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Abdelhamid Salakdji, Président de la Fondation du 08 mai 1945 au « Le Quotidien d'Oran » : « Le travail de mémoire doit se prolonger »

par El Yazid Dib



L'entretien qui va suivre a été réalisé dans un café de Sétif. En cette fin de mois d'avril où la campagne pour les législatives approche de finir, Sétif grelotte sous un mercure inhabituel. Ce conciliabule de café n'a rien à voir cependant avec la politique, si ce n'est une autre politique liée intimement à des événements douloureux. Le 8 mai 1945.

Si l'entretien s'est fait dans un café, c'est que cet te prestigieuse fondation ne dispose pas de local à Sétif. Paradoxe ? Le silence de monsieur Salakdji à ce propos est très expressif. L'espoir est toutefois accroché dans le nouveau complexe qui se fait au sein du pôle culturel en cours d'édification et sera censé abriter, entre autres, la Fondation du 08 mai 45*. Abdelhamid n'aime pas être mis sous les feux de la rampe. C'est sur insistance de son entourage, qu'il acquiesça à nos sollicitations et nous livra «quelques fragments» de ces «grands et glorieux événements».

Le Quotidien d'Oran: Monsieur Salakdji, dites-nous quelques choses, ça représente quoi pour vous les événements du 8 mai 1945 ?

Abdelhamid Salakdji: Tout d'abord, je dois m'incliner devant la mémoire de ceux qui ne sont plus parmi nous et ont eu à faire la fondation. Je cite le grand moudjahid Bachir Boumaza, l'infatigable Boukhrissa Khierredine, comme je dois rendre hommage au professeur Mohamed El Korso, monsieur Aïssaoui dit Amirouche et à tous les membres fondateurs. Ces gens-là, et beaucoup d'autres, ont donné du leur à l'élan que connaît la fondation. Revenons à votre question? Eh bien, énormément de choses (un long soupir)?  Evénement de sang et de gloire. A Sétif, Guelma et Kherrata et un peu à travers pratiquement tout le territoire national, Saïda, Béjaïa, Bouandès, Tigzirt, Melbou, le peuple manifesta son espoir à la liberté et à la libération. Du fait que la lutte antinazie à laquelle des milliers d'Algériens ont participé, croyaient-ils était une lutte pour la libération nationale. Ce jour-là, le peuple algérien était plongé dans la consternation devant les massacres perpétrés dans l'est du pays. Des milliers d'Algériens, qui avaient osé croire en les promesses de liberté du «monde libre», tombèrent sous les balles d'un appareil répressif mis en branle pour étouffer coûte que coûte la colère populaire. Les 45.000 martyrs du 8 mai 1945 ont écrit l'une des plus belles pages de l'histoire.

Le 8 Mai, c'est l'étincelle qui provoqua le sursaut dans la conscience nationale et qui fermenta jusqu'au déclenchement de la Révolution de novembre. Des idées ont germé depuis. Beaucoup de choses à dire, à écrire? Ces événements n'ont pas livré tous leurs secrets?

Q.O.: Monsieur Salakdji?

- S. A.: Laissez-moi terminer SVP? Soixante-sept années sont passées depuis les massacres de mai/juin 1945. Soixante-sept longues années de silence sur les crimes odieux commis par l'ancienne puissance coloniale française contre des populations civiles algériennes sans jamais être reconnus. Les auteurs de ce véritable génocide ayant bénéficié de l'impunité ne pouvaient avoir quelque regret.

Les choses étaient ainsi faites dans cet empire émergeant du fond des âges ou n'étaient considérées comme vies humaines que celles des colons. N'a-t-on pas fait payer de leur vie 45.000 «indigènes» pour la mort de 103 Européens à la suite d'une conspiration savamment orchestrée par les tenants du statu quo colonial, pour étouffer dans l'œuf la revendication émancipatrice d'un mouvement politique aux prolongements populaires jusque-là jamais égalés, en l'occurrence les AML, comme ont pu en témoigner Français et Algériens réunis.

Q.O.: Votre volonté de continuer le combat contre l'oubli est-elle un hommage à rendre à ceux qui ont commencé ce combat bien avant vous ?

- S. A.: Chaque année, des témoins disparaissent. Lounès Hanouz, cet officier de l'armée française originaire de kherrata à qui l'on a dissimulé le massacre de son frère docteur de son état et de ses trois enfants, fut horrifié de le savoir une fois de retour au village.

 L'armée lui fit ses excuses, mais il les demandait pour tous. Il y a déjà quelques années, puis plus récemment Lamine Debaghine, Kateb Yacine, Abdelhamid Benzine, Mohamed Bouguessa dit Askouri, Saadi Bouras, Belgacem Bella et Ali Haffer nous ont quittés. Leur départ nous rappelle qu'ils sont partis sans que justice ne leur soit rendue et nous interpelle avec plus de force pour que nous puissions continuer le combat. Celui de la vérité sur les souffrances et le martyre vécus par le peuple algérien pour le recouvrement de sa dignité et de sa liberté.

Les sacrifices consentis par cette génération doivent à jamais demeurer dans nos mémoires. L'association du 8 mai 1945 a proclamé haut et fort par la voie de ses membres, par écrits, documentaires que sa volonté de mener une lutte sans concession contre les fossoyeurs de la mémoire et d'œuvrer inlassablement jusqu'à ce que l'innommable bain de sang dans lequel furent noyées les manifestations pacifiques du printemps de cette année-là qui a consacré la défaite du fascisme par le colonialisme français puisse être enfin reconnu comme étant un crime contre l'humanité. Nous devons tous militer en ce sens.

Q.O.: Oui, continuez?

- S. A.: Beaucoup de choses. Chaque année, à cette même période, des récits, des témoignages renaissent.

Les exactions monstrueuses commises à grande échelle, les exécutions sommaires en masse, les viols et tortures systématiques, les destructions partielles ou complètes de villages et de douars par les bombardements, les pilonnages et les incendies que de nombreuses villes ont connus. En ce printemps noir de 1945, ce ne sont pas le fruit de l'imaginaire populaire mais des faits réels, extrêmement pénibles, vécus par les Algériens sous domination française.

Il ne pouvait être question ni de simples bavures ni d'excès de zèle de quelques responsables civils ou militaires mais d'un comportement qui se voulait être une règle de conduite immuable face à toute tentative ou velléité de remise en cause de l'ordre établi. N'est-il pas temps pour que la France officielle, si prompte à juger les crimes des autres et tellement prolixe quand il y va de son droit et de son intérêt, de regarder son histoire en face et de ne plus faire dans l'excessive parcimonie quand il s'agit de dire et de reconnaître la vérité sur les crimes qui ont jalonné son occupation coloniale ?

Q.O.: La fondation a à maintes reprises tenté d'intenter un procès pour crime contre l'humanité contre l'occupant français. A quel stade d'évolution se trouve cette démarche ? Quelles sont les éventuelles entraves ou chances à son aboutissement ?

- S. A.: La Fondation du 8 mai 1945 œuvre dans toute sa légitimité afin de conserver l'histoire et la mémoire à la poursuite de la France pour sa responsabilité clairement établie dans les massacres des populations civiles. Les responsables des massacres sont connus. Ceux qui avaient ordonné les massacres d'Algériens et y avaient activement participé n'étaient pas des anonymes et l'implication de chacun d'entre eux était formellement incontestable et prouvée il s'agissait des généraux Henri Martin, commandant des forces en Algérie, Raymond Duval, commandant Rouire, commandant Birabin, Bobillon et Mazucca, des capitaines Sirand et Simon Pieri, des lieutenants Zerkowith et Boissenot, du préfet de Constantine Lestrade Carbonnel, du sous-préfet de Guelma Achiary, des commissaires Tort, Valere, Chauveau et Olivieri, des miliciens Champ, président des Anciens combattants, Garivet, Gabriel Cheylan, Trazirini, Jean Alexandre et Attali. Certes, à notre niveau, nous sommes en possession d'un dossier volumineux où la responsabilité du gouvernement français dans les massacres des populations civiles est certaine. Le général De Gaule y est aussi impliqué. 67 ans après, cinquante années d'indépendance, les crimes odieux perpétrés par la France coloniale demeurent impunis; cela serait dû à plusieurs facteurs: 1) Il y a absence de volonté politique des pouvoirs publics. 2) L'Algérie (Fondation du 8 mai 1945) ne peut poursuivre en justice la France du fait que l'Algérie n'est pas signataire du Traité de Rome et encore mieux au Tribunal pénal international à La Haye.

 Quant aux entraves que nous rencontrons, nous ne citons que le manque des moyens pour installer un collectif d'avocats à Paris et déposer une plainte contre la France auprès du tribunal de grande instance. Ceci pour contourner l'orthodoxie de la procédure judicaire internationale et s'investir dans le fait d'ester la France par son propre droit, elle le pays des droits de l'homme, de la liberté et autres slogans. Nous sommes conscients que la justice française ne va pas traiter ce dossier mais cela n'empêchera pas que ceci va éveiller les consciences des hommes justes. Il est aussi question de symbolique. Ainsi, nous aurons à honorer à titre posthume la mémoire de ceux qui ont été le prélude à la dynamique salutaire de la Grande Révolution novembriste. Nos actions en ce sens à poursuivre la France coloniale n'affichent qu'un caractère de droit et de respect.

Loin de nous un quelconque esprit de revanche, le fait est fait, mais que l'histoire puisse en dire finalement son ultime mot. Sétif, Guelma, Kherrata, El Ouricia et autres contrées ont connu en ce mai 45 un véritable génocide. Que l'auteur en soit puni. C'est le droit le plus simple de la loi humaine et naturelle!

Q.O.: Pour quelles raisons, pensez-vous que la France officielle continue à s'abstenir d'assumer ce passé affreux ?

- S.A.: Mon frère ! Nous ne demandons pas la charité, nous exigeons un droit naturel, imprescriptible. Nous disons que la France n'a jamais digéré l'indépendance de l'Algérie. Nous disons et réitérons que l'amitié entre les deux peuples ne peut être renforcée que par la reconnaissance du fait historique. La France officielle exerce une omerta sur ses jeunes. Continuer à renier ou à minimiser les faits historiques, à user de toutes sortes de stratagèmes pour les évacuer ou les vider de leur sens ne sert ni la mémoire, ni le présent, ni l'avenir. Et l'avis de ce haut responsable français (ancien harki) selon lequel seul l'oubli du passé entre l'Algérie et la France est à même de favoriser l'instauration de véritables relations entre les deux pays est une terrible erreur, un autre crime que nous ne saurions, ni nous ni les Français, nous pardonner car nous estimons que la reconnaissance de ces faits, qui ont été d'une extrême gravité et dont beaucoup de gens continuent irrémédiablement de pâtir, est un pas essentiel sur le chemin du pardon et de la réconciliation entre les deux peuples. Les récents sondages par lesquels on nous fait savoir que plus de 60% des Français formulent un avis défavorable quant à un éventuel acte de repentance de l'Etat Français à l'égard de l'Algérie traduisent malheureusement la survie de l'état d'esprit colonial entretenu par les différents hommes politiques de l'ancienne puissance colonisatrice à travers la reconduction continue de la vérité officielle contre la vérité historique et reflètent leur incapacité rédhibitoire à faire définitivement le deuil des colonies et à assumer un pan de leur histoire. En d'autres termes, il est loin de refléter une opinion clairement et justement établie du peuple français sur un passé, transformé en lourd passif par le mensonge et le flagrant déni de justice, difficile à porter et à supporter et ne trouvant de meilleur chemin que celui des sombres oubliettes. C'est cette vérité officielle qui continue d'entretenir tous les atermoiements et d'empêcher l'émergence de la vérité historique, en mettant sur un pied d'égalité le bourreau et sa victime. L'amitié dite franco-allemande ne s'est pas faite du jour au lendemain. L'opinion publique, les faiseurs de cette opinion, les lobbys, les forces agissantes étaient là pour faire fléchir l'intransigeance de l'un par rapport à la persistance de l'autre. La repentance et le mea-culpa se font aussi, hélas, dans les deux poids, deux mesures.

Q.O.: Pensez-vous que la mémoire est encore vive pour garder à jamais ces événements ? Qu'a fait la fondation comme acte pour faire et encore subsister cette volonté d'aller de l'avant, en dehors des commémorations ?

- S. A.: Je suis très optimiste. Je suis convaincu que la mémoire restera très vive pour être gardée à jamais. Nous avons pu inventorier les fosses communes, les sites et lieux des massacres commis par le colonialisme français au niveau de Sétif et sa région. Nous avons également réalisé des stèles parfois sans le concours financier de personne. L'organisation de manifestations scientifiques et historiques autour du thème de Mai 1945, comme fait de crime contre l'humanité, nous a permis aussi de recenser des personnes, artisans ou ayant vécu l'époque. Plusieurs supports documentaires, sous différentes formes médiatiques, sur le 8 mai 1945 ont été opérés. Le travail se doit de se prolonger. Il reste beaucoup à faire. Un regroupement d'historiens, d'écrivains, de cinéastes ayant travaillé sur le sujet va avoir lieu. Les archives existent, il faudrait les mettre à la disposition de la recherche et du traitement. A chaque anniversaire, son édition, à chaque édition son lot de découvertes et faits inédits. C'est vous dire que l'histoire ne finit jamais. Elle se poursuit au-delà des hommes et des événements.

Q.O.: Avez-vous un message à transmettre aux autorités nationales ?

- S.A.: A l'occasion de la commémoration du cinquantenaire de l'indépendance de l'Algérie, la Fondation du 8 mai 1945 pour que nous puissions accomplir notre travail de mémoire et surtout inculquer à nos générations montantes l'histoire héroïque de leurs aînés et les souffrances endurées pendant la période coloniale, il est demandé au moudjahid Chérif Abbès, ministre des Moudjahidine, de nous aider. Il est de même pour toutes les institutions constitutionnelles du pays et à leur tête le président de la République, le gouvernement, l'APN et tous les partis et organisations des droits de l'homme et autres. Je leur dit que le 8 mai 45 n'est pas un fait régional, que les 45.000 morts ont, par leur sacrifice, accédé au statut enviable de martyrs, que le peuple algérien a besoin pour galvaniser davantage son unité indéfectible d'agir dans le sens de la vérité et du droit historique. Il est temps pour que l'agresseur puisse se reconnaître comme tel et avouer ses crimes ainsi que les dommages irréversibles qui ont pu en découler. C'est la seule condition pour que la page puisse être définitivement tournée, pour le plus grand bien de tous, sans exception. C'est de la sorte que nous parviendrons à chasser, de manière définitive, tous les malentendus et rancœurs passés qui n'ont cessé d'encombrer le chemin qui mène à toute coopération saine et toute entente cordiale et fraternelle entre nos peuples. Chirac et Sarkozy ont tressé une loi faisant l'apologie du colonialisme en le rendant civilisateur et émancipateur. Et nous ? N'avions-nous pas le droit de faire de la sorte en criminalisant par une loi la présence coloniale ? Cette loi doit voir le jour. Elle est un acte de souveraineté nationale. C'est un legs pour tous les Algériens de demain. Ceci est aussi notre objectif.

Q.O.: Vous nous diriez quoi en guise de dernier mot, monsieur Salakdji ?

-S. A.: Déjà ! (un sourire? qui en dit long) En fait, si pour ce qui nous concernait en tant que peuple sous domination, nous avions le droit légitime et le devoir moral de recourir à la guerre pour affirmer notre identité nationale et recouvrer notre indépendance, pour les colonialistes français qui occupaient illégalement notre pays et tentaient de maintenir une telle situation par la répression et les crimes aussi bien individuels que collectifs, un tel état de fait les mettait dans le tort absolu. Faites passer le message des martyrs de mai 45.

 Saal Bouzid est tombé, la caravane continue, comme aimait à le dire un certain wali en beaucoup pour le 8 Mai (il s'agit de M. Ouali, actuel secrétaire général du ministère de l'Intérieur, anciennement wali de Sétif. ndrl). Je ne peux terminer cet entretien sans avoir à rendre hommage aux plus hautes autorités du pays. Je salue les initiatives louables du wali et du président de l'APC, pour l'inscription en projet du complexe Mémorial (Observatoire 8 Mai 1945) à Sétif, vous aussi Yazid, vous étiez quelque part derrière cette idée. Cet édifice, dédié au devoir de mémoire, sera comme une étoile scintillante et éternelle pour rappeler à tous l'héroïsme ancestral et l'abnégation des aïeux et sera lancé le 8 mai 2012 lors des festivités de cette année*. Je pense que c'est le meilleur cadeau que l'on puisse offrir à des lendemains sûrs et rassurés.