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Ce que l'histoire doit à la mémoire

par Kamal Guerroua

«La première leçon de l'histoire, c'est ne pas dire ce qui est faux, le seconde c'est d'oser dire ce qui est vrai» Le père de l'histoire, Hérodote (484-420 Av J.C)

Ma fringale de la lecture m'a fait buter sur une pierre d'achoppement de taille «ce que le jour doit à la nuit», une œuvre monumentale. C'est justement cette fresque littéraire de l'écrivain algérien Yasmina Khadra où celui-ci s'est excellé à dépeindre avec force détails la misère algérienne dans les années quarante et cinquante qui m'a, en réalité, fait inspirer l'ébauche de cet article. Le roman est on ne peut plus une nouvelle réinterprétation esthétique et thématique du reportage du philosophe et journaliste Albert Camus (1913-1960), paru en 1939 dans l'Alger républicain sous l'intitulé fort en symboles «misère de Kabylie» et surtout de son fameux roman «l'étranger» où la cruauté de l'univers colonial a été décrite avec des mots fins et sobres mais expressifs et par trop crus. En effet, la similitude entre les diagnostics des deux écrivains est fort frappante. A preuve que le personnage de «Younès» qui s'est vu dans le roman de Khadra, faute de moyens de subsistance et de vie, spolier même de son joli prénom «musulman» pour devenir un «Jonas» chrétien à la rencontre d'une famille de pieds-noirs qui l'aurait accueilli et pris à sa charge en contrepartie de sa dissolution dans leur moule, illustre à lui seul, tout le drame identitaire des «indigènes» et le travail du sape du colonialisme en Algérie. De même, le personnage camuséen «Meursault», cet européen d'Algérie qui aurait tué «un arabe sans nom» sur une plage presque déserte renvoie, lui aussi, à cette indicible barbarie, à cette ignoble méconnaissance, au mépris et plus particulièrement à la sauvagerie incommensurables de la machine destructrice de la colonisation.

Sans exagération aucune, cette opération de destruction massive (Istidmar) pour reprendre les termes du penseur algérien Malek Bennabi (1905-1973) qu'est le colonialisme aurait entamé la solidité des fondements anthropo-sociologiques de toute la société algérienne et fut à l'origine des moult dysfonctionnements dans l'Algérie postindépendance (bureaucratie, chauvinisme, et régionalisme).

De la nuit coloniale dont avait si judicieusement parlé Ferhat Abbas (1899-1985) aux flonflons d'une indépendance nationale, chèrement acquise, combien de chemins escarpés la mémoire a-t-elle empruntés? Combien de détours l'histoire a-t-elle faits? Plus aucune réponse!

Les phrases du divorce et de répudiation entre un passé obnubilé de gros nuages et un présent historiquement grabataire et amnésique sont légion (polémiques surannées mais fort répétitives sur la nature du conflit franco-algérien) car l'accouchement de cette «vérité qui blesse», le mot est du grand historien français Pierre Vidal-Naquet (1930-2006), mais qui en même temps porte sens et substance à la mémoire n'est pas du tout une sinécure. Cela est d'autant vrai que créer des vérités parcellaires, des mensonges concoctés de toutes pièces, des arrangements et des accommodements de circonstance sur le dos de l'histoire en s'adonnant au culte des raccourcis réducteurs (France) et aux scénarios amplificateurs (Algérie) sont le propre des élites politiques des deux rives de la Méditerranée, sinon, dirions-nous plus, leur hantise obsessionnelle. Celles-là sont devenues à force de «reniements mutuels» des barbouilleuses et des servitrices de mots tout aussi propagandistes que «négationnistes» au détriment du vrai sens éclaireur. Il n'est donc pas étonnant que l'on ne puisse rien concevoir de clair, de concis et de simple après une lecture hachurée, fragmentée, partiale et méprisante des faits historiques. Il est également une évidence de premier ordre, cette longue chronique d'années de braises, de disette et de malheurs qu'avaient vécue les masses algériennes dans le sang est à insérer inéluctablement dans le répertoire des grands «cataclysmes coloniaux de l'histoire» car celles-ci y avaient perdu non seulement leurs terres et leurs richesses, mais leur nom, leur identité et surtout leur dignité. Qu'on le reconnaisse tout de suite, si, de par le passé, le colonialisme fut un odieux carnage, présentement, il est un avant-goût d'amertume, de non-sens et de nausée.

J'aurais bien aimé adresser une lettre ouverte aux présidents Bouteflika et Hollande en tant qu'«algérien blessé» pour le premier et «citoyen normal» pour le second afin de les interpeller sur une question relevant non d'un quelconque intérêt personnel mais d'une problématique de conscience mémorielle entre deux peuples, deux nations, et deux États mais j'ai dû m'en abstenir. Car, d'une part, je sais que les lettres ouvertes ne sont qu'une paperasse de pacotille en plus dans le courrier des politiques. D'autre part, croyant en mon for intérieur que la mémoire est affaire de l'histoire, j'ai dénié à la politique la stature directrice et l'ascendant hégémonique sur celle-là. La mémoire est bien trop lourde pour être portée par les discours aussi fragiles qu'inconsistants des polémiques politiciennes. Et puis, sentant les termites de la curiosité historique m'envahir, j'ai mis un coup de pied dans la fourmilière, l'aventure de quête de vérité est plus que fascinante pour un jeune de ma génération.

Il est également vrai que, de part et d'autre, les bourdes des temps récents sont bien d'arguments significatifs à l'appui de ma démarche d'autant que l'on ne saurait plus travestir le sang qui circule dans les artères de la mémoire et qui, de surcroît, la nourrit de sa sève à moins que l'on soit des «chiens de garde» selon l'expression de Paul Nizan (1905-1940) ou des faussaires de l'histoire. Si j'accepte un autre intitulé pour cette rubrique, je choisirai sans doute «cri d'un révolté» pourquoi? En tant qu'élément de cette génération perdue (la jeunesse algérienne), je crois in petto que nous sommes historiquement lésés dans la mesure où les phrases parodiques à la fois extatiques et banales que l'on nous avait semées et assénées pour de très longues périodes comme des vérités tranchées et définitives du haut du perchoir politique sont d'inexpugnables montagnes de mensonges et de contrevérités (la tragédie cachée de Melouza en 1957, les assassinats politiques durant la révolution, la confusion sur certains chiffres, dates, protagonistes et circonstances... etc.). C'est donc un petit cri étranglé, arraché à moi même en vue d'apaiser mon dépit vu que cette fascination transgressive pour la vérité cache par-devers elle-même un énorme accès de nervosité et de surprenantes prémisses de colère.

Par ailleurs, sur un autre registre, un fait inquiétant attire mon attention, les politiques des deux rives de la Méditerranée blêmissent à la seule perspective de devoir débattre de l'histoire, ils sont même au tout premier rang de ceux qui en chérissent les excès et les surenchères. Diluer le moi collectif dans le pathos de la revanche est le bâton de pèlerin des démagogues de tous bords. Beaucoup de palabres et de parlottes ça et là mais hélas peu de bonne foi historique. Partout le maniement du discours idéologique comme technique de connaissance en substitution de lentes instaurations d'un savoir historique a noyauté les cerveaux et les esprits dans un sophisme profanateur.

Il est de reconnaître que le rejet de l'imposture rhétorique et des vomissures historiques tout aussi des chapelles fornicatrices de discours que des patentés ruminants de haine et de rancœurs relève du courage politique d'une vraie intelligentsia qui étrenne une œuvre volontariste de défrichement des sentiers battus de l'histoire. Le pouvoir de dénoncer les mensonges institués et de sortir du somnambulisme mémoriel, des vieilles recettes des faux-dévots et des derviches est une gageure possible. L'immense épanchement des ardeurs et l'appauvrissement continu de la pensée historique ont été viabilisés par une prodigieuse machine à produire de la calomnie. En France, l'histoire de la guerre d'Algérie est sujet tabou, les collégiens découvrent des vertus au Maréchal Saint-Arnaud (1798-1854), lequel aurait massacré en une journée plus de 500 personnes dans les fameuses «enfumades» de Oued Riah, célèbrent «la mission civilisatrice de la colonisation» et récitent du bout des lèvres les taches de sang ainsi que les monstruosités commises à l'encontre de tout un peuple.

C'est drôle, ils connaissent même mieux l'histoire des protectorats marocain et tunisien ou ceux de l'Afrique noir mais pas celle du colonialisme en Algérie. En effet, la valeur compensatoire de la mémoire historique ne survit que comme pâture au discours politique. Rares sont les français qui savent par exemple que l'ex-président Mitterand, symbole phare de la V République, aurait refusé en tant que Garde des sceaux de la IV République d'abolir la peine de mort dont les algériens par centaines furent victimes. Ironie du sort, c'est celui-là même qui aurait pris l'initiative de l'interdire en France au tout début des années 90.

Aussi serait-il très intéressant de rappeler que très peu de citoyens savent en hexagone que Jean Jaurès, Jules ferry, Ernest Renan, et Victor Hugo, les grands humanistes du XIX et XX siècle, furent de véritables chantres et relais de l'impérialisme-colonialisme. Il est certain par ailleurs que la touche carnavalesque qui couvre l'abjecte cruauté du colonialisme tombe sous sens et confirme les à-priori d'une relecture et d'une réécriture commune entre la France et l'Algérie de l'histoire par l'ouverture des archives de la période coloniale (le génocide du 8 mai 1945, l'effroyable massacre d'août 1955 à Skikda, la répression des manifestations du 17 octobre 1961 en France et la tragédie du lynchage des harkis et les supplétifs de l'armée française... etc.), le dépouillement des vérités historiques du carcan du mensonge (totale reconnaissance du fait colonial et sa «criminalisation» par les deux États, abolition de la loi scélérate du 23 février 2005 portant reconnaissance des bienfaits de la colonisation dans les territoires d'outre-mer et en Afrique du Nord), le déboulonnement de toutes les réifications actuelles des discours nationaux par la mise à la marge de ces égoïsmes aveugles qui croient encore au jour d'aujourd'hui que le colonialisme fut civilisateur et émancipateur.

A dire vrai, l'attitude anticolonialiste du leader de Front de Gauche, Jean-Luc Mélenchon et le courage du jeune romancier Alexis Jenni, auteur de l'ouvrage «l'art français de la guerre» qui aurait osé traiter de «pourriture coloniale», la présence française en Algérie n'est qu'un hommage amplement mérité que l'on a rendu aux martyrs et aux victimes du conflit franco-algérien, au combat de l'humaniste français, Henri Alleg, auteur de «La Question», à celle de Maurice Audin (1932-1957), jeune assistant de mathématiques, torturé, humilié et assassiné parce qu'il avait défendu les idéaux de la révolution algérienne de 1954, à Jean-Paul Sartre (1905-1980), l'intellectuel et philosophe de l'existentialisme, engagé au péril de sa vie en faveur de «la vérité qui marche», à Francis Jeanson (1922-2009), âme rebelle et cheville ouvrière des fameux réseau des porteurs de valises, à Germaine Tillon (1907-2008), militante humaniste de première heure au côté des opprimés que furent les indigènes, à Jacques Vergès, le porte-parole du F.L.N, surnommé arbitrairement par les médias occidentaux «l'avocat de la terreur» et au final à tous ceux qui avaient porté la flamme de la condition humaine dans leur cœur en dénonçant l'état désespéré de ce peuple dépossédé de son identité et assis à son corps défendant sur les raquettes de cactus du colonialisme. Sans l'ombre d'un doute, la vérité de l'histoire ne devrait-elle pas donner de la lumière à celle de la mémoire? Tout un long travail en perspective pour deux peuples qui avaient partagé le sel et...le sang dans l'écriture de leur histoire.