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Eté 62, liesse et déchirement

par Farouk Zahi

«C'est qu'au fond, il n'y a qu'une seule race : l'humanité» (Jean Jaurès)

Cette petite histoire, s'est déroulée entre les années cinquante et le début des années soixante. Elle eut pour microcosme, le populeux quartier de Belcourt. L'épine dorsale de ce quartier mixte, s'appelait la rue de Lyon, actuelle Belouizdad qui s'étire de la place du 1er Mai au carrefour du Ruisseau. Les territoires résidentiels des communautés arabe et européenne, n'étaient pas délimités à la règle. Les enfants se partageaient, le groupe scolaire Chazot, l'école Caussemille ou Von Vollenhoven et Vignard sur les hauteurs. Ammar Benghali, rencontrait pour la première fois Alain Duclos, chef mécanicien dans les transports «Mory», au parvis de l'école Chazot en cette rentrée scolaire d'octobre 1953. Ils accompagnaient tous deux leurs bambins, inscrits en classe d'initiation. Il s'agissait de la petite Josiane et du petit Yahia.

Les Duclos habitaient juste au dessus du cinéma «Mondial», à quelques mètres de l'école et les Benghali au tout début de la rue Darwin en contre bas de la rue Fontaine bleue (Mohamed Zekkal). Depuis cette rencontre, les deux familles ont tissé des liens, de camaraderie d'abord et de franche amitié par la suite. Les mamans, Thérèse et Meriem, qui faisaient leur marché à la rue de Suez, finirent par faire connaissance par l'intermédiaire de leurs enfants déjà camarades de classe. Elles consolidèrent leur relation par une sorte de connivence féminine transculturelle. Mériem qui baragouinait un Français approximatif, prenait à chaque fois de l'ascendant sur sa congénère un peu plus âgée. Elle réussira à lui faire le tour des «chouafate» (voyantes) et visiter le sanctuaire de Sidi Abderrahmane, le Saint patron de Mezghena l'autre appellation d'Alger. Il sera tout autant fait pour Mériem qui visitera en compagnie de Josiane, la cathédrale de Notre Dame d'Afrique (Madame Lafrique) pour les initiés. Elle lui enseignera l'art culinaire et l'esthétique orientale par l'offrande de henné, de khol et de souak (écorce de noyer pour la brillance dentaire). Josiane en contre partie, lui fera faire des mises en pli aux bigoudis, lui offrir des jupes plissées et des bas. Les deux hommes qui se fréquentaient assidument, allaient ensemble à la piscine du stade Municipal et au stade boulodrome de Belcourt. Ammar que la nature a doté d'un teint clair et d'yeux bleus passait pour un «Gaouri» (Européen) ; Jean, par contre, son teint mat le faisait souvent confondre avec les autochtones. La paire pouvait fréquenter aussi bien «Laqiba» que «Denfert Rochereau» (Khelifa Boukhalfa). Ils pouvaient aller ensemble voir une fresque filmique au cinéma «l'Empire» comme ils pouvaient aller voir un film hindou chantant au «Dounyazad». On remarquera ici que les rues principales et les grandes avenues de la capitale, rappelaient par leurs appellations les noms de militaires, d'ecclésiastiques ou d'explorateurs qui ont fait la gloire de la France coloniale : des généraux Bugeaud à Pélissier, des maréchaux Delattre de Tassigny à Le Clerc et des cardinaux Lavigerie à Verdier. Les enfants quant à eux, grandissaient parallèlement à l'école, même s'ils n'étaient pas, parfois, dans la même classe. Plus tard, la piscine des Groupes laïques où Duclos y cautionna Yahia Benghali pour son abonnement, fut encore un autre endroit de rencontre pour les deux enfants et les parents. Ammar qui savait lire et écrire et dont l'emploi précaire de journalier n'arrivait pas à subvenir aux besoins de la petite famille de quatre membres, réussi à décrocher un emploi de receveur chez «Mory». Alain Duclos n'était pas étranger à l'intercession, lorsqu'Ammar Benghali y déposa sa demande de recrutement. Alors qu'il se trouvait un jour, en déplacement dans le cadre de son nouvel emploi, Meriem qui devait accoucher de son troisième enfant ne trouva personne pour lui porter assistance. Personne de son voisinage n'avait de véhicule, elle attendit dans la douleur le retour de son petit Yahia à la fin des cours de l'après midi. En petit bonhomme, il partit en courant chez les Duclos. Il était déjà cinq heures de l'après midi ; Alain venait juste de stationner, informé de l'événement par le garçonnet, il hèla sa femme du bas de l'immeuble qui dévala les deux étages en courant. Les portières de la «Frégate» Renault, claquèrent simultanément et les roues crissèrent sous l'accélération du moteur. Il n'a pas fallu plus de cinq minutes pour joindre, la rue Darwin. Le couple grimpa à toute vitesse l'escalier menant au petit appartement des Benghali. Meriem, le visage tordu par la douleur, appuyée sur le chambranle de la porte, attendait fiévreusement leur arrivée. On la descend prestement, embarquée dans la voiture, elle fut dirigée vers l'Hôpital Mustapha à moins de dix minutes de là. La petite Yasmina, venait égayer, en ce lendemain de la Toussaint de 1954, le foyer des Benghali. Depuis lors, la nouvelle née devint la filleule du couple français.

Alain Duclos, démobilisé bien avant la débâcle de Dien Bien Phu pour blessures de guerre, n'aimait pas trop parler de guerre ; d'ailleurs, ce n'est qu'en accompagnant son ami Ammar à la piscine, lors de la première trempette, qu'il fit découvrir à celui-ci, une grande cicatrice qui partait du bassin au bas du thorax. Il lui expliquera qu'il fut presque empalé par un pieu de bois dressé dans une fosse dissimulée sous des branchages. Ces pièges à homme, étaient posés en plein jungle par les combattants du Vietminh. La mort lente qui s'en suivait, était la hantise des soudards les plus aguerris. On pouvait agoniser des heures durant sous l'étouffoir de la chaleur humide, bouffé par une myriade de bestioles. Et c'est probablement pour cette raison, que lorsque la Guerre de libération nationale a éclaté, Alain et Ammar firent en sorte qu'ils n'étaient pas concernés d'autant que la presse de l'époque, ne faisait état que de bandits dans les Aurès. Ce n'est vraiment que deux années plus tard, et au lendemain de l'attentat du «Milk Bar» que la guerre devenait un sujet de discussion. Avant d'être électro mécanicien, Duclos a quand même suivi un cursus secondaire au Lycée technique du Ruisseau. Il lisait beaucoup, Zola, Simone de Beauvoir, Camus, Aimé Césaire et surtout le journal «L'Humanité» auquel, il était abonné, constituaient ses livres de chevet. Il savait que pour l'Algérie et dont il se sentait viscéralement attaché, il s'agissait d'une légitime guerre de décolonisation. S'il a condamné l'attentat FLN du «Milk Bar» du 30 septembre 1956, il a été révolté par celui de la rue de Thèbes (Casbah) commis par le sinistre Achiary et ses sbires le 10 aout 1956.

Ammar quant à lui, même s'il dissimulait ingénieusement son appartenance à l'Organisation politico administrative (OPA), il n'en était pas moins structuré dans une cellule de liaison. Son job de receveur, le plaçait de plain pied dans la guerre subversive. Il faisait la liaison entre le maquis urbain de la capitale et celui de Ténès. Ce que d'aucuns appellent la «Bataille d'Alger», celle-ci n'a été en fait, qu'une sinistre chasse à l'homme menée par la Xè Division parachutiste de Massu qui parodiait en bombant le torse à la rue Michelet (Didouche) sous les clameurs d'ultras hystériques. Le néologisme «pied noir» venait d'être nouvellement introduit par les bidasses du contingent qui s'affublèrent de ce sobriquet, en référence à la tribu Peau rouge amérindienne dit-on. La villa «Susini», ancien consulat d'Allemagne, sur les hauteurs de Belcourt, fut ce haut lieu de l'indignité de cette armée coloniale qui venait de subir en Indochine, l'une des défaites les plus humiliantes de son histoire. Casser humainement de l'Arabe, devenait un instinct bestial à assouvir légalement, puisque les pouvoirs de police ont été rétrocédés aux légionnaires du 3è Régiment de Parachutistes Coloniaux (RPC) en mal de revanche à prendre. Les simples bidasses du contingent qui étaient déjà au nombre de 500.000, ne pouvaient venir à bout du réseau de la guérilla urbaine que le FLN fut contraint de mener pour soulager le maquis soumis au tapis des B26.

Les Aussarès, Shmitz et autres Le Pen s'en donnèrent à cœur joie. Ce même Jean Marie Le Pen qui n'a du son salut en 1953 qu'à un tirailleur algérien cité par le site électronique «Setif-info»: «Mr Bouabda Zaidi nous précise qu'il était aux côtés de Jean-Marie Le Pen pendant une année. Lors d'un engagement en Indochine, Le Pen, sous-lieutenant à l'époque, avait été grièvement blessé par l'explosion d'une grenade jetée par les résistants Vietnamiens. C'est à cet instant là que Mr Bouabda se saisit de sa mitrailleuse lourde pour défendre leur position pour éloigner les assaillants. Cette intervention avait permis de dégager le passage pour l'arrivée des secours. Ainsi, Le Pen fut rapidement évacué. Depuis, Mr Bouabda déclare qu'il n'a plus revu son supérieur. « Sans mon intervention, Le Pen aurait laissé sa vie ce jour là en Indochine », ajoute t-il.»

La mutualité fut entendue entre les Benghali et les Duclos. Ammar se rappelle avec amusement, le jour où Alain a été interpellé par un colossal parachutiste teuton près de Diar El Mahçoul ; on baignait dès lors dans le délit de faciès. Au lendemain de la visite de De Gaulle à Ain Témouchent en décembre 1960, Ammar recommandait à Alain de ne pas sortir de chez lui ou de ramener, carrément, sa famille à la rue Darwin. Il pressentait que quelque chose de grave allait se passer. Les Duclos déclinèrent poliment l'invitation mais, se calfeutrèrent soigneusement dans leur appartement. La vraie «Bataille d'Alger» venait de se dérouler sous leur balcon. On y a dénombré plus d'une centaine de morts parmi les manifestants algériens. Alain comprenait à partir de ce jour là, que s'en était fini de l'Algérie de papa. Il s'en ouvrait à Ammar, son ami de toujours. A partir de 1961, l'air devenait carrément mal sain. Le général Challe qui a réussi son rouleau compresseur dans les djebels, a été battu par les manifestations populaires qui remettaient en cause la francité de l'Algérie. Désavoué, le «Quarteron de généraux» entrait en dissidence et chargeait Raoul Salan de créer une armée secrète (OAS) à l'instar du FLN qu'il a durement réprimé. Alain renvoyait constamment l'ascenseur à son Arabe d'ami. Il le prémunissait contre les hordes des ultras. Malheureusement, la mort frappait aveuglement encore une fois de plus, les petites gens. Mériem qui faisait des ménages chez des particuliers, a péri avec plusieurs coreligionnaires dans l'attentat OAS sous les arcades de la rue de Lyon. Les Duclos, meurtris par le drame qui frappait leurs amis, décidèrent de faire partie, à contre cœur, de l'exode massif du printemps 1962. Ammar et ses deux enfants accompagneront les Duclos jusqu'au port d'Alger bondé. Une dernière accolade, des regards mouillés et fugitifs furent la dernière image de la rupture. Alain remettait, en guise de «testament», à Ammar les clés de son appartement. En pur et dur légaliste révolutionnaire, celui-ci, les confiera au «Nidham» (L'Organisation). Pendant que la liesse de l'indépendance était à son paroxysme, des Algériens de cœur et de conviction étaient contraints au départ. Les plus courageux, défièrent les lendemains incertains de la post guerre pour continuer le combat contre le décharnement d'un corps social épuisé par la sale guerre. D'autres avant eux, prirent le risque mortel de payer de leur vie le prix de l'indépendance, tels que Maillot, Yveton, Audin et bien d'autres encore. Ils n'auront pas à assister à la liesse d'une nation dont ils en ont fait, volontairement, la leur.