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Bilan et perspectives du système national de santé

par Mohammed Brahim Farouk*

2ème partie

SITUATION ACTUELLE

En ce début 2012 et à la fin 2011, les conditions de prises en charge des malades se sont détériorées, notamment pour les cancéreux (manque de produits anti-cancéreux, accès difficiles à la radiothérapie). Devant la détresse de ces patients, l'ensemble de la société ne peut que compatir. Cependant contrairement aux crises récurrentes des médicaments, et l'accès toujours difficile à la Radiothérapie. (ainsi en 2008, sur 20000 demandes de RT seules 5000 ont été satisfaites), cette fois-ci l'on assistera à un emballement médiatique, des prescripteurs faisant le tour des médias, des syndicats incluant dans leurs revendications, ponctuées par une grève, une commission d'enquête sur les médicaments, des «sit-in» d'autres corps de la santé, des associations de malades exigeant le transfert pour RT vers la Turquie et la Jordanie (l'on précise les pays !) . Cette effervescence est ponctuée par des accusations fusant de toute part et créant une polémique oiseuse : «les lobbies des médicaments» sont pointés du doigt et leur connivence supposée avec les politiques, ou encore l'utilisation de la détresse des cancéreux comme «fond de commerce». Malheureusement, nous n'avons pas entendu une seule fois l'exigence de l'ouverture d'un débat sérieux, sur une reforme profonde de notre système de santé. Comme dans notre pays la suspicion est de règle, certains ne manqueront pas de lier cet emballement à celui politique, à la veille d'échéances électorales. Si c'est le cas, j'insisterai sur la gravité d'utiliser la santé, facteur important de cohésion sociale, pour des calculs politiciens. De leur coté, les pouvoirs publics, ont pris des décisions sous la pression et dans la précipitation sans s'attaquer au fond du problème. Une commission des médicaments est installée, dans laquelle on retrouve un peu tout le monde sans parfois les compétences requises, avec des prérogatives floues. On promet de sévir contre les importateurs (pourquoi aujourd'hui et pas hier ?) on éponge l'importante dette de la PCH, qui continuera à gérer dans le même environnement. Enfin on assouplit le CREDOC, ce qui incitera certains à penser que cette dernière mesure était la finalité de la pénurie.

Cette situation amènera certains à travers les médias, d'annoncer l'effondrement de notre système de santé, n'hésitant pas à qualifier nos hôpitaux de mouroirs.

Pour rester dans l'objectivité voulue dans cette contribution, analysons sérieusement, sans complaisance aucune (quitte à irriter ou déplaire) la situation actuelle.

D'abord on note une nette amélioration des indices économiques de santé. La DNS par rapport au PIB est passé de 3,5 en 2005 à 5,79 en 2009. (6,23 pour la Tunisie et 5,5 pour le Maroc). La dépense par habitant est passée de 111,13 USD en 2005 à 267, 96 USD en 2009 (239, 96 pour la Tunisie et 155,67 pour le Maroc) quant au budget de la santé il est à prés de 405 M de DA soit 11,71 % du budget global. L'effort d'érection de structures de santé, est soutenu. A titre d'exemple la réception par la Wilaya d'Oran un EHU de 600 lits. L'ouverture de centre de Radiothérapie à ORAN et OUARGALE et bientôt ceux de ANNABA et ADRAR.

Au plan social, les salaires de l'ensemble des personnels de la santé ont été augmentés d'une manière conséquente avec la mise en place des statuts particuliers pour chaque catégorie.

En tant que praticien dans un CHU, je réfute la qualification de «Mouroirs» pour les hôpitaux. L'essentiel des pathologies lourdes, ainsi que le plus grand nombre de patients sont pris en charge par le secteur public. Et, est-il dommage que les CHU ne rendent pas public leurs activités dans les médias, comme cela se fait dans d'autres pays. De nombreuses techniques médico-chirurgicales de pointe sont réalisées dans des structures publiques, même si elles sont dues à des équipes volontaristes, ayant eu la chance d'avoir à un moment l'écoute des décideurs, n'entrant malheureusement pas dans le cadre d'un programme national de développement harmonieux de la santé. Les gestionnaires particulièrement des CHU, qui sont souvent accusés de tous les maux, pour les avoir côtoyer quotidiennement, je ne peux que témoigner de leur compétence et de leur courage, car travaillant dans le cadre de textes de loi obsolètes, avec au-dessus de leur tête une épée de Damoclès, qui peut tomber sur leur tête arbitrairement à tout moment.

Enfin, je citerai encore les programmes nationaux de santé qui continuent à être réalisés avec beaucoup de succès.

Cependant ces aspects positifs que l'on vient d'énumérer, s'ils démontrent bien que l'on est loin d'un effondrement de notre système de santé, ne doivent pas cacher que celui-ci reste dans une situation de désorganisation et de dysfonctionnement. Pourquoi les mesures prises au début des années 90, revues et corrigées dans les années 2000, n'ont eu que peu ou pas d'effets positifs sur la prise en charge des malades ? C'est ce à quoi, nous allons essayer de répondre.

- La prise en charge du cancer. C'est par ce point que nous allons commencer, car ce problème a défrayé la chronique ces derniers temps.

Dés 2001, l'on a prévu 30 000 nouveaux cas de cancer à l'horizon 2010. Prévision largement dépassée car atteignant 45 000.

Dix années n'auraient-elles pas été suffisantes pour éviter d'arriver à cette détresse des patients ? En dix ans, l'on s'est contenté de plans d'action purement techniques, souvent sans concertation avec l'ensemble des praticiens de cette spécialité. Or la prise en charge des cancers doit s'inclure dans un véritable programme, intersectoriel de politique de santé, évalué financièrement, tenant compte des éventuelles contraintes de celles-ci, avec des échéances et une évaluation à chaque étape. C'est en 2009 que la prise en charge des cancers est inscrite dans le programme du président de la république. Malgré l'importance que lui accorde ce dernier, on continuera de dresser des plans d'actions purement techniques, avec des constats que tout le monde connaît et des prévisions à l'horizon 2014, difficiles à réaliser.

Les protocoles de chimiothérapie, utilisant de nouvelles molécules, sont le plus souvent au dessus de nos moyens financiers, greffant le budget des hôpitaux. A titre d'exemple le CHU ORAN, a dépensé plus de 50 % de son budget médicaments, pour la chimiothérapie (le taux aurait été plus important sans les pénuries) ou encore lors d'une réunion du comité national cancer, élargie, ce cri de détresse de la pharmacienne d'un CHU, qui a utilisé 70 % du budget «médicaments» pour les produits anti-cancéreux «ne laissant que des miettes pour le reste des médicaments lesquelles traitent un malade et lui permettant de réintégrer la vie active». En fait les protocoles de chimiothérapie sont décidés en cercle restreint dans l'opacité, sans aucune véritable conférence nationale de consensus. Il faut rappeler que celle-ci pour être crédible, doit être neutre et par conséquent ne doit être financer par aucun laboratoire pharmaceutique.

Aaucun moment, l'aspect économique de la chimiothérapie n'a été abordé. Ainsi le rapport coût/bénéfice, qui est un critère fondamental d'évaluation d'une thérapie, n'est présenté. Car pour tout financement rationnel d'un programme de santé il ne s'agit pas seulement de savoir si une technique ou une molécule est efficace, mais aussi leur niveau de bénéfice. J'avais, il y a une année présidé un jury de thèse d'oncologie portant sur une étude phase II d'un protocole de chimiothérapie. A ma question sur le rapport coût/efficacité de ce protocole, j'ai eu cette réponse étonnante «que cela n'est pas du ressort du médecin !»

Ce n'est un secret pour personne que dans le monde, l'industrie pharmaceutique pèse de tout son poids financier pour l'adoption d'un protocole, entrant dans un rapport de force avec les organismes payeurs. Ainsi à titre d'exemple en 2007, NICE (Institut national Britannique de santé) recommande à la NHS (assurance maladie) de ne pas rembourser un protocole comprenant 3 produits anti-cancereux pour inefficacité en terme de survie et de confort.

De pareilles décisions posent un problème d'éthique qui dépasse le seul cadre médical et la seule responsabilité du médecin. C'est pourquoi l'adoption d'un protocole doit être décidée par une commission multidisciplinaire.

Maintenant, abordons le deuxième volet de prise en charge des cancers, celui de la Radiothérapie. Même si l'état avait anticipé par la programmation d'une dizaine de centres de Radiothérapie, seul 03 ont pu être réceptionnés, les autres restent encore à l'état de projet, ou au maximum au stade des gros œuvres. Cependant la décision prise d'abandonner le Cobalt pour les accélérateurs, mérite à mon sens un débat approfondi entre l'ensemble des experts, des économistes, et étudiant les expériences dans ce domaine des pays d'un niveau économique similaire au notre. Effectivement pour un problème d'environnement d'abord, puis secondairement pour une plus grande efficacité dans l'irradiation au niveau de certaines localisations, les pays développés ont optés à l'avenir pour les accélérateurs.

Cependant il faut savoir que certains experts recommandent aux pays, que l'OMS classe dans la catégorie des pays à ressources intermédiaires de continuer à utiliser la, cobaltothérapie, au vu du coût élevé de maintenance des accélérateurs, risquant de grever les budgets de santé de ces pays.

Les médicaments :

Après un monopole de l'état sur le marché du médicament, ce dernier est libéré en 1992. Vingt après, la situation du marché des médicaments pose un véritable problème de santé publique, retentissant négativement sur la bonne marche des structures de santé, et sur les séquences thérapeutiques pour les malades.

Les textes de loi régissant cette activité ont évolué avec des avancées et des reculs, notamment sur l'obligation faite aux importateurs de lancer à terme, la production.

Aujourd'hui on atteint plus de 500 importateurs et distributeurs (avec seulement 40 au Maroc), une liste de plus de 6000 produits qui ne cesse de s'allonger, et une facture de un milliard et demi de USD. Le plus grand nombre de produits commercialisés correspond aux médicaments à forte consommation, gamme de produits de spécialité et de confort au détriment des produits essentiels. La production (hormis SAIDAL et quelques rares producteurs) se limite en fait au conditionnement primaire et secondaire. D'autres pratiques polluent le marché du médicament, notamment le dictat de la vente concomitante imposée par certains distributeurs et dénoncé par les officines privées. L'Intox dont est victime le citoyen sur l'inefficacité des génériques et enfin, les lourdes ordonnances prescrites par les médecins, sans aucune rationalité.

L'on voit donc que la libération du marché n'a permis ni une plus grande disponibilité des médicaments essentiels ou des formes génériques, ni une réduction du coût unitaire.

Structures privées:

La loi 88-15 du 03 mai 88 et du décret 88-204 du 18 octobre 88 vont ouvrir le secteur de santé aux privés, dans le cadre des activités d'exploration et de chirurgie. En vingt ans l'essor du secteur privé a été considérable. Cependant d'emblée il va entrer dans une logique commerciale, privilégiant comme dans d'autres secteurs commerciaux le gain rapide et facile, au lieu de se considérer comme des structures privées d'utilité publique. Ainsi son installation va se faire d'une manière anarchique privilégiant les régions du nord, à forte concentration de population, et dans des spécialités lucratives. Même quand une clinique ouvre dans une spécialité précise, élargit très vite son activité à d'autres spécialités. Ainsi dans les faits le secteur privé n'évolue pas dans le cadre d'une complémentarité avec le secteur public, mais évolue pour lui-même comme dans un système de santé à part. Il faut enfin souligner que le secteur privé a tiré sa force, en dehors de sa puissance financière, des carences et faiblesses du secteur public, et les compétences de celui-ci qui exercent dans le cadre «du temps complémentaire». Ce dernier a été une fausse solution à un vrai problème, celui des salaires des praticiens hospitalo-universitaires qui étaient les plus bas du Maghreb. En permettant aux praticiens du public d'exercer dans le privé, dans certaines conditions, l'on a contribué à désorganiser un peu plus les hôpitaux. Car le «temps complémentaire» n'a en fait profité qu'a certains spécialistes, et est devenu quotidien pour certain. L'appât du gain a généré certaines pratiques portant préjudices à la moralité de la corporation. Pour une infime partie, ces pratiques devenaient malheureusement, de la concussion. Ainsi le secteur privé n'est saisi, ni en terme d'objectifs, ni en terme de programmation, ni en terme d'évaluation et de contrôle.

La désorganisation du système de santé:

Plusieurs facteurs y concourent, l'absence de la hiérarchisation, de réseaux, et d'une carte sanitaire rationnelle. Ainsi le malade s'adresse lui-même au médecin qu'il lui semble le plus à même de traiter sa maladie ou ce qui lui semble l'être, et particulièrement directement aux spécialistes et parfois même à plusieurs. Par manque de réseaux, le malade se fraye d'une certaine manière son propre itinéraire dans le système de soins. Le cloisonnement entre les différentes structures et les différentes spécialités, porte préjudice à la continuité des soins et du suivi. Ainsi chaque porte d'entrée aux soins ne donne accès qu'à une partie du système.

De par cette désorganisation, le malade est soumis à une véritable course d'obstacles pour accéder à des soins continus.

Cette désorganisation ajoutée aux déséquilibres régionaux, sont dues à l'absence d'un cadre d'organisation du système de santé: La carte sanitaire. Celle-ci doit être définie clairement sur la base de données démographiques et épidémiologiques, des potentiels humains et matériels existant réellement, le tout coordonné par la région sanitaire. A défaut comme l'on constate actuellement, c'est des lobbies partisans, claniques ou tribaux, qui décident des sites des nouvelles structures, ou du devenir de leurs missions, dans une région déterminée. Les exemples ne manquent pas, des wilayas qui exigent l'ouverture d'un CHU, ou encore cette wilaya du sud, où la paternité du projet de CHU, existant depuis 10 ans, est revendiquée, par des candidats potentiels aux futures élections législatives. L'on peut se poser la question du pourquoi de l'ouverture dans un hôpital de Wilaya, un service de chirurgie cardiaque, relevant un principe de la mission des CHU. Même l'ouverture de structures privées doit rentrer dans le cadre sanitaire. L'exemple de la Wilaya d'Oran qui compte 667 lits privés (en plus de 4529 lits publics) arrive en première position nationale, doit - on continuer à y autorisé l'ouverture de lits privés ?

Le financement:

L'embellie financière a permis d'augmenter d'une manière conséquente le budget de la santé. Cela suffira-t-il à relancer le système de santé ? Le doute est permis, car rien de nouveau n'apparait dans l'utilisation rationnelle de ce budget.

Les modalités de financement sont basées essentiellement sur une contribution forfaitaire de l'état, de la CNAS, et d'une contribution de plus en plus importante des ménages. Aucune mobilisation de ressources additionnelles n'est venue améliorer le financement. Même si depuis 1993 il est recommandé, que la contribution des organismes de sécurité sociale, aux budgets des établissements publics doit se faire sur la base de relations contractuelles. Il semble que le budget s'est installé dans un rituel de «reconduction» par «lissage» qui le soustrait à tout débat programmatique. Ainsi l'augmentation du budget ne sera d'aucun effet positif sur la santé de la population, s'il n'est pas mis fin aux gaspillages et s'il ne s'inscrit pas dans une reforme globale du système de santé.

A suivre

*Professeur de Chirurgie cancerologique. (CHU Oran)