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Histoire anonyme de trois jeunes gens des années 50

par Karachira Ahmed*

Amar L., Mahmoud A et Djilali K. sont dans une école de leur village, la seule école pour les indigènes. Ils sont en cours moyen de 1ère année comme on l'appelait à l'époque. Ils ont été inscrits assez tard vers neuf ou dix ans. Ils ont vite été rattrapés par l'âge de l'exclusion

en dépit de l'intérêt qu'ils portent à leurs études.

Un matin qu'ils sont en classe, en train d'écouter le maître, le directeur fait son entrée avec un registre à la main. Il les désigne par son appel en leur demandant de ranger leurs affaires. Il a la décence de leur expliquer qu'ils ont dépassé l'âge de la scolarisation. Leur maître les regarde pour la dernière fois ; il sait qu'il ne va plus les revoir car les relations dans un pays colonisé se tissent selon le paramètre de la race ou de la profession. A l'époque coloniale il y avait un cloisonnement quasi-total entre société européenne et les populations algériennes. Les deux communautés vivent dans le même pays mais sont cependant presque étrangères l'une par rapport à l'autre.

Les trois garçons s'exécutent sur le champ sans mot dire. Ils traversent la cour en jetant un coup d'œil sur le jet d'eau surplombé d'un mat sur lequel flotte le drapeau français. Sur l'un des trois bancs qui entourent le jet d'eau la femme d'un instituteur attend, le goûter à la main, l'heure de la récréation, pour le donner à son fils.

Une fois dehors, les trois camarades découvrent le drame de leur désœuvrement. Ils se font mutuellement part de leur projet. Djilali K. est le premier à parler. «Mon père est agriculteur et il a besoin de bras. Je vais l'aider, je n'ai pas d'autre choix. Prétendre, de nos jours, à un métier décent, relève de l'impossible.»

Mahmoud A. dont le père est meunier déclare qu'il va le relayer au moulin. Il ne va pas pour autant rompre avec les études. Il pourra demander à son jeune cousin de lui passer les notes de cours. Il s'instruira en lisant le journal, la dépêche ou l'écho d'Alger.

Amar L., quant à lui, opte pour une décision radicale. Il prend la parole et dit : «Notre niveau n'est certes pas élevé mais nous savons lire et écrire. Nos frères qui sont dans le djebel ont besoin de nous. Si nous voulons que nos jeunes frères fréquentent l'école jusqu'à la fin de leurs études, il nous faut nous affranchir du joug du colonialisme. Il nous faut consentir des sacrifices. Quand notre pays sera libéré, vos mères, vos sœurs, vos tantes, à l'instar des Européennes, apporteront à leurs enfants, le goûter de dix heures. A la place de l'étendard français qui a étendu son pouvoir sur nous par la force, flottera le drapeau algérien, emblème de la suprême fédération des Algériens.»

«Mais ne serait-il pas mieux qu'on se marie et qu'on fasse des enfants à notre tour ?» Lui dit Mahmoud.

Dans sa dignité altruiste, Amar répond : «Ma fiancée est sublime, elle est aussi celle de tous les Algériens. Jeunes et vieux la partageront sans jalousie ni rivalité. C'est une Algérie indépendante. » Les trois se séparent, avec un horizon plus que fermé.

En voyant leurs enfants rentrer plus tôt que d'habitude, les pères leur demandent la raison de leur retour. Résignés, ils ne cherchent même pas à discuter la décision du directeur. L'avenir d'un enfant indigène est calqué sur celui de son père. Et c'est ainsi que les trois garçons s'engagent dans l'ornière de leurs parents.

Leur vie change radicalement. Ils découvrent la responsabilité à laquelle l'école les soustrayait. Djilali K. devient paysan. Il partage son quotidien avec les ouvriers agricoles et les bergers qui travaillent chez son père.

La toilette et la délicatesse recommandées à l'école laissent place à une tenue négligée assortie d'un comportement de rustre.

Mahmoud, lui, devient presque un souillon. Couvert de la tête jusqu'aux pieds de froment, il est méconnaissable. Il s'adapte tant bien que mal à sa nouvelle situation. Le bruit du moulin, la saleté des lieux l'ont rendu silencieux. Il écoute les recommandations de ses clients sans parler. Il doit veiller à ce que le contenu des sacs et leur poids ne subissent aucune altération. C'est un métier qui exige à la fois la force physique et de la vigilance. Dans ses moments de répit, Mahmoud lit des articles de vieux journaux ayant servi à l'emballage d'on ne sait quel aliment.

Amar, quant à lui, semble échapper à la responsabilité grâce à ses grands frères qui travaillent depuis quelque temps à la forge de leur père. Néanmoins sa présence est souhaitée dans l'atelier pour lui faire éviter les mauvaises relations. A la différence de ses deux camarades, Amar lit quotidiennement le journal que son père achète. Il bénéficie de l'avantage d'un père instruit. Il y découvre les articles relatant des événements terroristes isolés dans le pays comme l'occupant aime les décrire. Son désir de participer à la révolution grandit de jour en jour mais sans le dire à personne, même pas à sa famille. La vie à la forge lui pèse et il finit par y mettre un terme. Il prend contact avec le frère d'un déserteur de l'armée française qui a rejoint le djebel.

 Une semaine plus tard, Amar est contacté dans un endroit discret par deux hommes. Rallier la révolution exige au préalable un acte courageux sans quoi il ne sera pas agréé au sein de ses frères d'arme. A la fin de leur entretien, les trois hommes se quittent et Amar se fait remettre un revolver. Il doit abattre un sergent qui, le jeudi jour de marché, par des boniments et des promesses d'une vie belle et riche, recrute les jeunes gens pour en faire des harkis.

Le jeudi, le marché bat son plein. Villageois et campagnards s'y rendent pour faire des courses ou écouler leurs marchandises. A l'entrée du marché, un barrage militaire est dressé pour contrôler les passants et fouiller leurs couffins. A l'égard des suspects on entend l'injonction suivante : «Remue le sac !» A quelques mètres plus loin, le sergent est là, assis à l'arrière d'une camionnette à laquelle on a ôté la bâche ; son phonographe relié à un parleur déverse de la musique à tue-tête incitant les jeunes oisifs ou en mal de vivre à endosser le treillis de l'armée française. Que de garçons venus au marché faire des courses se sont fait enrôler ! A chaque nouvelle recrue, le sergent, dans son cynisme qui n'a d'égal que sa malhonnêteté, s'écrie : «voilà qui est bien ; tu es un homme maintenant.» Parfois quand le père d'un nouvel engagé veut le retirer, il se heurte aux menaces du sergent.

Amar est au marché ; il regarde le sergent sourire cyniquement aux passants. Il scrute les environs. Comme de coutume, le militaire français est flanqué de deux harkis affectés pour sa sécurité. Il n'ose passer à l'action maintenant ; c'est trop risqué. Non seulement il risque de rater sa cible comme il peut se faire tuer. Il est nerveux, mais parvient à se maitriser. Pour ne pas se faire remarquer, il se faufile dans la masse des gens qui pénètrent dans le marché sans perdre de l'œil le sergent. Il espère une baisse de vigilance de ses deux gardiens. Un jeune campagnard, enturbanné, subjugué par l'enrôlement se présente devant la camionnette. Le sergent le reçoit et s'apprête à lui faire signer des papiers. Sa garde de sécurité monte à l'avant du véhicule pour laisser au sergent tout le loisir de convaincre le jeune homme.

Amar ne perd rien de la scène ; l'occasion est trop belle, il ne faut pas la manquer. Il se présente devant le sergent qui relève la tête pour le regarder. Pour le mettre en confiance, Amar lui dit : «Je veux m'engager.» le sergent lui demande d'attendre puis sans se soucier, continue de remplir les formulaires pour le premier candidat. A ce moment-là, Amar sort son pistolet et le met sur la tempe du sergent. Avant que ce dernier n'ait le temps de crier, le coup est parti. Le sergent s'écroule, la tête ensanglantée. Amar ainsi que le campagnard qui voulait s'engager, prennent leurs pieds à leur cou et disparaissent dans la foule. Les deux harkis sortent de l'avant de la voiture mais trop tard, l'auteur du forfait est parti. Les militaires bloquent l'entrée du marché et appellent les renforts. Des passants qui ont le malheur d'être là font les frais. On les embarque dans des véhicules militaires. Ils sont emmenés à la SAS ou au 2ème bureau pour interrogatoire.

Amar rejoint le djebel où il est accueilli par les gradés de la katiba. Là, il reçoit des entrainements et on l'initie au maniement des armes. Le lendemain, n'ayant aucune nouvelle d'Amar, le père déclare auprès de la gendarmerie la disparition de son fils. Les jours passent et l'on apprend que Amar a rejoint le djebel. Cette nouvelle ne laisse personne indifférent, notamment ses deux camarades Djilali et Mahmoud. La révolution prend de l'ampleur et les jeunes Algériens ressentent de plus en plus d'engouement à son égard. Djilali décide de découdre avec un Espagnol. C'est leur voisin ; il tient une épicerie, il est raciste. La nuit au moyen d'une échelle appuyée sur le mur qui sépare les deux propriétés, il épie les membres de la famille de Djilali. Par une après-midi d'été alors que l'épicerie de l'Espagnol est vide, Djilali feignant semblant de vouloir acheter quelque chose, se présente devant lui. L'Espagnol avance et Djilali lui plante un couteau dans le ventre et s'enfuit. Il passe quelques nuits à la campagne chez l'un des ouvriers de son père en attendant d'être recueilli par les moudjahidine. Sa famille, suspectée au premier chef, subit les exactions de l'administration coloniale. Aucun n'est épargné en raison des antécédents de la famille avec l'Espagnol. Son père, bien qu'il soit un ancien combattant de l'armée française, est emprisonné. Sa remise en liberté est cautionnée par la présentation de son fils à la justice.

La famille reçoit de temps en temps des nouvelles de son fils par l'intermédiaire de l'ouvrier qui l'a caché chez lui les premiers temps.

Il n'est pas difficile d'imaginer le malaise de Mahmoud. Doit-il se complaire à exercer un métier sale sans la perspective d'une quelconque amélioration? Lui qui aspire à continuer des études, à obtenir un métier décent ? Il se doit de partager avec ses camarades le même idéal. Il lui faut agir. Il a besoin d'un motif, un motif d'injustice. Les cas d'injustice, ce n'est pas ça qui manque dans un pays colonisé. Un jour pendant qu'il travaille, un Européen se présente au moulin. Il demande à voir le propriétaire des lieux. Mahmoud veut en connaitre la raison.

«Vous êtes en retard de paiement des impôts. Si dans une semaine vous ne payez, vos biens seront saisis.» Lui dit l'agent du fisc.

Mahmoud sait que son père ne pourra pas payer; la famille ne mange pas même à sa faim. Il demande un sursis pour le règlement de la somme mais rien n'y fait, l'agent reste inflexible et devient même menaçant. Face au mépris de l'Européen, Mahmoud rentre dans son local. Le soir, il fait part de la mauvaise nouvelle à son père. Celui-ci garde le silence puis exhale un long soupir. Mahmoud ne tarde pas à prendre contact avec la révolution. Un des ruraux qui viennent chez lui moudre leur grain, lui sert d'intermédiaire. On le soumet à l'épreuve du courage. Il monte au djebel où on lui apprend à manier les armes, comment actionner une bombe. Quelques semaines plus tard, il revient, bien déguisé, au marché hebdomadaire du village. Il dépose au pied d'un arbre une bombe dissimulée dans un couffin, non loin des militaires français qui contrôlent les passants à l'entrée du marché. L'explosion fait deux morts, un civil et un militaire. L'événement suscite la panique et les passants sont encore visés. Le ballet des rafles s'enclenche?

Les années passent et les trois garçons s'aguerrissent aux travaux de la guerre, s'acquittent de leur devoir révolutionnaire. Ils donnent de leurs nouvelles à leurs familles. Un jour, l'armée coloniale dépose au pied de trois palmiers, le corps de trois combattants. Ce sont les trois camarades qui ont été tués. En venant assister au mariage de l'un de leurs proches et par la même occasion voir leurs parents, ils tombent dans une embuscade. Ils ont juste dix-neuf ans. Les villageois n'ont pas de peine à les reconnaitre et s'empressent dans la discrétion à présenter leurs condoléances à ce qui reste de leurs familles car les représailles à l'égard de ces dernières se sont poursuivies. Le nom de ces héros de la révolution figure parmi d'autres sur une stèle dressée à la mémoire des martyrs dans une place publique de leur village natal.

* Université de Mostaganem.