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La crise systémique mondialisée et ses enseignements: Une opportunité pour (re) penser l'avenir local ?

par Kamel Behidji *

«La porte la mieux fermée est celle que l'on peut laisser ouverte» proverbe populaire

Il y a des moments où l'Histoire, par des accélérations aussi surprenantes que radicales, rappelle aux hommes leur aveuglement et leurs lâchetés passés tout en donnant des signes pour l'avenir. Les débuts du 3ème millénaire sont de ceux-là ! De l'attentat du World Trade Center à l'invasion de l'Irak en passant par l'Afghanistan; de la crise financière de 2008 à la pagaille de la dette US en 2011; du printemps arabe à la chute (ou le désarroi) des dictatures; de la médiacratie maffieuse type Murdoch à l'emballement démocratique du Web? Tous ces évènements (et bien d'autres plus ou moins importants mais dans tous les cas liés entre eux), créent des bouleversements tels que toute la configuration politique, économique et institutionnelle mondiale héritée des lendemains de la seconde guerre mondiale, déjà fortement ébranlée après la chute du mur de Berlin, s'en trouve aujourd'hui sérieusement remise en cause.

Ces bouleversements touchent de manière particulière les constructions idéologiques et intellectuelles dont ils remettent en cause «les certitudes» les plus fortes. Ils provoquent ce qu'on a appelé «une rupture épistémologique» c'est à dire la mise en évidence des limites pour ne pas dire l'obsolescence du (ou des) paradigmes à partir desquels ont été échafaudées ces constructions. Les réactions à ces bouleversements sont en général de deux sortes : l'enfermement ou bien l'ouverture idéologique et intellectuelle. Si l'enfermement mène souvent aux déviations et à la dégénérescence des idées à travers le conservatisme et l'exclusion, l'ouverture, plus difficile certes, prouve la fécondité de l'esprit humain par l'innovation et l'intégration. Loin de tout manichéisme, l'Histoire nous apprend que les hommes ont toujours réagi ainsi par instinct ou par raison mais que dans tous les cas, le pire était de ne rien faire ! Que nous enseignent ces bouleversements pour l'avenir ?

L'INCONTOURNABILITE DE L'ETAT-NATION

Le premier enseignement est que l'Etat-nation reste et pour longtemps encore, le creuset identitaire fondamental et le cadre juridico-institutionnel essentiel d'expression de la souveraineté des peuples. Comme on peut le constater à travers les problèmes que rencontrent les différentes institutions supranationales (ONU, Union Européenne, Ligue Arabe...) pour répondre collectivement à des défis essentiels pour l'avenir du monde dans son ensemble (dette, environnement, sécurité, corruption, drogue, conflits?), ni les dérégulations «douces » pilotées par les institutions internationales (FMI, BM, OMC) ni la brutalité du crédo néolibéral de confinement aux fonctions régaliennes n'ont réussi à réduire sensiblement et durablement l'importance de l'Etat-nation(1).

LA NODALITE DES RESSOURCES NON RENOUVELABLES

Le deuxième enseignement est que la souveraineté réelle des peuples dont les Etats-nations sont les dépositaires dépendra essentiellement des performances de l'économie réelle en général et de manière particulière de la disponibilité de ressources en eau, en énergie et en agriculture devenues par leur sensibilité, des éléments de cette souveraineté (2). Le changement climatique, la démographie galopante et l'épuisement à terme des réserves énergétiques fossiles sont autant d'arguments irréfutables qui montrent que ce sont là les véritables valeurs-refuge pour l'avenir des nations.

L'ETHIQUE DES INSTITUTIONS ET DES ELITES

Le troisième enseignement est que l'Etat-nation ne peut garantir la souveraineté dont il est dépositaire seulement si ses institutions publiques et privées ne sont pas légitimes et dirigées par des élites politiques, économiques et scientifiques légitimes, compétentes et socialement responsables. Les dérives éthiques et morales actuelles précisément des élites occidentales supposées «exemplaires» (corruption, égoïsme, arrogance et endogamie sociale?) et l'émergence d'un capitalisme «voyou» sont là pour souligner que le sens des responsabilités est autant important que la légitimité et la compétence prises intrinsèquement(3).

Qu'en est-il pour notre pays ?

La fièvre consumériste observable depuis la fin de la tragédie des années 90, compréhensible d'ailleurs si elle n'était encouragée par un laissez-faire sauvage, a porté des coups sérieux à un appareil productif déjà convalescent et a donné lieu à un gaspillage incompréhensible de ressources même s'il faut reconnaître que le plus gros des efforts a porté sur les investissements d'infrastructures et le volet social. Ceci étant, le moment n'est-il pas venu de prendre du recul, de faire un diagnostic sans complaisance sur la situation générale du pays et de s'efforcer de définir-collectivement- les solutions d'avenir les plus à même de convenir à notre situation et de sensibiliser et mobiliser la société, toute la société ?

LES LIBERTES COMME FORCE DE STABILITE

La première tâche est évidemment de conforter l'Etat-nation. Si la révolution de Novembre constitue encore le liant essentiel de cet Etat pour avoir été la première expression de l'insatiable désir de liberté des Algériens, la seule manière de le conforter durablement résidera dans la reconnaissance formelle, irréversible et protégée des libertés individuelle et collective dans toutes leurs dimensions politiques, culturelles et identitaires. En cela résidera dorénavant la force renouvelée et la pérennité réelle de l'Etat national algérien. C'est en toute logique cet Etat-nation conforté qui pourra mobiliser la société autour des grands défis auxquels va indubitablement être confronté le pays.

L'ECONOMIE DES RESSOURCES COMME GARANTIE DE DURABILITE

La deuxième tâche importante consiste à gérer les ressources de souveraineté (eau, énergie, alimentation) de manière économique même si cela exige des mesures radicales voire impopulaires sans exclure les incontournables subventions sectorielles et sociales. En plus de limiter le gaspillage, ces mesures permettront également de déterminer le plus justement possible les secteurs d'activité et les couches sociales bénéficiaires mais également les contributeurs. Elles permettront enfin d'orienter les efforts de la nation en matière d'investissement et d'innovation pour développer ces ressources et les activités dérivées. Toutes les données accessibles parlent en effet de ressources actuellement limitées, en partie non renouvelables (eau souterraine et énergie fossile) et économiquement mal gérées du fait d'une politique de subvention sans discernement au profit des secteurs économiques et sociaux induisant ainsi des gaspillages énormes sans favoriser l'investissement et la productivité. Ces données indiquent aussi que malgré des efforts substantiels de en matière de dépenses budgétaires, les potentialités, selon toute vraisemblance importantes, du pays (eau souterraine, dessalement, agriculture de montagne et saharienne, énergie solaire, pêche...) restent encore sous exploitées pour des raisons à la fois technologiques mais également décisionnelles (4).

LA CONFIANCE DES ELITES COMME FACTEUR DE PERFORMANCE

La troisième tâche et sans aucun doute la plus délicate concerne la réhabilitation institutionnelle, la reconnaissance sociétale et la responsabilisation sociale des élites politiques, économiques, intellectuelles et culturelles. Ce qui revient à rendre ouverts, transparents et concurrentiels tous les champs d'expressions des activités humaines dans un cadre convenu collectivement, organisé mais aussi et surtout institutionnalisé. A la différence des élites occidentales, les nos élites sont pour ainsi dire «naïves», collectivement «inconscientes» et faiblement structurées socialement du fait, entre autres, d'une émergence récente combinée à des séquelles d'aliénation coloniale et des rapports suspicieux avec les pouvoirs post-indépendance (5).

 Qu'est-ce-que le progrès économique et social si ce n'est la meilleure allocation possible des ressources disponibles en vue de favoriser la croissance et le développement de manière durable et souhaitée par la société. En somme, une vision globale et collectivement partagée construite par et pour une société ouverte sur son temps et conduite par un Etat-nation fort de ses institutions publiques et privées peuplées d'élites compétentes et responsables comptables devant cette même société dont ils tirent leur légitimité. Une feuille de route «plancher» qui transcende les statuts sociaux, les sensibilités idéologiques et les ambitions politiques actuelles et à venir.

* Enseignant-chercheur

Notes bibliographiques :        

1-J.M.Siroën: L'Etat-nation survivra-t-il à la mondialisation, Université Paris Dauphine 2006

2-Banque Mondiale : Prix alimentaires, la menace permanente, rapport B.M. 2011

3-E. Todd : Après l'empire, Gallimard 2002

4-Données Algérie consultables en ligne : Ministères des ressources en eau, de l'énergie & des mines, de l'agriculture, de la pêche, profil pays CIHAEM, profil pays Perspectives Economiques en Afrique 2011

5- Sur les élites en Algérie : Au fil de la crise (A.Kenz OPU 1990), le cheikh & le patron (A. Henni) OPU 1992, Elections & élites en Algérie (R.Tlemçani Chihab 2003), Algérie, l'Etat & les élites (N.Djabi Chihab 2008)