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Une peine syrienne

par Akram Belkaid: Paris

Il y a quelques semaines, j'ai publié une chronique pour tenter de décrire le sentiment d'impuissance éprouvé vis-à-vis du drame du peuple syrien (1). Ce sentiment est loin d'avoir disparu. Bien au contraire, il s'est aggravé et j'en suis réduis à reconnaître mon incapacité à formuler la moindre once d'optimisme quant à cette guerre civile et confessionnelle qui commence à peine à dire son nom. Il faut aussi relever qu'il est très difficile de s'exprimer à propos de la Syrie. Alors que chaque jour, des civils meurent par dizaines, on en est encore, du moins dans le monde arabo-berbère, à subir les habituels mais ô combien fréquents délires conspirationnistes. Jour après jour, via internet, via des blogs, des Syriens racontent leur terrible sort mais cela ne semble pas suffire à convaincre celles et ceux qui parlent de complot et qui nous expliquent que les tueries de civils sont des machinations ourdies par des agents provocateurs à la solde de l'Occident et de l'entité sioniste (une phrase digne des années 1970 et qui retrouve actuellement une nouvelle jeunesse).

Voilà donc Bachar al-Assad et son régime parés de toutes les vertus. Ils seraient le dernier rempart, la dernière digue face aux appétits d'un Occident décidé à prendre, ou à reprendre, le contrôle de tout le monde arabe. Etrange renversement de situation où l'anti-impérialisme pousse à une indulgence coupable vis-à-vis d'une dictature sanguinaire qui n'a jamais épargné ses opposants et dont on se demande de quoi elle peut bien se prévaloir en matière de résistance et de victoires face aux « ennemis » de la nation arabo-musulmane. De quoi Assad père et fils sont-ils le nom ? Hors propagande, de quels combats réels, de quels succès leur régime - cette djoumloukiya ou république monarchique - peut-il se prévaloir ? Bachar al-Assad, héros du monde arabe ? Si c'est le cas, alors peut-être vaut-il mieux faire partie du camp des traîtres?

Au-delà de l'horreur et de l'indignation que peut susciter ce qui se passe à Homs, Hama ou ailleurs, il est évident que la thèse du complot en dit long sur l'état de désarroi actuel du monde arabe. Certes oui, les révolutions se grippent ou tournent mal. Certes, les urnes ont offert le pouvoir à des islamistes qui commencent à montrer les crocs. Mais est-ce une raison pour sombrer dans le complotisme ? Il faut reconnaître que l'une des questions que nous pose la situation syrienne n'est pas simple. Est-ce parce qu'elle est défendue par des acteurs peu recommandables ou qui ont prouvé par le passé que l'on ne pouvait leur faire confiance qu'une victime a moins de droits ? Pour être plus précis, le fait que le Qatar soit à la pointe de l'action diplomatique contre le régime d'Assad (n'oublions pas l'Arabie Saoudite) justifie-t-il que l'on puisse se détourner de la souffrance des Syriens ou, plus grave encore, que l'on puisse en douter ? Il est évident que l'émirat a son propre agenda et que la subite affection de son souverain et maître pour la démocratie (à condition que cela ne soit pas chez lui ou dans le Golfe) doit beaucoup aux conseils amicaux et calculs de ses parrains étasuniens. Mais il n'empêche : dans cette affaire, le camp occidental et ses alliés (arabes et turc) sont, qu'on le veuille ou non, du côté des victimes. Faut-il donc se jeter dans les bras d'Assad parce que la France et les Etats-Unis tentent d'obtenir son départ ?

Bien entendu, il est impossible de ne pas tenir compte de l'histoire récente. L'Irak depuis 2003, la Libye depuis l'automne dernier nous montrent à quel point la chute d'une dictature peut générer le chaos et une régression dramatique qui remet en cause les fondements même du pays concerné. C'est ce qui rend la situation actuelle compliquée cela d'autant que nous semblons revivre une résurgence de guerre froide, la Russie et la Chine ayant décidé de ne pas abandonner le régime syrien ne serait-ce que parce qu'il est l'un de leur meilleur client en matière d'armement. Et là aussi, comme pour la chronique mentionnée précédemment, il ne faut pas oublier de dire que les pays occidentaux qui ont tordu le coup à la résolution 1973 de l'ONU (protection des civils libyens) en la transformant en blanc-seing pour organiser la chute de Kadhafi, portent aujourd'hui une énorme responsabilité dans ce qui arrive au peuple syrien. Car c'est bel et bien le souvenir de ce tripatouillage peu glorieux qui incite Moscou et Pékin à opposer leur veto à toute résolution condamnant le régime de Damas.

On peut reconnaître sa propre impuissance. On peut déplorer l'incapacité de la communauté internationale à obliger Damas à respecter l'intégrité physique de son peuple. On peut même critiquer l'opposition syrienne pour ses divisions et certaines de ses accointances. Mais on n'a pas le droit de renvoyer dos-à-dos la victime et le bourreau. On n'a pas le droit de trouver des excuses au régime de Bachar al-Assad et encore moins de le disculper. C'est bien pour cela qu'il faut abandonner la théorie du complot à celles et ceux qui n'ont ni les moyens ni l'envie de réfléchir autrement?

Note:

(1)   Les enseignements du drame syrien, jeudi 1er décembre 2011.