seulement dans des revues étrangères de renom. Ce qui est une insulte supplémentaire à notre université car nos étudiants se voient privés de ce qu'écrivent leurs enseignants. Et puis que signifie revue de renom ?

- Aussi, une documentation bien fournie à même de répondre aux attentes, à la fois, des étudiants et du personnel enseignant.

- revaloriser le statut moral, social, politique et surtout matériel du professeur.

- qu'elle reste loin des enjeux politiques.

- remplacer le poste de recteur par celui de président élu pour un mandat de cinq (05) ans. Ce qui donnera du sang nouveau et des idées nouvelles à même d'être toujours plus performante et, du coup, de lui éviter le statu quo actuel.

 Or, l'université algérienne fonctionne plus avec des vacataires et des doctorants qu'avec un personnel de rang magistral (Maîtres de Conférences et Professeurs).

Telle est le triste sort de l'université en Algérie. Son classement met bien en relief sa médiocrité et montre qu'elle est la dernière de la classe. Il n'y a qu'une explication à cette sombre situation : la promotion du quantitatif sur le qualitatif pour des raisons idéologiques. De ce fait, le diplôme algérien se voit dévaluer au même titre que la monnaie nationale. A quoi ressemblera notre université de demain s'il n'y a pas une miraculeuse reprise «illico presto» de conscience chez ceux qui la dirigent ?

Pour recouvrer sa palme scientifique, l'université algérienne se doit de redevenir, comme par le passé, «le temple sacré du savoir», socialement et politiquement respectée par tous (Iqra'). Pour ce faire, il faut qu'elle soit «l'épicentre du Savoir» à l'instar de toutes les universités performantes du monde développé où la science est la Reine, sans conteste, du développement du pays et de la société. Que la nôtre devienne une société savante où le savoir tient lieu d'une réelle Kâaba sociale. Autrement formulé, une société où l'université se transforme en une véritable courroie de transmission du Savoir. Or la nôtre a enclenché, depuis plus de deux décennies ? d'ailleurs avec brio -, son déclin doucement mais sûrement. Ce qui a conduit cette noble institution, hélas et mille fois hélas, vers toutes les misères : matérielle, morale, pédagogique et surtout intellectuelle. Elle a divorcé avec tout ce qui est invention, créativité, innovation. Elle est en passe de devenir une simple crèche pour adultes leur assurant plutôt un diplôme de singe qu'une qualification ès qualité. Le politique et le parlementaire jouissent de «leur immunité politique» parce qu'ils ont le pouvoir. L'homme de science n'a pas droit à l'immunité scientifique. Quelle partialité !!! Deux décennies durant lesquelles l'universitaire algérien souffre dans sa chair du haut de sa chaire. Le mépris et la marginalisation quasi généralisés le poussent vers le découragement, voire le désengagement. Le traitement des députés sortants était une insulte caractérisée à l'égard des professeurs du Supérieur de rang magistral. Omar Khayyam, de son temps, disait : «Nous sommes les victimes d'un âge où les hommes de science sont discrédités.» Onze siècles après, le temps lui donne encore raison car la même idée de Khyyam revient sous la plume d'un Professeur algérien scandalisé: «Nous ne faisons guère d'illusions sur nos chances d'être entendus par nos clercs tant est profonde la falsification de la réalité (nationale). Mais il est devenu insupportable de nous taire.» L'enseignant-chercheur [quel mot pompeux sans résonnance scientifique] - impétrant du doctorat en tant que dernier degré universitaire - est frappé de lassitude endémique considérant que son métier s'est tellement dévalorisé au point de se considérer lui-même comme «une trisomie sociale.»

Il devient impératif à la tutelle, en l'occurrence le MESRS de faire de la réorganisation de l'université une priorité de ses priorités, notamment sur le plan qualitatif, s'il veut la booster au rang des universités performantes dans le monde et occuper un classement honorable. Le nombre, ans cesse pléthorique, le nombre des examens EMD1+ EMD2+synthèse+rattrapage font que l'enseignant ne trouve la possibilité de procéder au contrôle continu.

Il y a quelques décennies, les professeurs de l'Enseignement Supérieur étaient réjouis de leurs conditions socioprofessionnelles tant ils étaient valorisés et vénérés, par la société, au rang des Apôtres de la science. Ils menaient un standing de vie à la hauteur de leur mérite. Le savoir est une question d'experts en connaissances pointues en ce qu'ils procèdent à un véritable «transfert de fonds cognitif» dans une banque très sûre : «la ressource humaine» que sont les étudiants. Ils tentent de bâtir une bonne nation pendant que nombre de nos clercs, sans science ni conscience, bâtissent des châteaux d'Espagne dignes des «Mille et une nuits.» Preuve qu'ils vivent dans un obscurantisme des plus ténébreux.

Ce sont, pourtant, les hommes de science qui ont toujours instruit l'humanité et lui ont facilité l'existence. Ils inventent et fabriquent avions, trains, voitures de plus en plus sûrs, de plus en plus rapides, TV, portables, soignent les épidémies?.Nos dirigeants persistent dans leur autisme suicidaire. De même, ils refusent de reconnaître que la matière grise (renouvelable) vaut autant, sinon plus, que la matière première (non renouvelable) à même de promouvoir la nation et nantir le pays. «Ouïe», c'est vrai. Tant que nos philosophes ne sont pas rois ou nos rois philosophes, la décadence de l'Algérie qui fait partie de la «Oumma de Iqra» ne cesse de plonger dans un abîme sans fond, au grand dam de nous tous. Ce qui me rappelle une réflexion d'Amin Maalouf : tant que l'Orient refuse de se réveiller de son sommeil léthargique, l'Occident ne dormira pas. Il continue, donc, à penser et inventer à notre place.

Ce qui explique l'exil massif de nos enseignants-chercheurs désespérés vers cet Occident où le savoir est considéré et dûment rémunéré. L'université algérienne est définie simplement par le nombre de sa population estudiantine (120 000diplômés/an), ses infrastructures universitaires, hébergement et restauration des étudiants? mais jamais par ses nombres de brevets d'invention et de créativité. Autrement dit, une gestion qui relève du «un peu près». L'université est malade et la tutelle refuse de procéder au diagnostic pour déceler le mal profond qui la ronge afin de lui prescrire un traitement d'attaque pour une (re)mise d'aplomb au niveau des autres universités de renom.

L'immobilisme de la nation arabe n'est pas une fatalité. Il est dû, en grande partie, à la dictature, l'imposture politique, l'anachronisme des systèmes d'un autre âge, l'incompétence des gestionnaires, la marginalisation des intellectuels, l'utilisation de la religion comme une camisole de force empêchant les peuples de penser et d'agir. Le monde arabe vit, aujourd'hui, «une véritable crise de croissance de la pensée scientifique.» Ce qui est, en soi, un véritable lèse-culture que Mohammed Arkoun n'a pas cessé de dénoncer.

Seul le savant est à même de connaître la valeur de la science. Il se montre au-dessus de tout ce qui est fioriture de la vie (argent, pouvoir, postes, honneurs, gratification?) pour s'engager dans la seule voie de la recherche de la vérité scientifique comme pour reconstituer le puzzle de la réalité sociale. Selon l'expression de Poincaré : «le savant ne crée pas la vérité, il l'exprime» parce que le savoir est le miroir de l'univers dans lequel nous vivons.

 En conclusion, si nos Autorités de tutelle veulent, en toute probité et dans l'intérêt supérieur de la nation, donner un réel coup de boutoir qualitatif au savoir en Algérie, ce n'est pas au moyen de replâtrage partiel et conjoncturel. Il faut fournir les grands moyens pour le redynamiser à commencer par reconsidérer le statut social et matériel du professeur, notamment de rang magistral, et réévaluer son salaire «rachitique» pour une meilleure motivation en sa qualité de cheville ouvrière, abandonner la politique du chiffre pléthorique des étudiants pour revenir à l'élitisme, c'est-à-dire une formation ès qualité assurée par des enseignants performants de haut niveau. Il n'est secret pour personne que si l'université s'asphyxie, c'est la mort assurée de toute la nation. Le changement par la qualité de l'enseignement devient plus que jamais une urgence des plus urgentes car? «le savoir est la lumière des esprits, l'ignorance les ténèbres des cœurs.»

Aux grands hommes de Science, l'humanité entière est reconnaissante.

*Docteur ès lettres - Maître de Conférences - Université de Chlef.

1- Goblot. Traité de la logique. P.392.

2- Stendhal. ?uvres intimes. Collection la Pléiade. P.330