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Presse écrite francophone : chronologie d'une mort programmée?

par Belkacem Ahcene-Djaballah *

La toute récente augmentation du prix de vente public de deux grands quotidiens (francophones) de 10 dinars à 15 dinars l'exemplaire, beaucoup plus pour la manière que par le fait lui-même (la question étant pendante depuis dèjà près de deux années, sinon plus) est venue reposer certes les problèmes d'un marché publicitaire qui s'est contracté (avec de gros annonceurs s'étant perdus dans une législation générale qui fait du «va-et-vient» selon les humeurs politiciennes et les poussées de fièvre socio-plopolitique) , d' une distribution du produit publicitaire d'essence publique qui ne répond à aucun critère économique et encore moins de transparence, et de coûts de fabrication qui se sont «envolés» avec un prix du papier journal , totalement importé, qui a flambé. Mais, et surtout au moment où la loi oragnique relative à l'Information est en débat et va être adoptée, elle remet en scène, indirectement, la sempiternelle problématique du rapport de l'Etat à la presse et à la promotion de la liberté d'expression... à travers, entre autres, la politique d'aide de l'Etat à la presse... et , aussi , et surtout, afin que le marché ne sombre pas dans une certaine «anarchie», avec un développement déstabilisateur, une politique de régulation (et non d'intervention, il faut insister sur ce point) et de contrôle de gestion, tout particulièrement afin de connaître les sources de financement des uns et des autres... et le destination de l'argent, bien souvent, »facilement «gagné par des entreprises de com' ou des titres de presse - alibis ou, tout simplement «écrans» d'on ne sait (???) quel dessein.

Sur le moment, l'augmentation du prix de vente , du fait même qu'elle ait été initiée par deux journaux francophones seulement , vient poser brutalement (bien sûr, on s'en doutait depuis fort longrtemps) le problème de l'avenir de la presse francophone.

La rupture politique et idéologique née des «événements» d'octobre 1988 (une véritable Révolution allant dans le sens de la démocratie, qu'on se le dise !) a forcé le pouvoir en Algérie à adopter une nouvelle Constitution favorisant le multipartisme et la liberté d'expression, ainsi qu'une nouvelle loi relative à l'Information (le 3 avril 1990). Cette dernière a permis la naissance, en très peu de temps, de dizaines de titres de presse écrite indépendants ( c'est-à-dire relevant du statut juridique privé).

Avant avril 1990, il n'y avait qu'une cinquantaine de titres de presse écrite, tous relevant du secteur public , c?est-à-dire appartenant à l'Etat (ministère de l'Information au départ puis, sur le tard, à la fin des années 80, ministère de la Communication) , au Parti unique (Fln) et à ses organisations de masse et à l'Armée, tirant à peine 650 000 ex/jour pour les 6 quotidiens existants et 670 000 ex/semaine pour le reste des périodiques, surtout des hebdomadaires. Le gros du tirage était en langue française : 1 million d'exemplaires au total pour 17 titres contre 520 000 ex pour les 25 titres en arabe, le reste des publications étant bilingues.

Une tendance lourde et des habitudes de consommation de l'information et de lecture au niveau de toute une génération ; habitudes héritées de la période coloniale et qui perduraient malgré les tentatives d'arabisation (du secteur éducatif et de la presse ) menées, bien souvent au pas de charge, à partir de la fin des années 60 et du début des années 70.

Après la promulgation de la loi 90-07 du 3 avril 1990, le paysage médiatique , tout particulièrement celui de la presse écrite (et de la publicité) allait donc connaître une véritable révolution avec l'apparition de titres privés: En quelques mois , des dizaines de titres allaient paraître : 12 quotidiens en 1991 (dont 8 en français et 4 en arabe seulement) , 18 (dont 8 en arabe seulement) en 1992 et 21 en 1993 (dont 13 en arabe). Les tirages des journaux en français allaient rapidement «crever» le plafond en atteignant des tirages dépassant les 100 000 à 200 000 ex/jour (El Watan, Le Soir d'Algérie, Liberté), alors que ceux édités en arabe peinaient à trouver un lectorat. Ainsi El Khabar, le premier titre quotidien privé a même failli fermer ses portes en 1995-1996 n'eût été l'aide financière de l'Etat. Certains titres de langue française créèrent même des titres périodiques d'informations générales en arabe , mais ce fut l'échec rapide.

En 1996, sur les 85 titres , toutes périodicités confondues, la presse tirait un total de 1 600 000 ex/jour dont les 3/4 étaient en français Mi- 2010, sur les 299 publications officiellement autorisées tirant 4 500 000 ex/jour, les 78 quotidiens édités sont arrivés à tirer ,à eux seuls, plus de 3,5 millions d' exemplaires? dont plus de 2 500 000 ex en arabe (pour 4 quotidiens) et plus de 800 000 ex/jour pour les 38 quotidiens francophones. Deux quotidiens en arabe (El Khabar et Ech Chourouk sont arrivés à des tirages record de 1 à 1, 5 million d'ex/jour lors de la phase finale de la Coupe du monde de football 2010 en Afrique du Sud, l'équipe d'Algérie s'étant qualifiée au dépens de l'Egypte dans une ambiance plus que survoltée , révolutionnaire, ayant même créé une crise profonde entre les Etats et ayant fait descendre dans les rues de toutes les villes du pays durant plusieurs jours et soirées des millions de citoyens , de tous âges et de tous sexes. Du jamais vu depuis le premier jour de l'Indépendance du pays, avec une Algérie qui ne comprenait que 9 millions d'habitants alors qu'aujourd'hui, il y en a plus de 30 millions. Aujourd'hui, (2011) les deux grands quotidiens arabophones tirent respectivement 500 000 ex/jour et 600 00 ex/jour rejoint par En Nahar El Djadid qui tire 250 000 ex/jour? alors que seuls trois quotidiens francophones arrivent à se maintenir au-dessus de la barre des 100 000 à 200 000 ex/jour (El Watan, Le Quotidien d'Oran et Liberté).

Que s'est-il donc passé entre-temps pour aboutir à une sorte d'inversion et/ou de déplacement des habitudes de consommation?. après le début des années 2000 , vers l'année 2005 ?

Rappels:

I/1988 : Presse francophone quotidienne largement dominante en nombre de titres et en tirage. Six (6) quotidiens tous propriété publique : 2 en français (tirant 500 000 ex/jour au total) et 4 en arabe (tirant 100 000 ex/jour) : Total de 600 000 ex/jour

II/1991: Presse francophone quotidienne assez dominante en nombre de titres et en tirage. Onze (11) quotidiens : 7 en arabe (avec 300 000 ex/jour) et 4 en français (avec 800 000 ex/jour) : Total de 1 100 000 ex/jour.

III/2004 : Presse francophone quotidienne légèrement dominante en nombre de titres et de tirage. Quarante-six (46) quotidiens en 2004 : 20 en arabe tirant 730 000 ex/jour et 26 en français tirant 780 000 ex/jour) III/ 2011 (à juin ) :

Presse arabophone quotidienne largement dominante en nombre de titres et en tirage. 91 quotidiens : 51 en arabe (2 200 000 ex/jour) et 40 en français (730 000 ex/jour)

I/ AU COMMENCEMENT, L'INVERSION FORCEE

Pour bien comprendre les deux premières périodes, durant lesquelles le lectorat en langue française dominait avec des lecteurs formés à l'école française et/ou francophone (durant la guerre d'Indépendance ou durant la première décennie post -indépendance) , il faut remonter à la période coloniale, tout particulièrement à la période de la lutte de libération nationale .

Celle-ci est caractérisée, sur le sol algérien, par un paysage médiatique limité à des journaux d'information générale (édités sur place ou importés de «métropole» ) , tous écrits en français .

Le système éducatif , dans son entier , était centré sur la langue française ,avec quelques exceptions abâtardies d'enseignement en langue arabe ( Belkacem Ahcene-Djaballah, étude «Communication médiatique en Algérie: multiplicité des langues et chocs des langages». Déjà paru dans Le Quotidien d'Oran, jeudi 9 septembre 2010).

A partir des années 60, le pouvoir politique en place, pour des raisons assez politiciennes, a tout fait pour que son image publique et son idéologie arabo-socialiste teintée d'islamité soit diffusée aussi largement que possible auprès de masses pratiquant l'arabe dialectal (ou parlé) sans pourtant l'écrire ou le lire et où l'analphabétisme était encore important , dans un pays qui avait pour langue de travail le français tant dans l'Administration que dans la sphère économique? et où les lettrés en arabe académique (dit littéraire) formaient un groupe assez restreint activant surtout dans les cercles culturels... et politiques . La première cible fut l'Ecole et l'Université qui subirent une arabisation «au pas de charge», presque imposée quels que soient les conditions et les moyens à partir des années 70. Ainsi, le début des années 80 vit les dernières promotions francophones universitaires (au niveau des sciences sociales , administratives économiques, politiques et humaines) La seconde cible , fut la presse, dès 1973, avec les quotidiens An Nasr de Constantine, et de la République à Oran qui furent totalement arabisés, alors qu'ils connaissaient un grand succès. Il y eut , aussi, devant la faiblesse des ventes des journaux quotidiens en arabe (4 sur les 6 existants) l'obligation, pour les annonceurs institutionnels de publier leur publicité dans les journaux arabophones d'abord .Sans tenir compte du tirage ou/et de la vente.

Puis vint la loi du 3 avril 1990 relative à l'information (article 6) qui permit la création libre et sans autorisation préalable, de titres de presse écrite en arabe alors que pour «les langues étrangères» il fallait passer par l'avis du Conseil supérieur de l'information (une instance administrative indépendante de régulation)? Il y eut aussi, au début des années 90, l'aide financière étatique qui fut accordée bien plus largement aux journaux en arabe qu'à ceux édités en français.

I/ PAR LA SUITE, LE DEPLACEMENT NATUREL

L'arabisation quasi-intégrale de l'Ecole à partir des années 70 a produit une masse de lecteurs, instruit en arabe (pour la plupart, seulement) âgés de trente-trente cinq ans au plus au milieu des années 2000, et masse qui forme le gros du lectorat des grands quotidiens de langue arabe? accompagné par de plus jeunes qui font la fortune des journaux populaires (et bien souvent à scandales) et sportifs (qui ont fleuri). Le lectorat francophone , pour sa part , formé de quinquagénaires et plus, a «pris de la bouteille» et s'est rétréci comme une «peau de chagrin», avec pour seuls renouvelements ou apports nouveaux quelques lecteurs arabisants soucieux de s'ouvrir sur «l'autre» ou voulant améliorer leur connaissance de la langue française (encore dominante dans la sphère économique , industriel et scientifique)? et, depuis quelques années, avec la révolution des TIC (internet entre autres) l'arrivée, sur le marché des lecteurs, de jeunes portés sur les langues étrangères et peu soucieux de considérations idéologiques ou nationalistes. Mais, tout cela ne fait pas des évolutions rapides et conséquentes . La stagnation du lectorat des quotidiens francophones est patente. Les lecteurs se «serrent» de plus en plus autour de quelques titres-phares (une dizaine de quotidiens? et , aussi, de quelques périodiques spécialisés (femmes, économie , technologies de la communication, automobiles?) , sinon bien moins, tout particulièrement dans les (grands) centres urbains et autour des pôles humains économiques, industriels, scientifiques: El Watan, Le Quotidien d'Oran, Liberté, Le Soir d'Algérie, L'Expression, El Moudjahid, Horizons, Algérie News, La Tribune?).

Mais si, au niveau du tirage, ils se trouvent désormais dépassés par certains titres en arabe - 3 ou 4 : Echchourouk El Yaoumi, El Khabar, An Nahar El Djadid , An Nasr - , au niveau de l'influence politique et économique, ils restent à l'avant-garde? Ceci est bien démontré par l'afflux encore important (majoritaire) des annonceurs publicitaires privés et publics? de plus en plus, tout particulièrement depuis l'ouverture sur l'économie libérale et les investissements étrangers en Algérie, soucieux d'efficacité et de rentabilité.

En effet, la presse de langue française dispose (encore et pour longtemps) d'atouts majeurs. Elle s'est placée (bien avant la révolution du 5 octobre 1988 , avec ses journalistes ) et se place toujours en avant du processus de démocratisation. Elle a apporté et apporte encore une ouverture sur le monde. Surtout , c'est une presse qui se veut être une véritable alternative, avec un «autre journalisme» que celui habituellement pratiqué dans la presse de langue arabe, mis à part quelques exceptions comme El Khabar (dont la plupart des journalistes sont de très bon bilingues , de la génération de 88 ). Le français permet aux rédacteurs de s'exprimer plus librement, de traiter de sujets plus sensibles, voire «tabous» (sexualité, religion, prostitution) . Cela est bien visible dans d'autres pays maghrébins. «Nous ne pourrions jamais aller aussi loin en langue arabe» déclare un responsable d'un journal marocain féminin. Lire, comprendre le français, c'est non seulement la marque d'une appartenance à une «élite nationale» mais c'est ,aussi, bénéficier d' «une fenêtre ouverte sur la modernité et la connaissance.». Et, de plus en plus, revenir au français à l'Université reste, malgré les tentatives de pénétration de l'anglais, porteur d'avenir. Rédiger en français, rappelle Gilles Kraemer (La presse francophone en Méditerranée, Maisonneuve et Larose, Paris, 2002) , ce peut être aussi un moyen de se protéger contre la répression éventuelle de son gouvernement, bien que le bouclier ne soit pas imparable . Publier en français, estime l'auteur, c'est aussi bénéficier d'une influence géopolitique beaucoup plus large en s'exposant sur la scène mondiale, en accentuant la dimension internationale de ses opinions, et peut être en engendrant un effet plus immédiat sur les acteurs économiques et politiques. Enfin, évoquant la censure qui frappe certaines régions, l'auteur considère les publications en français comme un instrument privilégié de la liberté de la presse? et «elles ont un avenir»

CONCLUSION

C'est ce qui a amené les titres francophones importants à revoir toute leur stratégie commerciale, non pour élargir la clientèle ; mais surtout pour mieux la fidéliser et la conserver le plus longtemps possible? en attendant que la ré -ouverture de l'Ecole à la langue française initiée au début des années 2000, porte ses fruits? vers les années 2020, avec l'émergence de nouveaux lecteurs. Et, la Révolution numérique en cours , par Internet interposé, ne fait qu'accélérer le processus.

P.S : Il y a une autre raison , celle-ci éminemment politique, à l' «essor» du nombre de titres de langue arabe à partir du milieu des années 2000 , phase préparatoire d'un troisième mandat présidentiel du Président Abdelaziz Bouteflika, dont les partisans préparaient déjà une révision constitutionnelle permettant autant de mandats que souhaité et les cercles affairistes sympathisants (souhaitant profiter de la manne publicitaire qui avait cru à la faveur des gros investissements publics. De 60 millions de dollars américains environ en 1999 à 200 millions de dollars américains environ en 2010) ont créé des titres de presse, en français certes , mais surtout en arabe? tout particulièrement pour «toucher» les nouveaux publics , surtout populaires, jeunes et d'un niveau culturel moyen (secondaire) 2 titres en 2004, 2 titres en arabe en 2005, 4 titres en 2006 (dont 2 en arabe et 2 en français) , mais 12 titres (dont 7 en arabe et 5 en français) en 2007, 10 titres en 2008 (dont 6 en arabe et 4 en français), 5 titres en 2009 (date de l'élection de A. Bouteflika pour un troisième mandat, dont 2 en arabe et 3 en français ) , 7 titres (tous en arabe) en 2010 et 8 titres en moins de trois mois en 2011, dont 4 en arabe et 4 en français...

L'année 2008 (10 nouveaux titres) préparait l'élection présidentielle de 2009 et des grandes manœuvres alors que l'année 2010 (avec 7 titres) commençait à préparer soit un quatrième mandat de Abdelaziz Bouteflika lui-même , soit la candidature du frère du Président, en 2012 (selon des rumeurs persistantes, non vérifiées) . Mais, la «révolution arabe» début 2011 a bouleversé tous les plans??Elle a , aussi, ouvert, les portes de l'espoir à beaucoup d'autres ambitions.

* Professeur associé à l'Ecole nationale supérieure de Journalisme et des Sciences de Information (Alger)(Etude rédigée en juin 2011)