Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Les miroirs menteurs de l'exil

par Kamal Guerroua *

«Nous sommes nés en marge et nous resterons en marge et d'ailleurs quel meilleur poste pour observer, sentir et juger» Paul Léautaud, écrivain français (1921-1956)

Le premier message qu'un enfant recevant la lumière du monde transmet est un cri de détresse car il vient de résilier un contrat avec son osmose originel et quitter son univers aquatique: le ventre de sa mère.

Et pourtant, il ne l'a côtoyé que durant une courte période de neuf mois mais assez suffisante pour entretenir un amour, un attachement et une affection incommensurables entre le nouveau-né et sa génitrice. C'est là, sans doute, qu'a commencé le premier exil de l'homme. Exil douloureux qui ouvre la voie à l'égarement et à la recherche des repères dans un monde nouveau, exotique et mystérieux. Mais y-a-t-il vraiment un phénomène plus pire que l'exil? En d'autres termes, peut-on oublier facilement cet «expatriement» de notre environnement naturel? Ce qui est certain est qu'à l'ombre de la douleur de l'exil se cache le désir d'identité et d'appartenance.

L'exil est une semence du désespoir dans l'air, une frustration qui respire, des jours qui passent sans prévenir personne. L'exil, une complainte qui chante dans le ciel, un oiseau qui ne retrouve plus arbre où se poser, des nostalgies itératives et angoissantes, des vœux sans lendemain, une grisaille bleue qui danse devant les yeux stupéfaits. L'exil est une usurpation de soi, des désirs souvent en attente, un vent d'incertitude qui souffle sur les esprits, une sempiternelle inconstance, des insomnies assassines, des sommeils perturbés, des rêves avortés, des déceptions qui s'enchaînent et pullulent comme des champignons. L'exil est somme toute « un supplice plus pire que la mort » pour paraphraser les mots de l'écrivain française Madame de Stael (1766-1817). Mais l'exil serait-il pour autant menteur? La réponse coule vraiment de source, le titre de l'ouvrage du sociologue algérien de renommée internationale Abdelmalek Sayyad (1933-1998) «la double absence: des illusions de l'émigré aux souffrances de l'immigré» est plus qu'illustratif. En ce sens, le double mouvement migratoire: «émigration-immigration» est construit sur un mythe: le mensonge. D'aucuns voient en lui l'incarnation d'un univers prometteur et meilleur, d'autres une évasion salvatrice d'un monde pourri tandis que la majorité le conçoit comme une simple voie de garage. Autrement dit, la pire solution que puisse choisir un être humain sur terre. Mais l'acte d'émigrer est-il souvent négatif? Pour certains, émigrer, c'est quitter sa terre maternelle, devenir un déraciné, couper les amarres avec ses origines, rechercher une vie meilleure sous d'autres cieux plus cléments, plus accueillants et plus humains. L'émigration est perçue dans ce cas-là comme un défoulement après une longue asphyxie, une quête sérieuse d'un nouveau souffle, un enterrement de traditions anciennes, de loin forts surannées, et par-dessus tout un besoin de paraître autre que ce que l'on croit être. Pour résumer, l'exil est un pur travestissement de la réalité dans la mesure où s'exiler, c'est évidemment vieillir doucement et lentement mais sûrement. Pris en ses multiples facettes, le concept de l'exil change de couleur et de saveur au fur et à mesure que l'on essaie de saisir son sens réel car il est cette brindille enflammée pouvant provoquer un grand incendie, cette profonde blessure silencieuse, innommable et aux douleurs inextinguibles, cette entaille dans la conscience, dure à guérir, ces chagrins dormants qui cachent en leurs plis des destins brisés et des parcours ratés. Il est pour les fins connaisseurs, un échec programmé, pour les débutants une aventure risquée et pour les intermédiaires un pis-aller. Que faire? Que pourrait-on en espérer?

Il s'avère que dans ce sauve-qui-peut général, les traversées de désert sont fort diverses alors que l'issue est unique: le désenchantement devant les faces superficielles du monde. L'exil est, on ne peut plus, un choix forcé que les circonstances nous imposent. C'est pourquoi, il est déchirure, rupture et coupure par rapport au passé et aux origines. A dire vrai, l'être humain sensible ne se ressource qu'à la fontaine de l'enfance perdue, ne s'attache qu'aux souvenirs des lieux, des paysages et des traces qui l'ont marqués, ne se lie d'amitié affective et effective qu'avec la mémoire de ses parents, grands-parents et proches qui l'a tatouée. Ces êtres affables et magnanimes qui sortent soudainement de son champ de vision et d'affectivité. L'être «expatrié», acculé à la solitude méditative, ne savoure que les brises d'automne aux embruns de figues mûres, de raisins alléchants, de pastèques ainsi que de melons qu'on partage en fins gourmets en petite famille. Mais pourrait-on déraciner un arbre? On serait tout bonnement amené à répondre par l'affirmative, en revanche, on accepte moins cette assertion lorsqu'il s'agit d'origines. Les racines et les origines sont selon l'écrivain libanais Amin Maalouf à quelques détails près différentes, car si les premières s'enfouissent et se détériorent dans le sol, les secondes se renouvellent et rejaillissent de diverses manières. L'identité est par conséquent un puits et non pas un arbre puisqu'elle nous abreuve de son esprit et nous donne la force d'avancer et de progresser dans le temps et l'espace. Dans ce cheminement et par l'intermédiaire de sa sève qui est dans ce contexte-là: la culture, la langue, les us et les coutumes du pays d'origine, elle permet à l'arbre qui est dans cette image métaphorique le «patriotisme» de s'épanouir et de donner ses fruits. Encore faudrait-il préciser que le mot identité provient étymologiquement du mot latin «identitas» qui veut dire «le même», «l'identique», et «le semblable». Cependant, en arabe «Houiya» ou «Haouiya» est un terme quelque peu distinctif puisqu'il désigne sans le citer nommément la troisième personne du singulier «houa» c'est-à-dire «lui».

D'où cette référence distante à une collectivité désignée d'un point de vue neutre dans la culture arabo-musulmane. «Houiya» en est à cet égard un terme «différenciatoire» (moi différent par rapport à lui, aux autres) alors que le terme latin «identitats» est «assimilatoire» (moi identique à lui, aux autres). Notons au passage qu'exile et identité sont une doublure dans la mesure où il est si difficile de concevoir la réalité de l'exil sans passer par son corollaire qu'est l'identité. De même qu'il s'avère non moins certain de mieux connaître son identité sans passer par la terrible épreuve de l'exil. En ce sens, l'identité est «objective» car elle tourne autour des notions de la civilisation, de culture, des racines et des richesses immatérielles de la patrie d'origine et «subjective» dans la mesure où l'être humain s'y identifie. Mais l'esprit de l'aventure et de la découverte nous presse le pas et foule au pied et les conventions sociales et les rituels de vie. Il nous pousse entre autres choses à aller plus loin prospecter et butiner à la recherche de nous-mêmes à travers l'autre.

Ce prisme à travers lequel se reflète notre identité, cet étranger à notre psychologie, à nos habitudes, à nos manières de voir et surtout à nos idées et perspectives qui va nous révéler à nous-mêmes «une nouvelle connaissance est une nouvelle co-naissance» dit-on aux époques anciennes. Ainsi l'identité serait-elle une quête perpétuelle de soi et l'exil une usurpation et un vol à l'arraché de soi.

Cet exil-là où les odeurs des printemps qu'on a passés au «bled» deviennent simples réminiscences d'un passé qui n'a pas de nom, cet exil-là où l'on saute sur des occasions, cet «expatriement» qui nous écrase par ses miroitements et nous oblige de ce fait à s'adonner à ses étreintes et à caresser des rêves inassouvis, de partir, partir, loin pour ne plus se ressouvenir, effacer les espaces qui nous interpellent, les traces et l'odeur des mains qui nous ont touché, les silhouettes ayant frôlé nos corps, les regards qui ont croisé nos yeux, le rythme chaloupé des berceuses enfantines, les ondes positives des brises qui nous ont effleuré un soir d'été autour d'un thé familial, et comble de malheur, cet exil-là nous pousse à oublier «le bled» qui nous a vu grandir. Ce terme-là à sensations provoque d'ailleurs en nous un sentiment de douceur mêlé d'éloignement et d'ennui jumelé de tristesse. Cela est vrai d'autant plus que la patrie des origines reste à jamais notre unique confident, notre âme inspiratrice, les rides qui nous sillonnent le front et plus que tout autre chose notre amour du cœur.

En ce sens, on peut volontiers dire que l'exil n'est pas seulement «territorial» mais aussi et surtout «spirituel» car même si l'on s'expatrie corporellement, nos pensées s'accrochent obstinément à ce qui nous est familier, à ce qui nous est consubstantiel, maternel et fraternel. Raisons ayant peut-être fomenté cette étroite imbrication entre la terre, l'identité et la mère. Cette dernière est à l'image de la patrie, un être irremplaçable, affectueux et plein d'égards envers ses enfants. La mère est à la fois porteuse d'une charge d'amour symbolique sans commune mesure en notre for intérieur et d'un désir d'accaparement sans partage de nos êtres, la mère est un aimant qui nous attire pour nous engloutir dans sa tendresse. Dans son roman célèbre «Nedjma», le poète algérien Kateb Yacine (1929-1989) met en évidence ce rôle d'épouse, de maîtresse, de concubine, de mère et de sœur de la belle «Nedjma». Cette dernière signifiant «étoile» n'est autre en réalité qu'une précipitation symbolique de la patrie originelle «al-Jzaîr» aux consonances météoriques sur une «Algérie» colonisée, déchirée, blessée et surtout «exilée» d'elle-même. L'expatriement de «Nedjma» est en partie du à sa perte, à ses divagations et à ses multiples questionnements. Qui est-elle? Que cherche-elle? D'où vient-elle et qui sont ses origines? Du sang mêlé à l'origine obscure, il n'y a qu'un pas à franchir, une bavure à commettre, un destin à transgresser et «Nedjma» en paye les frais dans sa chair et son esprit car ses amours éphémères ne sont qu'une preuve supplémentaire de la déchéance de son identité et de sa chute dans les abîmes. Si l'on veut «Nedjma» incarne l'origine perdue et l'identité éparpillée de la mère, de la sœur, et de notre patrie «l'Algérie» puisqu'elle-même née de liaison illégitime, en perpétue les frasques et crée l'ambiguïté.

A suivre