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Internet, c'est déjà la révolution !

par Abdelhamid Benzerari

Dans les deux années à venir, l'école algérienne verra l'introduction de l'informatique dans l'examen de fin de cycle primaire. L'outil informatique permettra de mettre les élèves au contact des connaissances nécessaires pour l'accès aux sciences et à la technologie, a annoncé le ministre de l'Education nationale. (Le Quotidien d'Oran du 30.5.2012)

Dans d'autres pays, c'est déjà bien longtemps que le savoir par le net a fait irruption dans les salles de classe.

Quels savoirs seront nécessaires aux adultes de 2040? Pourront-ils se contenter d'Internet? Non. L'école restera incontournable. Mais elle devra changer radicalement. Au risque de rater le tournant. Ross School, Etat de New York. Dans cette école avant-gardiste, chaque année est une plongée au cœur d'une période historique, et pas seulement en cours d'histoire. Toutes les disciplines doivent refléter l'état des connaissances de l'époque étudiée. L'enfant s'y plonge comme s'il y vivait et en intègre les logiques. Dès les premières années, par exemple, les jeunes enfants sont immergés dans la préhistoire. Ils s'intéressent au développement de la vie grégaire, aux rapports que les hommes primitifs entretenaient avec la nature, les éléments ou l'art. L'année suivante, l'enfant est plongé dans l'Egypte des pharaons avec ses mythes, ses mathématiques, son art?Puis c'est le tour de la Grèce antique, avant que l'élève ne se retrouve successivement propulsé au Moyen Age puis à la Renaissance, pendant ses années collège. L'adolescent suit ainsi un programme de mathématiques correspondant à ce dont disposaient savants et universitaires des Lumières. Même plongée en biologie, en physique ou en littérature. Ces voyages dans le temps se font grâce aux nouvelles technologies, et se concrétisent par un séjour sur les lieux où restent visibles des traces de ces civilisations. Au lycée, place à une autre époque. L'élève entre de plain-pied dans la révolution copernicienne et ne pense plus le monde que dans une vision galiléenne où la Terre perd sa place centrale dans l'Univers.

ON NE PEUT PAS APPRENDRE «A VIDE».

Cette école ambitionne de faire parcourir à chacun de ses élèves les progrès de l'humanité. Le principe global mis en œuvre dans cet établissement pilote fondé en 1991 par Courtney and Steven J.Ross, c'est d'inscrire l'enfant dans la dynamique de la connaissance humaine et de son dépassement progressif. Pourquoi cette approche? Pour être capables de se défaire de nos connaissances du second millénaire et d'entrer dans la cyberculture.

Nos connaissances scientifiques et techniques sont en effet multipliées par deux tous les huit ou dix ans, et nul ne sait quels savoirs seront nécessaires aux adultes de 2030 ou 2040, c'est-à-dire aux enfants qui sont aujourd'hui sur les bancs de l'école?

Mais la menace est grande. Les contenus enseignés aujourd'hui risquent fort d'être rapidement dépassés, voire périmés. Les élèves flairent d'ailleurs déjà ce décalage entre les enseignements scolaires et les savoirs dont ils ont besoin. Preuve qu'il y a urgence à se poser la question?Car c'est la légitimité de l'édifice scolaire qui est attaquée.

A quoi bon faire siennes de nouvelles connaissances, les apprendre, alors qu'en théorie toutes les informations du monde sont instantanément disponibles en quelques clics? Simplement parce que, selon tous les spécialistes de la question, on ne peut pas apprendre «à vide», même si l'essentiel est d'apprendre à apprendre. On n'entre dans les savoirs que par des contenus, aussi datés soient-ils. Reste ensuite à établir s'ils doivent être «dépassables», comme le préconisent le didacticien des sciences André Giordan(1) ou le philosophe Pierre Lévy(2)? Une chose est sûre.»Ces «outils» que sont les nouvelles technologies n'entretiennent jamais un rapport de neutralité avec les contenus. L'ordinateur bouscule des enseignements élaborés pendant quatre siècles et en impose d'autres dont les contours commencent à peine à s'esquiver.

L'humanité a déjà connu plusieurs bouleversements de cette ampleur.»Le spécialiste des sciences cognitives et de l'intelligence, spécialiste aussi de l'impact d'internet, Pierre Lévy,c'est l'invention de l'écriture, qui a donné une mémoire au langage. Le second, c'est la mise au point de l'alphabet, grâce auquel l'écriture devient universelle et permet l'émergence d'une connaissance universelle. Bien plus tard, il y a l'imprimerie, permet l'explosion des sciences expérimentales. La mise à disposition de données qu'il n'est plus nécessaire de recopier autorise à se concentrer sur l'observation?A toutes ces époques charnières, comme aujourd'hui, les modes de raisonnement se transforment inévitablement. Aujourd'hui, la simulation informatique permet de dépasser la logique cartésienne. En faisant bouger des milliers de variables, on change le rapport aux résultats scientifiques. Un résultat n'est plus vrai ou faux, il est plus ou moins pertinent par rapport à un modèle lui-même relatif.

LIRE-ECRIRE-COMPTER? INCONTOURNABLE.

Une nouvelle étape est ainsi franchie. Comme le souligne Edgar Morin,»Les sciences nous ont fait acquérir beaucoup de certitudes, mais nous ont également révélé au cours du du XXè siècle d'innombrables domaines d'incertitude. L'enseignement devrait comporter un enseignement des incertitudes qui sont apparues dans les sciences physiques (microphysique, thermophysique, cosmologie), les sciences de l'évolution biologique et sciences historiques? Il est nécessaire que tous ceux qui ont la charge d'enseigner se portent aux avant-postes de l'incertitude de nos temps».C'est bien là encore la capacité à construire et déconstruire des savoirs qui devient essentielle.

Pas de pessimisme, pourtant. L'école n'est peut-être pas menacée. Ce que Joël de Rosnay, le directeur de la stratégie de la Cité des sciences, appelle les «briques de la connaissance» restera toujours incontournable Le lire-écrire-compter, base de nos civilisations modernes, est même rendu plus incontournable encore par ces évolutions scientifiques. A une limite près. On ne peut plus apprendre à lire comme hier. Aujourd'hui, lire c'est aussi lire des images, gérer de l'hypertexte, trier des informations et plus que jamais savoir les replacer pour leur donner du sens. L'enseignement de la lecture prend déjà acte de ces nouvelles données.

Mais les autres disciplines doivent aussi le faire. Comme le préconise Edgar Morin dans Les Sept Savoirs nécessaires à l'éducation du futur(2000 Seuil),»il est nécessaire de développer l'aptitude naturelle de l'esprit humain à situer toutes ces informations dans un contexte et un ensemble. Il est nécessaire d'enseigner les méthodes qui permettent de saisir les relations mutuelles et influences réciproques entre parties et tout dans un monde complexe Enseigner revient alors à offrir aux élèves la capacité à donner du sens au flot d'informations disponibles.

Car, dans un monde changeant, il est nécessaire de contextualiser ce qu'on apprend. Pour être mieux à même de mesurer la portée d'une information, il faut être capable de faire intellectuellement des liens, comme cela se passe sur Internet. Il faut «intégrer les données dans les informations, les informations dans les savoirs et les savoirs dans de la connaissance afin que les informations premières se transforment en un ensemble cohérent porteur de sens, et permettant d'éviter l'infopollution. Sinon la révolution de l'information ne sert à rien», martèle Joël de Rosnay depuis vingt-cinq ans ( il a écrit Le Macroscope en 1975).

Une perspective nouvelle à laquelle les enseignants seraient plus préparés qu'il n'y paraît.»Les professeurs ont conscience que les corpus disciplinaires sont en train de s'exténuer, qu'ils sont à bout de souffle. La chance de l'éducation nationale, ce sont les TPE- travaux personnels encadrés- parce qu'ils offrent un décloisonnement des disciplines et parce qu'ils sont le reflet d'une culture nouvelle en train de se construire. Lorsqu'on anime des réunions, on observe que les enseignants sont enchantés que leurs élèves aillent chercher l'information sur Internet. Il y a comme un engouement à construire avec eux cette nouvelle culture scolaire qui décloisonne les disciplines et valorise aussi les réalisations matérielles. D e jouer enfin leur rôle de guide en les aidant à valider, trier, analyser», se réjouit Françoise Ferry, chargée de mission à l'inspection générale. Car les TPE ont aussi la grande vertu de permettre cette éducation active qui n'est pas née avec les dernières technologies, mais que prônait déjà Piaget. Ils permettent aux élèves d'essayer, de tâtonner et de faire.

ENGAGER TOUTE LA NATION.

Pour elle, l'école est bel et bien en train de changer son rapport au savoir.»Le virage est lent, certes, mais c'est un gage de réussite car la révolution est de taille et c'est un bon principe de réalité de ne pas chambouler quand on n'est pas prêt. Il faut d'abord assurer une progressive montée en puissance de ces modèles pédagogiques. Deux heures de TPE posent plus de questions à l'ingénierie éducative que toutes les autres heures d'enseignement. C'est une remise en cause profonde du modèle déductif.»

Pour Pierre Lévy, le savoir du cybermonde est le produit de l'ensemble des interactions entre les gens. Les TPE reflètent assez bien cette dynamique, puisque, mis bout à bout, les thèmes choisis par les groupes techniques disciplinaires doivent refléter la culture de notre société. Les élèves ajoutent leur approche et leur regard et trouvent là le nœud qui manque souvent dans un enseignement où les disciplines semblent sans lien entre elles, alors que, comme le rappelle Edgar Morin,»l'être humain est à la fois physique, biologique, psychique, culturel, social, historique. C'est une unité complexe de la nature humaine qui est complètement désintégrée dans l'enseignement, à travers les disciplines, et il est aujourd'hui impossible d'apprendre ce que signifie être humain, alors que chacun, où qu'il soit, devrait prendre connaissance et conscience à la fois du caractère complexe de son identité commune avec tous les autres humains». L'école publique a les ressources suffisantes pour amorcer ce tournant. A la condition expresse que ce débat sur les contenus d'enseignement engage la nation entière et ne soit plus l'affaire de quelques spécialistes.

«Les professeurs ont conscience que les corpus disciplinaires sont en train de s'exténuer, qu'ils sont à bout de souffle. La chance de l'éducation nationale, ce sont les travaux personnels encadrés».

Et si l'école publique ratait le train de la modernisation? Elle risquerait alors d'être, encore un peu plus qu'aujourd'hui, décalée du monde.» Elle n'est pas menacée, puisqu'elle sera toujours nécessaire pour apprendre aux enfants à lire, écrire et compter, mais tous les autres apprentissages risquent de se faire ailleurs. Qu'est-ce qui empêchera, en effet, un enfant d'aller voir ce que lui proposent, en ligne, des cours beaucoup plus en adéquation avec la société?»

(1)André Giordan, Apprendre, Belin, 1999

(2)Pierre Lévy, Qu'est-ce que le virtuel? La découverte, 1998