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L'exil estudiantin: cette aventure aux horizons incertains

par Kamal Guerroua *



«On n'est pas orphelin d'avoir perdu père et mère mais d'avoir perdu l'espoir» Sagesse africaine

Retracer des parcours de vie dans le tourment de l'immigration implique, on le sait sans doute, une grande capacité d'observation, un sens aigu du flair, et une extrême finesse dans l'analyse. Car, de l'insoutenable légèreté de l'être dont parle si explicitement le romancier tchèque Milan Kundera à la double absence qu'a mise en relief le sociologue algérien Abdelmalek Sayyad (1933-1998), les voies de compréhension du phénomène migratoire se sont croisées puis scindées et ont, comme par hasard, fini drôlement par s'entrechoquer en provoquant de ce fait un géant «Bing Bang» de vérités. Mais lesquelles? Le secret ne fera plus doute à personne : «vérités en deçà de la Méditerranée et mensonges au-delà». Ce constat est, pour se permettre ne serait-ce qu'en ces quelques lignes, de transférer le cadre spatial du célèbre aphorisme pascalien au vécu de notre communauté estudiantine en France, un aveu lucide qui porte dans sa besace de fructifères semailles de sens.

En réalité, c'est sur le conseil d'un ami, étudiant de son état, et qui se plaint à longueur de journée de la marge et de la précarité dont il est victime que j'ai décidé en toute spontanéité de me résoudre à la tâche de rédiger cet article sur l'exil estudiantin, lequel est devenu si florissant ces derniers années en Algérie en raison du manque de perspectives et de débouchés. C'est en quelque sorte comme à un appel d'offres auquel j'ai donné réponse. Mais est-ce vraiment mal de purger ses peines en douceur quand on en est, de près ou de loin, touchés? La réponse, vous la devinez assurément : un niet tout court. La raison en est toute évidente, du moins dans ses premiers étirements : l'on se partage généralement d'énormes soucis quand on survit en compagnie, camaraderie ou communauté. C'est pourquoi, la collectivité du rêve en appelle à une solidarité sans faille dans l'usure. Cela ne signifie pas du tout que l'on est en pleine vie de chalet au sens littéral du terme, mais oserions-nous le terme ici, en constante navigation dans les sentiers tortueux de la vie buissonnière. Celle où les trajectoires semblent d'apparence différentes alors que le destin qui les sous-tend est invariablement unique. C'est ce que l'on appelle strict sensu «l'odeur du bled». Je dis unique parce qu'il est exactement divers. C'est, somme toute, comme un brin de philosophie, tantôt rudimentaire et facile à digérer, tantôt complexe et compliqué à assimiler.

On dirait que toutes les ambiguïtés du monde se louvoient dans les interstices du destin dès que l'on évoque le couple fatidique émigration/ immigration, «cette déchirure éternelle des siens». Mais tout de même j'en rajouterai des bribes de mots à ma pensée afin qu'elle soit plus explicite, cette unicité-là est totalement diverse, ou s'il l'on veut bien l'entendre différemment, elle est une diversité presque unique dans la mesure où l'on se sent terriblement être une image-miniature d'un phénomène grandeur nature. Il faut en convenir une fois pour toutes, l'exil est un brouillard assez diffus. Bien qu'il donne parfois le bénéfice du doute à l'être humain, il l'amène à force de le côtoyer à ajuster ses choix, à tempérer ses ardeurs et à calibrer ses ambitions de façon à le rendre une âme «docilisée» ou pire encore un être apprivoisé. Certes, il est fort souvent, comme espace, un lieu de prédilection et encore moins un paradis de délices tel que le miroitent les mirages ensorceleurs dont chacun de nous tous, à un certain moment de sa vie, fut un loyal condisciple. Mais hélas, il est aussi et c'est vraiment douloureux de l'affirmer en ce papier «un eldorado à cobayes» où l'on passe inéluctablement sous la guillotine des épreuves et un imaginaire aussi volage que fluctuant dont d'aucuns sous-estiment à long terme la nuisance.

Je l'ai rencontré marchant sous les arcades d'une agglomération toulousaine, c'est un gars de chez nous, sympa à l'extrême mais les nerfs à fleur de peau. Il n'aime pas les badineries démesurées. Bref, il est cool mais sévère en même temps. Ce jour-là, il était pressé de rentrer du turbin avant que le soleil matinal ne disperse ses rayons sur «la ville-rose». Il était tout triste, le visage hagard, les traits tirés et les yeux rivés sur le sol. De toute évidence, cela se voit, il n'a plus fermé les yeux de la nuit. L'insomnie, ce tsé-tsé de tous les déracinés, ne s'est jamais départie de son corps depuis que l'on lui avait signifié sévèrement à la préfecture de police de Haute-Garonne que son titre de séjour pourrait lui être enlevé en fin d'année. Raison invoquée : il n'a pas, à son grand malheur, pu valider de suite ses diplômes. Sa marge de manoeuvre est donc de courte durée. Ainsi a-t-il perdu toute odeur d'espoir et a surtout peur de retourner bredouille au bercail. Le commérage et la médisance des voisins lui paraissent des flammes de géhenne. Dans sa tête, tout un harcèlement moral au bled est en perspective, il s'attend à des interrogations de tout calibre, du genre «que reviens-tu faire ici?» ou «t'as laissé le pays de lois pour une contrée de corrompus!» sinon la plus dramatique «n'ya!». En clair, Zahir a tous les ingrédients de réussite (beau gosse, dynamique et studieux) sauf «Zehr» (la chance) «là-bas, les gens savent beaucoup plus de choses sur toi que toi-même tu ne connais pas! Une société-détective quoi!». En silence sidéral depuis quelques secondes, il revient rapidement à la charge «les gens de chez nous s'en foutent des études, ils vivent dans le sensationnel, croient trop à la parabole, aiment les grosses cylindrées et des paquets de cigarettes, marque «gauloises» alors que nous ici parfois on a même pas de quoi payer le loyer!», et avant de s'en aller, il a décoché en ma direction cette fléchette envenimée «quand tu débarques là-bas, tu verras, «sehab chekara» (les gens corrompus) faire leur marché et toi tu restes à côté du mur, c'est là que tu vas comprendre ce que je dis».

Quant à Marwane, ce gentil garçon de 28 ans, toujours tiré aux quatre épingles, «hetta» comme on dit en dialectal, «l'étranger» lui est autre chose. Avec son air intello, ses lunettes de vue bien transparentes et ses cheveux au vent qui se terminent par une tresse qui ressemble à une queue de cheval, il se voit bien intégré dans l'engrenage hexagonal. Depuis que Hollande est président, la France lui semble être un terrain acquis. Il compte s'y installer à jamais, épouser une française, et vivre sa vie comme il l'entend «Je n'ai pas de choix, ma famille est pauvre, si je retourne là-bas, je vais travailler sur un chantier et être la risée de tout le monde!» et d'enchaîner sur un ton quasiment mélancolique «vivre heureux, c'est vivre caché, je préfère gâcher toute ma vie et mon diplôme ici (D.U.A en sciences sociales) plutôt que de subir le regard méprisant des miens» tandis que Fayçal qui le fixe des yeux, tout désabusé qu'il est, la galère d'être un sans papiers lui triture souvent les méninges, il est venu dans «les années Chirac» aime-t-il à le répéter, le plus souvent avec fierté. Mal lui en a pris, il s'est aventuré en mer inconnue et a failli à plusieurs reprises empocher le sésame de l'utopie mais sans succès. Le débit d'amertume monte au fur et à mesure que le répertoire des tristes souvenirs se dévide de sa mémoire. A l'envahissante image de son entrée fracassante en France avec un visa d'études, ses yeux brillent de larmes d'émoi «plus de quatre mille euros sur le bordereau de l'attestation bancaire et pas un euro dans la poche» ironise t-il. De péripétie en galère, il a réussi quand même à dénicher un petit appart en colocation avec un ami de fortune chez un particulier toulousain après avoir trimé au noir dans un marché de légumes et fruits à Saint-Cyprien (à quelques mètres du centre-ville) «au début, sans boulot et sans un sous vaillant, je n'ai pas de quoi payer un café, j'étais perdu, je me hais moi-même et tout le monde me semble hostile, c'est une vraie ghorba». Maintenant, il habite à Empalot, dans la banlieue, ses anecdotes sur la malvie et les voitures qui se crament chaque soir dévoile le côté mi-burlesque, mi-tragique du drame des «Beurs», ces citoyens d'origine étrangère, plus particulièrement maghrébine des zones que l'on affuble d'euphémisme péjoratif de «sensibles» et qui, de surcroît, résistent à l'usure en plein milieu du marécage de la société de consommation, perméable aux mille formatages des préjugés prêt-à-porter et des clichés contre-nature «lorsque je me compare à eux (les Beurs), je

me sent plus avantagé car j'ai des racines fixes» m'a-t-il conclu. Il est vrai par ailleurs que les gens de la cité en France sont gagnés par un grand flottement identitaire, le problème des origines a produit en eux une vraie quête de soi. Ils se sentent à chaque fois en perte continue de leurs repères...

N'ayant plus de temps libre pour discuter, Fayçal, ce natif de Relizane un peu chauve et la quarantaine bien entamée, a pour ennemi mortel l'autorisation du travail «je ne veux plus mettre mes pieds à la cité administrative» dit-il avec rancoeur et de renchérir «mais pourquoi est-ce seulement aux Algériens que l'on exige un tel document ?». Pour rappel, l'autorisation du travail est exigée aux étudiants algériens chaque fois qu'ils décrochent un poste d'emploi en vertu des accords franco algériens du 27 décembre 1968 dont les statuts restent jusqu'au jour d'aujourd'hui inchangés. Ce qui complique davantage leur situation étant donné que les entreprises rechignent à les embaucher à mi-temps en raison de la paperasse et de la durée qu'une telle autorisation implique. En vérité, tout le monde vide sa gibecière à mesure que se chauffe la discussion et que l'on essaie de creuser un peu plus dans l'intimité de tout un chacun. C'est notamment le cas de Melha, cette ravissante fille kabyle qui désarme tant par son regard pénétrant que par ses convictions chevillées tous les esprits fantoches aussi résignés que superficiels les uns que les autres. Elle aime la simplicité, mais elle dit qu'elle en avait marre depuis que ses parents ont cessé de lui verser de l'argent à son compte. Et pourtant, elle a brillamment gravi tous les échelons d'études (Master I, Master II et Doctorat), elle regrette fort que l'État algérien ne soit pas à la hauteur des défis de la modernisation du secteur d'enseignement supérieur, que le niveau d'études en Algérie baisse de jour en jour et que l'on pose toujours «le problème d'équivalence aux diplômés étrangers». Ce qui l'exècre davantage, ce sont les tabous qui minent la société, elle ressasse à longueur de journée à qui veut bien l'entendre qu'elle ne voulait plus être «une machine à accoucher ni une esclave heureuse» comme dirait l'écrivain péruvien Mario Vargas Llosa «là-bas, il y a trop peu de droits pour la femme, ici, je circule quand je veux et je ne me sens jamais agressée par des regards indiscrets».

A vrai dire, Melha est chanceuse par rapport aux autres filles, lesquelles, sans bourse ni ressources financières ont réussi quand même à dépasser le cap de la misère grâce à leurs seuls efforts. C'est le cas de Nawal, cette oranaise au charme incontestable qui se lève chaque jour que Dieu fait à 5 heures du matin pour travailler comme aide à domicile en parallèle avec ses études de sciences Po. C'est un vrai calvaire mais elle a la confiance en soi «je paye mon loyer, subviens à mes besoins et en plus envoie une petite commission à ma mère, malade et sans ressources, j'y suis obligée, c'est ça la vie, soit tu fonces ou tu recules». Quant à Melha, elle n'est plus à l'aise, elle doit retrousser ses manches pour pouvoir survivre «doctorante en fac et boulot dans le ménage» peste-t-elle avec une colère presque incontenue et de recentrer sa discussion sur ses autres soucis privés «au téléphone ma mère insiste à ce que je me marie mais moi mes projets sont dans mon pays, je veux enseigner aux enfants de l'Algérie les valeurs de la modernité». Ses déboires ont monté crescendo dès la promulgation de «la circulaire-Guéant». Maintenant, elle est soulagée car celle-ci vient d'être abrogée par le nouveau locataire de l'Élysée. C'est pourquoi, elle aspire bien décrocher un poste d'emploi à l'aune de ses compétences et éviter ce genre de «prolétariat intellectuel» auquel on l'a confinée jusqu'ici. Mais son plus grand rêve reste le retour en Algérie pour fructifier son savoir et aider les siens dans la construction du pays «j'aimerais bien être dans mon pays, entourée de ma famille, mais c'est que nous les Algériens, on est un peu trop fiers de nous-mêmes, c'est pas bien, on doit s'autocritiquer, se regarder de l'intérieur et mépriser notre orgueil, c'est le minimum par rapport à nos ancêtres qui ont intronisé la Kahéna, reine sur leurs terres...». Ce n'est pas du tout l'avis de Madjid, un tantinet pessimiste. Pour ce diplômé en informatique frais émoulu d'une université lilloise, les dès sont déjà jetés, l'Algérie ne se relèvera plus de ses échecs «on n'a pas de culture de respect les uns vis-à-vis des autres, on ne s'entend pas nous les algériens, on a la mentalité un peu têtue même dans le pire» lâche-t-il volontiers. Sur les rives de la Garonne, il profite de son temps libre pour cocher quelques mots sur des feuilles volantes et noyer ses tourments dans des gouttes d'encre.

Sa tristesse en dit long sur les déceptions et la nostalgie qui le tiraillent «le mensonge et l'hypocrisie sont l'abécédaire de l'émigration, la plupart de nos émigrés vivent grâce au R.S.A (revenu de solidarité active) et au R.M.I (revenu minimum d'insertion), les restos sociaux et les braderies à bas prix sont leurs lieux de prédilection et quand ils rentrent au bled, ils friment avec des voitures qui ne valent plus rien ici». Pour Boualam qui lui a coupé court, un autre étudiant blidéen en économie, le drame insurmontable, c'est le mariage mixte «c'est une bonne affaire pour deux ou trois ans, après c'est un vrai cauchemar» clame-t-il avec une certitude inégalée et de me susurrer tout doucereusement à l'oreille «je suis entré en France en 2003 bac+5 et me revoilà aujourd'hui après presque 9 ans, niveau bac-5». Il est agent de sécurité dans la banlieue toulousaine, il gagne bien sa vie mais il se sent très mal dans sa peau. Son niveau intellectuel n'est plus le même et il peine trop à se remettre à niveau. Ce qui le tourmente le plus, c'est son indigeste divorce d'avec une française, il y a quelque temps et l'enfant à charge qu'elle lui aurait laissé comme un coup de couteau dans les entrailles. Le malheur, c'est qu'il se tient aujourd'hui très éloigné de lui, là-bas à Rennes, au nord avec sa mère «ici les gens croient que l'unique problème, c'est les papiers alors qu'en réalité, le vrai problème commence avec leur obtention. Certains jeunes n'hésitent pas même à épouser des vieilles ou des «cas soç» vraiment en difficulté en hypothéquant toute leur vie en échange de simples services de régularisation, finalement, ils regrettent tout car la vie est dure».

En réalité, ces derniers temps avec la crise économique, la vie est devenue vraiment chère en hexagone et le boulot se fait de plus en plus rare, la précarité touche de plus en plus de foyers d'immigrés.

Néanmoins, les tristes trajectoires des uns rejoignent les prometteurs parcours des autres, Bakir en est le parfait spécimen. Après avoir obtenu un M.I en langues appliquées à Toulouse, il est allé au Havre où il a pu décrocher un poste de traducteur dans une agence de communication grâce à ses seules compétences «en été, temps des vendanges, je vais souvent à Montauban et à Montpellier pour faire la cueillette sous un soleil de plomb de 45 degrés pour pouvoir payer mes inscriptions, plus de 450 euros. Sans logement là-bas, je galère à n'en plus finir, mais hamdoullah tout s'est bien passé grâce à ma longue patience» dit-il fièrement comme pour me montrer son sérieux. Actuellement, il vit en Espagne où il travaille afin qu'il puisse monter son propre projet personnel (une maison d'édition ou traduction..). Pour ce sportif, l'exil lui a ouvert les portes du bonheur, et l'effort ne ment plus jamais. Certes, l'on serait contraint de vivre d'expédients pour un moment donné mais cela ne serait plus le cas en avançant «affronter l'exil est une entreprise à hauts risques, elle exige un tempérament d'acier où il est impératif d'apprendre à en encaisser les coups» avoue t-il sans ambages. De retour du pays, ces derniers jours, il s'est dit être envahi par une salve de questions du genre «combien coûte un café?». En vérité, le malaise social que vit le pays a déteint son fiel sur le quotidien de notre diaspora surtout que l'euro au marché noir a fait son sacré coup «à Port-Saïd et au Square, on le change à 15» affirme-t-il sur un ton narquois. Il est vrai par ailleurs qu'en l'absence de contrôle étatique sur le marché informel, les flux de devises en provenance de l'étranger sont hors de contrôle, la culture du fisc qui fait de bons citoyens sous d'autres cieux est banni des esprits chez nous. Ainsi voit-on des policiers, des dealers et des cambistes faire bon ménage sur des territoires de non-droit. Tout juste devant mon interlocuteur, Menad, le crâne dévoré par une calvitie n'y est pas allé par trente six chemins pour exprimer sa rage «je trime dans un restaurant jusqu'à 1 h du matin et ne rentre qu'à 2 h». Le matin, Menad, épuisé ne retient absolument rien de ce que dit le prof à la fac «conjuguer boulot et études relèvent de l'impossible» et de poursuivre «puf! à quoi servent des études qui ne te mènent nulle part sauf droit au mur : nettoyage, sécurité ou précarité ou pire encore aller au Canada, vivre dans le froid, et devenir taxieur comme on me l'a dit» et de conclure amèrement «c'est facile, c'est pas facile ça dépend car il y a toujours du doute, l'immigré-étudiant est dans la nasse d'un certain pêcheur que l'on appelle: exil, et ça c'est sûr» Sur ce, la nuit toulousaine a commencé à infiltrer l'espace sous les brouhahas des champions de l'équipe du Rugby local «à demain les amis... des jours meilleurs peut-être !»

* Universitaire.