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Sejnane, premier khalifat de Tunisie

par Abdelkader Leklek

Sejnane sortie de l'anonymat à la faveur d'une information relatant l'endommagement de la caméra d'une équipe de journalistes venus

à la découverte de ce qui était annoncé comme étant le premier khalifat, ou émirat salafiste de la Tunisie post révolte.

Sejnane est une petite ville du nord de la Tunisie située dans le gouvernorat de Bizerte, dont elle constitue une délégation -daïra chez nous. C'est un paysage des vertes collines qu'arrosent les embruns de la méditerranée toute proche. C'est surtout le réservoir d'eau de la république tunisienne avec la région de Zaghouane, cet autre bassin aquifère connu depuis les romains, qui y avaient construit un aqueduc, pour acheminer l'eau jusqu'à Carthage. D'ailleurs des vestiges du Temple de l'eau subsistent jusqu'à nos jours, et se visitent sur les hauteurs de la ville. Sejnane, ce sont les 40 % des besoins en eau du pays, qui proviennent des quatre barrages situés dans sa région. Mais c'est aussi l'hinterland bizertois laissé pour compte de cette riche région côtière. Le 07 janvier 2012, dans cette petite ville, havre d'hibernation et de sédentarisation des cigognes blanches, des salafistes, avaient attaqué des journalistes tunisiens et français, sans que la police présente sur les lieux n'intervienne. La Tunisie nouvelle doute et tergiverse, elle connaît les périodes de flottement d'après révolte. Mais sur place, de nombreuses personnes commencent à sentir et comprendre, que depuis un certain temps, elles vivent dans des espaces de non droit. Perdant certains de leurs repères, elles se sentent fragilisés. Après l'espoir, elles découvrent la peur et les incertitudes. Et ainsi, naissent les plus folles rumeurs. Elles sont admises et elles sont crues, les plus grandes manipulations deviennent facilement réalisables. Quelques jours après l'affaire de l'émirat salafiste, les habitants de cette petite ville sont sortis manifester, en criant : « sejnane veut des projets de développement, non un émirat salafiste». Scandé en arabe, ce slogan rime. Il y a certainement des salafistes au pays de la cigogne blanche, comme dans la presque totalité de territoire tunisien. Dans l'histoire du Maghreb la Tunisie est le premier pays à avoir eu son mouvement islamiste, version frères musulmans. Des exactions, il y en a sûrement eu, et les témoignages vérifiables existent à Sejnane. Comme partout ailleurs, et aussi en Tunisie d'après révolte, il y a une période d'instabilité. Les institutions et les structures, qui faisaient l'Etat sous le régime de Ben Ali, face aux changements se cherchent. Les services de polices demeurent tétanisés.

Le lourd passé liberticide de cette institution confine ses agents à l'inhibition. Les policiers tunisiens, sont intimidés notamment dans les gouvernorats de l'intérieur du pays, par le moindre mouvement de foules, ou bien, le plus petit rassemblement de gens. Et l'intervention musclée des islamistes contre des journalistes à Sejnane en est une parfaite illustration. Selon ce que nous est parvenu de cette affaire, par le biais du Net. Les salafistes de Sejnane sévissent parce que la police d'Etat est quasiment absente, ou bien laisse faire, faisant semblant de n'avoir rien vu. Effectivement des témoignages d'habitants de cette ville, attestent cela, et même des syndicalistes de l'Union des Travailleurs Tunisiens, nouvellement crée, par un ancien secrétaire général de l'historique UGTT, sous l'ancien régime, de 1989 à 2000, Smaïl Sahbani. Des travailleurs syndiqués à l'UTT du centre de la culture du tabac, cette agriculture fortement pratiquée à Sejnane, reconnaissent que les salafistes font un travail de protection des espaces et de l'ordre publics, longtemps désertés, par ceux auxquels la loi confie ces missions. Combien même cette nouvelle organisation syndicale, créée le premier mai 2011, à la faveur de la révolte du 14 janvier 2011, serait dissidente de la corporation mère, classée à gauche, on ne pourrait, sauf grossière erreur du chroniqueur, la soupçonner de sympathie islamiste salafiste. Donc les salafistes de Sejnane ne sont visibles, que parce que les services de l'Etat sont absents. Et ce qui se déroule dans cette banlieue de Bizerte, ne constitue pas un cas isolé. Dernière invention, et chose inimaginable en Tunisie, il y a quelques temps. L'autoroute A1 Tunis-Hammamet, la plus importante de Tunisie, puisqu'elle arrive jusqu'à Sfax avait été bloquée, dans la nuit du jeudi 2, au vendredi 3 février 2012 par de grosses pierres. Plusieurs véhicules ont subi des dégâts, mais il n'y a pas eu de blessés, cependant, la psychose s'est installée. Et pour avoir souvent emprunté cette voie rapide, il existe un imposant poste de la garde nationale tunisienne, gendarmerie, bien équipé pour intervenir à Turki, à égale distance entre la capitale et la plus chic des stations balnéaires de Tunisie, Hammamet. Cette autoroute avait déjà été bloquée par des habitants, entre Sousse et Tunis, pour protester contre les poussières dégagées par la cimenterie d'Enfidha, nuisant à leur santé et polluant l'air qu'ils respirent. Tous ces évènements se passent au même moment où des factions d'islamistes, héritiers du groupuscule salafiste armé, connu sous le nom du groupe terroriste de Soliman, petite ville dans la banlieue sud de Tunis, proche de hammam lenf, dont les éléments, avaient le 03 janvier 2007, ouvert le feu sur les forces de sécurité. Refont surface, et font parler d'eux. Leur dernière opération a eu lieu, à Bir Ali Benkhlifa, dans la région de Sfax, le mercredi 10 février 2012. A cinq heures du matin les forces de sécurité combinées, avaient accroché trois individus armés. L'opération s'est soldée par la mise hors d'état de nuire de deux des trois individus armés, et par la capture du troisième gravement blessé. Les forces armées ont, elles, enregistré, quatre blessés dans leurs rangs, dont un grièvement. Les militaires ont reçu la visite du président de la république à l'hôpital de Sfax. Donc cette période d'instabilité que connaît le pays depuis la fuite de Ben Ali, perdure. Et de l'avis de personnes bien au fait de la chose politique en Tunisie, les officiels nouvellement aux commandes du pays, les nommés d'entre eux, aussi bien que les élus, s'occupent du superficiel au détriment de l'essentiel. L'opinion publique avisée, évoque à ce propos la question, de l'opportunité de la vente des palais présidentiels, comme si tous ces immeubles appartenaient au président fuyard, à sa famille ou bien à celle de sa fugitive épouse. L'effet d'annonce y est, mais la pertinence de cette opération immobilière, fait vraiment défaut. Par ailleurs plusieurs autres maladresses jalonnent le parcours de la révolte des jasmins. Quelqu'un s'est essayé à sérier quelques-unes unes des ces billevesées, dont je rapporterais des échantillons, sans juger, ni préjuger, mais pour seulement éclairer le lecteur.

Une semaine après les élections à la constituante, cela se passe au théâtre de plein air de Sousse, à Sidi Dhaher. Le dimanche 13 novembre 2011, et alors que les résultats définitifs n'étaient pas encore publiés. Le secrétaire général du parti, et Premier ministre autoproclamé, Hamadi Jebali d'En-Nahdha a fait une déclaration incroyable à ses sympathisants affirmant, notamment que : «la présence de Houda Naïm, membre du mouvement islamique palestinien Hamas, conviée à ce meeting était un signe de dieu». Pour ce qui le concerne, il attestait droit dans son costume mal coupé, qu'il avait reçu des signaux divins et qu'il allait instaurer le 6e califat ! En fait il avait alors déclarait ceci :»il s'agit là d'un moment divin, dans un nouvel Etat, dans un 6ème Califat, inchallah». À la fin de son intervention, il dira : « certains diront que c'est un discours religieux, nous ne faisons pas de différence. C'est un discours divin». Pour ceux intéressés, ce discours est consultable sur la toile. Alors, delà, à ce que des journalistes occidentaux, en mal de scoop, et qui plus est, sur ce qu'ils avaient d'eux-mêmes, sans consulter personne, baptisé, le printemps arabe, montent un scénario. Le rapprochement raccourci est vite fait. Y aurait-il un appel d'air plus attractif que ce discours quasi officiel, pour faire débarquer en conquérants à Sejnane, ceux qui auront détecté, ce qu'ils s'imaginent être le premier émirat en Tunisie, et en avoir informé le monde. Enfin, chacun ses référentiels.

Dans un autre domaine et pas des moindres, le gouvernement Jebali tente de mettre la main sur les médias publics à travers la nomination de directeurs et de rédacteurs en chef sympathisants du parti En-Nahdha. Pire, certains de ses nominés sont des anciens Zabatistes, c'est-à-dire, des journalistes qui étaient inféodés au système ZABA, Zine Al abidine Ben Ali. Bien que l'allusion au révolutionnaire mexicain Emiliano Zapata, soit à peine voilée, elle n'est ici que, ironie et amusement. Indice interpellant, s'il en est, le président de république par intérim, Moncef Marzouki n'a pas réagi à l'annonce de ces nominations, pour le moins anachroniques. Egalement dans l'affaire des étudiantes de la faculté des sciences sociales, de Manouba, qui s'étaient présentées aux examens en niqab. Les autorités avaient laissé le recteur de cette institution seul face à des barbus, qui voulaient le contraindre à enfreindre les règlements universitaires, et à autoriser ces étudiantes à composer le visage caché. Et par la même, ils voulaient interdire la mixité à la faculté. Les services de sécurité ne sont intervenus que tardivement, mais le recteur avait tenu à ce que la légalité soit respectée. Par ailleurs et dans un secteur névralgique et pas secondaire, qui fournit les outils pour commander et organiser l'économie du pays. Le gouvernement Jebali, après un premier échec pour prendre le contrôle, de la Banque Centrale de Tunisie, à travers une loi supportée par les députés d'En-Nahdha à l'assemblée constituante. Le gouvernement est revenu à la charge, et d'une façon détournée, néanmoins brutale. Il avait envoyé des éléments de son parti, organiser une manifestation devant de cette institution nodale, pour la dynamique économique et financière du pays, afin d'exiger le départ de son gouverneur. La gestion de la politique internationale de Tunisie, n'est pas en reste. Depuis la nomination du gouvernement Jebali, l'exécutif est bicéphale. Et l'affaire de l'invitation en Tunisie du chef du Hamas palestinien, met en relief cette dualité. Le parti Ennahdha avait osé cette initiative, prenant le risque de froisser les autorités légitimes palestiniennes. Effectivement à l'accueil du chef du Hamas, aucun représentant de l'ambassade de Palestine en Tunisie, n'avait pris part. Dans le même registre, et suite à la décision des autorités tunisiennes d'expulser l'ambassadeur de Syrie. L'UGTT, dans un communiqué daté du 06 février 2012, avait appelé le gouvernement à revoir sa décision, qu'elle jugeait précipitée, et avait demandé à l'assemblée constituante de trouver des solutions réfléchies afin de ne pas compromettre la diplomatie tunisienne et ses relations arabes et internationales. Ceci dévoile, des empiètements des uns sur les prérogatives des autres, exprime des malentendus et signale l'existence d'autres méprises. Tous ces agissements, procédés et manœuvres conduisent inévitablement à des amalgames, à des confusions et à des quiproquos, qui risquent d'être lourds de conséquences. Il y a une politique étrangère de la présidence et une autre conduite par le chef du gouvernement. D'un autre côté, il y a ce qui se décide au gouvernement et de l'autre ce que décident les chefs du parti En-Nahdha, dans leurs hermétiques conclaves, et qui forcément détient sur l'action du gouvernement et de celle de la présidence. Et pareilles façons de faire débouchent sur des antagonismes, de la concurrence, des heurts et des conflits, qui fatalement nuisent aux acquis de la révolte. Dans le milieu politique tunisien averti, il se dit de plus en plus, que le parti En-Nahda a chargé un collège de ses doctrinaires pour élaborer un projet de constitution, qui serait d'une manière ou d'une autre proposé, adopté et entériné par l'assemblée constituante. En somme la politique du fait accompli. Un article de ce projet focalise sur lui tous les regards, et aiguise la curiosité de tous les spécialistes du droit constitutionnel et celle des fouineurs de la chose publique. L'article 10 de l'officieux projet énonce entre autres, que «la chariâa islamique est une source essentielle pour l'élaboration des lois». Bien qu'aux termes de l'article premier de la constitution tunisienne de 1959, qui énonce que :» La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain : sa religion est l'islam, sa langue l'arabe et son régime la république». Ce sera une innovation pour tout le système d'élaboration de la législation tunisienne. Car au-delà de l'aveu même des rédacteurs de cet article premier de 1959, qui témoignent que, parce que, Bourguiba avait intentionnellement voulu une rédaction ambiguë de l'article. Les sources de la loi en Tunisie républicaine, c'est-à-dire depuis le 25 juillet 1957, n'ont jamais fait référence à la chariâa islamique. En Algérie au contraire, ce n'est pas la loi fondamentale qui précise les sources de la loi algérienne, mais le code civil en son article premier, qui dispose : « La loi régit toutes les matières auxquelles se rapporte la lettre ou l'esprit de l'une de ses dispositions. En l'absence d'une disposition légale, le juge se prononce selon les principes du droit musulman et, à défaut, selon la coutume?». Dans la version arabe de l'article, l'expression droit musulman est traduite par : chariâa islamique. Ce qui accentue l'équivocité. Puisque le mot fikh est selon les spécialistes de la sémantique, plus approprié est adéquat, pour fidèlement restituer en arabe, le concept de droit musulman.

Cette révolution juridique en Tunisie, si tant elle se réalise, n'est somme toute pas une surprise. Le credo d'En-Nahdha, comme toutes ses sœurs d'école philosophique, étant l'idéologie islamiste, le contraire aurait été surprenant. Devant tant de disfonctionnements cumulés par ce qui dirigent en Tunisie. Accentués par les hésitations, les ajournements et les différés, notamment sur les réponses apportées aux nécessités et aux attentes impérieuses et urgentes, en matière d'emploi, et d'autres besoins premiers. Face aux échecs, aux ratages et aux bides, qui ont déçu les fols espoirs suscités par la révolte du 14 janvier, et devant les désillusions de ceux qui avaient cru. La parade est vite trouvée. C'est l'héritage des 50 ans de gouvernance dictatoriale, qu'a connus le pays qui ont laissé tant de casses, de dommages de dégâts et de dévastations. Cela va de soi, puisque ceux qui on pris le relais pour diriger le pays, étaient tous opposants, soit à Bourguiba, soit à Ben Ali. Mais est ce que ceci justifie-t-il, ou bien absout-il cela ? Toutes ces pierres d'achoppement, qu'elles soient dues à l'amateurisme des uns, sinon aux calculs tortueux, fourbes et astucieux des autres, autorisent t-elles de gâcher cette victoire chèrement acquise, sur les asservissements, sur toutes les formes de contraintes, sur les interdits, sur le poids des carcans et sur la panoplie des multiples servitudes ?

Vu d'Algérie ce qui se passe et déroule actuellement en Tunisie, rappelle du déjà vécu. J'espère, pour le moins que je puisse faire. Que tous ceux qui se battent encore aujourd'hui, pour que les acquis de la révolte se réalisent. A travers la société civile, les syndicats, les associations, les penseurs, les artistes et tous les animateurs d'une vie cadrée, par le triptyque, liberté, ordre et justice, qui forment la devise nationale de la Tunisie, ne connaîtront pas le même sors, qu'avaient connu avant eux, leurs homologues algériens. La violence commence quand s'arrête le débat. Mais est ce que tous les protagonistes sur place de Tunis, sont-ils prêts à débattre ?