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L'Afrique est pour les Africains

par Kamal Guerroua*

«Nos leaders veulent faire de nous des nationalistes sans démocratie et l'Occident s'échine à nous transformer en démocrates sans nationalisme». Samir Amin (1931-2011), économiste égyptien altermondialiste

Le printemps des peuples l'a suffisamment prouvé: l'Afrique n'est pas exempte du souffle de progrès qui l'effleure de ses ailes. L'Afrique est désormais ce continent qui bouge et cherche son harmonie. L'Afrique, notre Afriqoue est un étendard qui flotte dans nos cœurs, supporte nos maux et soulage nos douleurs. L'Afrique est ce continent qui souffre de tout mais se révolte aussi contre tout, se lève comme un seul homme et chante en chœur la chanson révolutionnaire. Aujourd'hui, plus que jamais, cette Afrique-là, élève sa voix afin de se frayer une voie parmi les hautes voix de la planète. Ces puissances qui, naguère, l'ont méprisé, la redécouvrent fort stupéfaites, foyer du défi, cœur de la résistance et symbole de la lutte des peuples pour leur affranchissement du joug de toutes les servitudes. Cette Afrique-là revendique haut et fort son droit à la bonne gouvernance, à un ordre économique mondial plus revalorisant et plus respectueux de sa dignité et de sa place, à une répartition équitable des richesses tant parmi les populations qu'au sein et entre des États, à une justice plus conforme aux canons du temps, et à une santé performante. Bref, l'Afrique profonde milite pour un autre monde où les «alternatives humaines» tueraient l'égoïsme libéral et le pragmatisme occidental. C'est cette Afrique-là que le printemps des peuples avait réveillé de sa torpeur, une Afrique qui veut garder ses enfants chez elle, les faire nourrir, les éduquer, les aider à s'épanouir et enraciner en eux l'amour de la patrie et des origines afin qu'ils deviennent des hommes de dignité et dans la dignité.

Une Afrique qui pleure sur le destin de ces «harraga» qui, au péril de leur vie, traversent les mers sur des embarcations de fortune pour rejoindre l'eldorado européen de...misère, une Afrique qui se recueille sur la mémoire de ces «hittistes» qui, la mort dans l'âme, n'attendent que leur ensevelissement, dernière retouche de leur anéantissement total, une Afrique qui se révolte contre les tyrans, les corrompus et leurs acolytes, une Afrique combattante qui rejette ces «khobzistes» qui se nourrissent sur le dos des déshérités alors que les inégalités sociales ont complètement écrasé les classes moyennes, véritables médiatrices économiques dans la stabilité des Etats et qu'à titre d'exemple en Somalie plus de 3,5 millions d'âmes humaines sont menacées par la famine et 1 sur 10 des enfants sont menacés de mort à causes des épidémies et pandémies diverses. Une Afrique qui refuse la militarisation de ses enfants qui, faute d'écoles, s'adonnent à l'art de la guerre. Une Afrique, somme toute, plus compatible avec l'air du temps. Néanmoins, bien que «Mama Africa» est généreuse et altruiste, elle demeure hélas impuissante et impotente car son «or noir» est beaucoup plus une malédiction qu'une manne céleste et sa matière grise est, «brain-drain» oblige, plus une perte irrécupérable qu'un capital bénéfique. Où sont ses élites? Où se cache la bonne conscience de ses gouvernants? L'Afrique est-elle condamnée à vivre tout le temps pendue aux basques d'un Occident arrogant et eurocentriste? Non, absolument pas car le printemps arabe/africain en a décidé autrement. Les chefs sont dorénavant désacralisés, le tribalisme jamais conçu comme une voie salutaire, la corruption et les pots-de-vin jadis vus comme une obligation impérieuse commencent à être vus comme une saleté morale. Mais y-a-t-il quelque chose derrière ce changement subit de repères? La réponse est par l'affirmative: le facebook et les réseaux sociaux. De nos jours, le simple africain voit le monde grandeur nature et les peuples africains ne sont plus au lointain temps où l'on les oblige à digérer, la peur au ventre, les discours politiquement correct et conformes à quelques millimètres près à la copie des régimes politiques.

C'est donc évident, l'Afrique est pour les africains. Cette sentence prononcée un jour par le fondateur et le père de la Numidie antique, le roi Massinissa (238-148 A.J) a traversé les siècles par sa pertinence pour demeurer à jamais le slogan de cette Afrique-là démembrée, sucée jusqu'aux os, clochardisée par des régimes politiques carnassiers et humiliée par une mondialisation inhumaine. Néanmoins, l'Afrique est rebelle et résistante, elle est entrée en histoire par la grande porte bien avant les autres civilisations. Elle est en ses richesses immatérielles (légendes, rites, contes, et folklore...) le pont de convergence civilisationnelle de toute l'humanité et en ses gisements matériels une proie aux convoitises occidentales. L'homme africain est, quant à lui, un tout cohérent avec lui-même, avec la nature, avec l'histoire et avec l'humanité transcendantale. Il est, sans exagération aucune, l'histoire elle-même. En ce sens, l'africanité comme notion et l'africain en tant qu'être cheminent ensemble vers un carrefour de rencontre: «la construction africaine». Ce qui se traduit en langage ordinaire par le vocable «africanisation». Mais qu'est ce que l'africanisation au juste? Est-elle une vision symbolique de l'Afrique ou une recapitalisation du patrimoine mythique de nations déchirées par une longue errance/clochardisation historique? En termes plus compréhensibles, l'Afrique a-t-elle un héritage à faire valoir, une identité à revitaliser, une civilisation à ressusciter et une mémoire à rafraîchir ? Il est digne de noter en ce lieu qu'en termes d'histoire, l'Afrique n'a plus aucune leçon à recevoir de quiconque dans la mesure où celle-ci est incluse comme partie intégrante dans son patrimoine épique. De l'esclavage à l'Apartheid en passant par la traite des nègres et le colonialisme, «mama Africa» garde espoir et reste toujours le continent de tous les miracles. Ce continent qui refuse la résignation à l'abjection et à l'humiliation. Souvent debout, l'Afrique incarne cette terre de fierté, de résistance et de défi. Ainsi l'africanisation ou «saga africaine» saurait-elle conçue comme la naissance de cette flamme de solidarité et d'union entre les peuples africains afin de fonder un foyer commun car l'africanité, quoique jusqu'à présent notion vague, habite l'âme et l'esprit de chacun des enfants du continent. Hélas, le rêve n'a duré que l'espace de l'espoir qui l'a fait générer car les États africains post-coloniaux ont écrasé les bourgeons du nationalisme antérieur à leur avènement.

A ce titre les vieilles gardes «indépendantistes» ont sombré dans ce que d'aucuns ont appelé «l'afro-fascisme». Les dictatures ont de ce fait crée une zone de «no man's land» entre la société politique et la société civile. La liberté d'expression de la diversité est négligée, les peuples sont muselés, les guerres fratricides et les conflits civils (Rwanda, Algérie, Mozambique...) ont détruit ce que le colonialisme dans sa frénésie a raté. D'où ces séquelles fragilisantes qui continuent de saper la cohésion de ces mosaïques humaines, la crise de Darfour est incontestablement l'une des plaies encore saignantes de cette Afrique martyre. Située à l'ouest de Soudan, cette région subit, en raison de la revendication de sa différence, un forcing de la part des autorités soudanaises ayant débouché sur de lourdes pertes humaines dues aux massacres, homicides et génocides.

En fait, l'incapacité des États africains à gérer les malaises subséquents au mouvement de décolonisation a entraîné ipso facto des crispations diverses: sociales, économiques, identitaires et surtout politiques. Choses qui ont compliqué davantage le processus d'africanisation (construction africaine). En ce sens, les africains ne se connaissent entre eux que sous le prisme européen. Lequel, caché derrière une conceptualisation exotique des espaces, conçoit l'Afrique comme une aire géopolitique vierge et sauvage qu'il fallait coûte que coûte «civiliser» et «citadiniser». Cette vision de ridiculisation de l'autre est à la fois ancienne et nouvelle. Ancienne puisqu'en son temps même, le célèbre poète et écrivain français «Victor Hugo» (1802-188) et le penseur Jules Ferry ont vu dans cette Afrique-là une terre sauvage à défricher et dans ses habitants, une population barbare à civiliser. Rappelons que ce dernier terme se réfère essentiellement aux distinctions qu'ont faites les philosophes athéniens, Socrate et Aristote notamment, entre la population de «l'État-cité», lettrée, cultivée et civilisée et la plèbe habitant les environs d'Athènes et à l'extérieur de la Grèce, stigmatisée et marginalisée en tant que «métèque» et «barbare». Termes qu'a repris d'ailleurs à son compte le rhéteur romain Ciceron (106-43 A.J) pour justifier sa conception du «citoyen du monde», c'est-à-dire que la dimension humaine est antérieure à la race ou à la patrie. Cependant, ce noble jugement se trouve nuancé car dans son explication du terme de la justice, il en distingue deux versions, celle qui est légale reposant particulièrement sur le droit positif. Ce qui constitue en lui-même une aberration car l'humain est un être fragile et influençable, donc susceptible de diversion et dérapage. L'autre justice est de «droite raison» qui se situe en amont de la première et constitue et découle du droit naturel, ce qu'il interprète comme étant la vraie justice. Son constat ne s'arrête pas là car il insiste par la suite sur le fait qu'il y ait des catégories de justices, celle à l'intérieur du groupe et l'autre entre les groupes politiques.

Chose impliquant nécessairement cette différenciation subtile sur laquelle la pensée occidentale a fait un calque afin de faire un distinguo entre «droits de l'homme» occidentaux et «droits de l'homme» tiers-mondistes, africains ou asiatiques...etc. Ce qui prouve, si besoin est que l'humain est pareil mais les interprétations sont totalement différentes. Nouvelle parce qu'elle explique également l'eurocentrisme excédé du discours du président Sarkozy à Dakar le 26 juillet 2007 où à l'intérieur de l'enceinte universitaire baptisée du nom de l'un des grands monuments de notre continent, le cheikh Anta Diop (1923-1986) et au nom d'une certaine «mission civilisatrice» de la colonisation, a mis l'homme africain dans la catégorie de l'être sauvage, de l'être «anhistorique», et de paria de la civilisation. En ce sens, il a renié la participation de l'homme africain au progrès de l'humanité, celui-ci n'est pour lui qu'un paysan qui « depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles»

Mais l'Occident continue-t-il comme cela à nier ses crimes, ses méfaits historiques, sa machine de guerre qui a déraciné, acculturé et déculturé des peuples entiers? S'acharne-t-il encore à démentir l'histoire millénaire de cette Afrique des lettres et du savoir en lui jetant ça et là des miettes en contrepartie de ses richesses bradées à bas prix? Ce qui est pertinent à relever est que l'Afrique n'est pas née d'hier. Elle a une très longue histoire qui plonge ses racines dans les tréfonds humains. Qui pourrait oublier la grande université de Tombouctou «cette perle du désert» qui fut en quelque sorte le phare de tout un continent au xv siècle au moment où l'Europe venait tout juste de sortir de son Moyen âge ombrageux ? Qui oublierait Bougie (Chemâa), berceau de savants européens dont le mathématicien italien Leonardo Fibonacci (1170-1250) eut réalisé son séjour et puisé le savoir qu'il avait transmis à l'Europe alors agonisante? Qui oublierait les grandes mosquées de Zitouna, Kairouan, Al-Azhar qui, par les savoirs encyclopédiques qu'elles ont prodigués, ont répandu les vertus de l'Islam de la tolérance, de l'entente et de l'entraide à travers tout le pourtour méditerranéen? Personne. Car, c'est justement cette Afrique-là qui revendique aujourd'hui sous nos yeux son droit d'ainesse en matière de civilisation qui fut le moteur de l'Occident que ce soit économiquement, politiquement ou socialement aux temps de ses conquêtes . Et c'est assurément elle aussi qui s'arrache le droit de dire non à «la recolonisation» subtile et machiavélique sous des prétextes humanitaires qui sont loin d'être vrais «les raisons de la colonisation n'ont point changé, il est impérativement question de spolier ces peuples de leur souveraineté sur leurs ressources, ce qui permet de maintenir l'équilibre de forces dans les coulisses afin de fixer les prix des matières premières bien en dessous du standard nécessaire pour le préserver un certain niveau de vie [?] l'acquisition de la main d'œuvre du Tiers Monde par l'émigration forcée[...] génère une énorme valeur et par conséquent du profit..» écrit à juste titre l'économiste Ali Kadri dans son article «the recolonisation of Arab world». Il est digne de signaler à cet effet que l'équation qu'avait faite le célèbre sociologue algérien Abdelmalek Sayyad (1933-1998) dans son célèbre ouvrage intitulé «la double absence, des illusions de l'émigré aux souffrances de l'immigré» entre d'une part la colonisation et d'autre part l'immigration rentre parfaitement dans cette logique et demeure toujours d'actualité. Son œuvre qui représente du reste une référence universelle en matière des mouvements migratoires puisqu'elle met en exergue le rôle des oligarchies économiques occidentales dans le maintien du mythe migratoire dans l'esprit des populations nouvellement décolonisées d'alors, suscite encore aujourd'hui ce vieux débat sur la corrélation étroite entre libéralisme, inégalités sociales, misère, et émigration. En fait un simple regard en rétrospective dans l'histoire des sociétés du Sud en général et les celles d'Afrique en particulier nous permet d'affirmer en toute logique que ce fut cette Afrique-là qui, autrefois, a enduré les affres de l'esclavagisme, du colonialisme, du racisme et sui generis, c'est elle, aujourd'hui encore, qui se révolte contre les multinationales qui se cachent derrière une mondialisation inique à deux poids et deux mesures. Cette Afrique-là est prête actuellement à relever les défis, à assumer ses révolutions, à enclencher les processus de transition démocratique nonobstant toutes les difficultés. Mais pourquoi insiste-t-on sur cette révolution africaine que livrent les opprimés pour renverser les tyrans? La réponse coule de source: le printemps arabe est un printemps africain par excellence: la Tunisie, l'Égypte et la Libye ne sont-elles pas à la base des nations proprement africaines? Trois pays qui, d'ailleurs portent en communion les trois constantes nécessaires à toute union: la langue, la religion et le destin commun.

 Par ailleurs, aussi loin que l'on puisse remonter dans le temps, l'on trouve que l'africanité s'est forgé et consolidé par l'entremise de la tradition orale. Laquelle fut un apport à la fois enrichissant et vital à sa survie « qui dit tradition en histoire africaine, dit tradition orale, nulle tentative de pénétrer l'histoire et l'âme des peuples africains ne saurait être valable si elle ne s'appuie pas sur cet héritage de connaissances de tout ordre [...]. Cet héritage n'est pas encore perdu et repose dans la mémoire de la deuxième génération dire qu'ils sont la mémoire vivante de l'Afrique» écrit Cheikh Hampaté Ba (1900-1991) dans son célèbre ouvrage «la parole, mémoire vivante de l'Afrique». En ce sens, l'africanité est incontestablement mémoire, elle est également la transmission du patrimoine historique, culturel, civilisationnel et politique d'une génération à une autre.

A ce titre, l'Afrique n'a pas oublié et n'oublierait jamais ce passage à vide imposé de force durant presque quatre siècles de colonialisme abject, de déculturation destructive, d'esclavagisme barbare, de traite négrière, d'acculturation aliénante et de mépris aveugle. C'est pourquoi son souffle révolutionnaire ne cesse de s'y accrocher, s'y enraciner et pérenniser. Néanmoins, pour être efficaces, les révolutions doivent être spontanées et nées d'une profonde prise de conscience citoyenne.

Cela dit, il n'y a guère un modèle révolutionnaire imitable ou transposable d'un pays à l'autre ou d'un continent à l'autre, les expériences révolutionnaires réussies sont celles qui accordent crédit et espoir aux cris de la plèbe. Celle-ci est le thermomètre à travers lequel on pourrait mesurer la santé d'une nation du fait que c'est l'unique classe qui ressent les contrecoups et le poids des contingences socio-économiques. Dans cette perspective, la démocratisation des régimes politiques actuels en Afrique devrait passer inéluctablement par les peuples africains eux-mêmes sans être amenée à être l'objet des injonctions de la soldatesque de l'O.T.A.N juchée sur les chars, avions et blindés. C'est justement ce que l'on appelle en jargon diplomatique «le droit des peuples à l'autodétermination» En conséquence, les masses populaires ont pleinement le droit de regard sur leurs gouvernants. En ce sens, ce sont elles et elles seules qui vont surveiller et critiquer le type du processus de réformes politiques et de transition démocratique qui pourrait s'appliquer à leurs situations respectives. Certes, la démocratisation est un travail de longue haleine à l'intérieur même des régimes politiques concernés, n'empêche qu'ils sont corrompus, pourvu qu'ils soient déterminés à en finir avec les antécédents de leur passé dictatorial. La rupture en politique ne saurait s'organiser sans le concours obligatoire de la société civile, véritable colonne vertébrale de toute refondation ou restructuration sociale. Mais par-delà les différences linguistique, culturelle, politique et économique de l'Afrique, celle-ci ne pourrait-elle pas s'acheminer vers la mise sur pied d'une société civile à l'échelle continentale? En d'autres termes, Mama Africa a un long parcours devant elle. Elle doit primo se délester de ses tyrans, secundo s'organiser économiquement et politiquement par la consolidation de des sociétés civiles au niveau local, tertio, favoriser l'émigration légale et encourager l'insertion de sa jeunesse dans le circuit économique afin d'éviter le triste fléau de l'émigration clandestine qui fait perdre des vies humaines plus qu'il n'en rapporte. Et c'est à ce prix en dernier ressort que «Mama Africa» reste la propriété des seuls africains...

*Universitaire