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Le chant révolutionnaire et la valse des empereurs

par Kamal Guerroua

«Le monde est un endroit magnifique pour lequel il vaut la peine de se battre».Ernest Hemingway, écrivain américain (1899-1961) in «pour qui sonne le glas»

Ce ne sont plus des balivernes ni encore moins des sornettes que l'on débite à longueur d'onde: l'ère des nouveaux empereurs est à jamais enterrée. La tragi-comédie des despotes arabes est bel et bien une réalité plus que tangible dans la mesure où elle a démenti toutes les évidences rétives à l'usure des temps. Ainsi, le résultat en est fort voyant: les autocrates ont la chair de poule et s'ingénient en tactiques diaboliques afin de pérenniser sur le trône. Trêve de plaisanterie: les masses populaires arabes en ont marre et veulent s'en défaire à tout jamais de cette horde d'incompétents et de corrompus qui les oblige aussi bien à la régression qu'à la soumission. Alors qu'elles exultent et s'extasient des suites de coups d'éclats réussis de leurs insurrections, les tyrannies, quant à elles, s'obstinent à se personnifier en terribles rabat-joies mais heureusement se froissent et se fracassent telles des châteaux de cartes sur des sables mouvants. Autant en emporte le vent!! Finis les temps bénis où les oligarques s'en donnent à cœur joie de cadenasser leurs sociétés par la camisole du silence et la chanson de démagogie car les révolutions sont en marche et plus personne ne puisse les arrêter ni ici, ni ailleurs, ni en Orient ni en Occident.

Pris en flagrant délit d'usurpation de volonté populaire, les dictateurs n'ont qu'à se rendre à la sentence de l'histoire lovée dans ce petit mot chétif «dégage!!» qui vient d'étoffer le glossaire, combien déjà riche, de l'escarcelle des inventions lexicales, exagérément sensationnelles dont s'est enrichi la société arabe ces derniers temps. Outre les sempiternels «Hogra» et «Harraga», s'y agrègent des vocables forts en significations tels que: «mort aux tyrans», «à bas la dictature» et «vive la démocratie». Celle-ci dirait le philosophe français «Stéphane Hessel», auteur du fameux pamphlet «indignez-vous», est la seule voie qui saurait garantir le bonheur des nations. Du coup, on assiste, comme par un véritable enchantement, à l'émergence de deux mondes parallèles dans l'univers arabo-musulman qui ne vont apparemment pas se rencontrer à moins qu'il y ait un tiers cosmos, avec ses charmes discrets et secrets captivants que l'on appelle à juste raison: «démocratie». Rien à dire ni à médire, l'histoire n'est guère oublieuse, elle retiendrait à perpétuité dans ses fastes et crevasses, la défaite de la bêtise humaine en cette terre arabo-musulmane trop longtemps laissée en jachère par des politiques manipulateurs, démagogues et par-dessus le marché, bohémiens, surtout quand il s'agit de défendre les propres intérêts de leurs pays sur le plan international. Bien plus, l'histoire est une affaire sérieuse qui prête moins à confusion du fait qu'elle ne saurait pardonner aux vampires des peuples leurs maladresses fatales. En ce sens, elle trace de but en blanc et à chaque fois que les élites dirigeantes «maniaco-despotiques» envahissent les frontières du bon sens, une ligne de démarcation entre leur passé sulfureux et leur présent pitoyable. Une manière, pour elle, de distinguer la bonne graine de l'ivraie.

En termes plus compréhensibles, l'histoire est, toutes proportions gardées, un sévère procès contre toutes les abjections humaines dont la soif du pouvoir à tout prix en constitue irrémédiablement le summum. S'ensuit cette question à la fois préoccupante et taraudante de l'origine de l'autoritarisme, ses ressorts psychologiques et ses bases morales à laquelle nombre d'analystes se sont échinés à éclaircir les tenants et aboutissants: Naît-on dictateur ou le devient-on? Existe-t-il réellement aux temps modernes, d'un côté, des sages despotes à l'image du grand «Alphonse X» (1252-1284), Roi d'Espagne mécène tout autant qu'artiste à ses heures et de l'autre côté des sanguinaires empereurs, comparables à «Ivan le terrible» (1530-1580), Roi de Russie qui a fait de l'absolutisme son cheval de bataille en réprimant toute velléité d'indépendance de ses sujets ou que tout cela n'est uniment qu'une pure vue d'esprit qui jure avec notre vécu d'aujourd'hui? D'aucuns analysent le fait despotique sous le rapport quasi-étroit de: «espace-temps», faisant ainsi table rase de toutes les considérations psychosociales environnantes.

Mais concrètement, en combien de temps un autocrate atteindrait-il le paroxysme de la tyrannie et se permettrait-il d'affirmer qu'il est le vrai détenteur du statut suprême de vénérabilité absolue, de prophétie accomplie et de divinisation avancée de la part de ses citoyens? Le sociologue allemand «Max Weber» (1864-1920) parle dans ce contexte du concept de «la puissance charismatique du chef», c'est-à-dire que le facteur principal susceptible de mener tout droit à la tyrannie est le pouvoir de fascination que pourraient exercer le passé glorieux, l'appartenance dynastique, les attributs rhétoriques et les prouesses militaires du chef sur les tréfonds de conscience de son milieu plébéien. On ne peut s'empêcher cependant de penser que le quasi effacement des traces de vœux populaires dans l'esprit du despote s'explique en grande partie par une absence de «pédagogisation sociale». Cela voudrait dire qu'aussi loin que l'on puisse remonter dans les temps, la culture politique forme l'arsenal pédagogico-éducatif élémentaire des nations sujettes à des remous sociaux. En Grèce antique, l'empereur «Périclès» qui régna au V siècle a-C, avait rectifié la marche de sa société grâce à l'encouragement du savoir, n'empêche qu'il est en même temps le maître incontesté d'un gouvernement autoritaire qui avait refréné l'épanouissement de toute opposition politique. Cette solution médiane entre autoritarisme répressif et despotisme éclairé est catégoriquement rejetée par les régimes arabes. On est, sans exagération aucune, dans une phase de représentation manichéenne du fait social et du phénomène politique par aussi bien la base que le sommet social car il paraît nettement que les despotes s'imposent souvent par la puissance et la force et non par le projet et l'alternative. Il n'en faut pas moins à un dictateur en déclin pour valoriser et réactiver à son compte les attributs spécifiques au pouvoir politique qui sont «le monopole de la coercition légitime» et l'accaparement de la souveraineté populaire pour asseoir éternellement son règne. Ainsi, le Roi Soleil, «Louis XIV» aurait affirmé, il y a belle lurette: «L'État, c'est moi», et cela fut bien avant les prémices de la révolution des trois glorieuses du juillet 1830. Le plus souvent, le despote s'efforce à faire refléter de lui, une image angélique presque divine dans toutes les consciences, «Napoléon Bonaparte» aurait, lui aussi, été atteint du narcissisme secondaire pour emprunter un terme purement psychologique d'autant plus qu'il a détourné le fleuve de la révolution de 1789 afin de plonger toute la France dans les ères les plus ténébreuses de l'Empire. En temps modernes et contemporains, tout donne à penser que l'intelligence des dictateurs a un train de vitesse par rapport au passé. Plus tactiques, Hitler et Mussolini ont choisi la voie de la démocratie afin de distiller les virus du Nazisme et du Fascisme. A contrario, Salazar, Franco, Castro, Pinochet, Tito, Peron et Ceauseco, eux, ils ont préféré la violence à la conciliation même si, à un degré moindre, la femme d'État argentine «Eva Peron» a subjugué son peuple par son éloquence et son charisme qui ont effacé les blessures de la junte militaire, rodée en pronunciamiento et coups de force. Le cubain «Castro» était très dur. En revanche, il s'est construit, non sans dextérité et doigté politique, tout un cosmos mythique grâce au plus révolutionnaire des hommes dans la période de l'après seconde guerre mondiale, l'argentin «Ernesto Guevara» surnommé «le Che». Néanmoins, la stratégie d'exportation et d'internationalisation de la révolution et de l'idéal humaniste, empruntée au dissident soviétique «Trotsky», a séparé le parcours exceptionnel de ces deux hommes atypiques. En Afrique, la dictature a eu pour cadre et panorama: la tribu, le clan, l'entourage et la garde rapprochée du dictateur. Le cas de l'oligarque ivoirien «Laurent Gbagbou» n'y déroge pas. Parfois, la dictature prend les allures de guerre inter-ethnique sur fond politique à l'instar du fameux conflit ayant opposé au Rwanda les Hutu au pouvoir et les Tutsi au tout début des années 90. L'essentiel, c'est le plus grand contresens que l'on puisse faire sur la dictature que d'y voir une sorte de délivrance ou de panacée salutaire, l'allégorie à laquelle le grand écrivain algérien, nobélisable «Mohamed Dib» a fait référence dans son roman iconoclaste «Dieu en Barbarie» est fort instructive car la tribu, la déification et l'orgueil sont le propre du dictateur.

Mais pourquoi en arriver là? Est-ce la faute des peuples, la revanche du destin ou la manipulation des dictateurs? A proprement parler, ce succinct synopsis n'est guère fortuit puisqu'il nous permet de dire que la dictature est en fait universelle. Tout juste conviendrait-on de conclure que dès qu'il y a un être en chair et en os qui règne sur une collectivité humaine donnée, les failles commencent à apparaître et la forfaiture morale est plus que probable s'il n'y avait pas ce que le philosophe français Proudhon(1809-1865) appelle à juste raison «l'équilibre des contraires» entre l'avers qu'est «la démocratie» et le revers qu'est «la dictature». Autrement dit, le flair despotique trouverait les racines de son embouchure dans la récupération machiavélique des causes communes par les dirigeants politiques afin de les exploiter en fin de compte pour des intérêts proprement privés. Dans le monde arabe, ce leitmotiv est récurrent: après la malédiction du pétrole qui a magnétisé à jamais les convoitises occidentales s'est adjointe celle de la dictature qui a assoupi les couches populaires. Les deux maux: pétrole et despotisme ont en fait un triple tranchant: économique, politique et social dont la seule et unique consonance dans la partition musicale se résume en deux principes: l'amour du pouvoir et la sublimation de la puissance. En conséquence, les peurs sont tapies dans les consciences et la vague du despotisme l'emporte sur le besoin de démocratisation. Néanmoins, la vulgate révolutionnaire a fait un travail gigantesque de déstructuration de l'ignorance puisque les idéologies ont des frontières poreuses et les sans-voix ainsi que les sans-droits ont esquissé une mue sociale phénoménale en se délestant des œillères qui les hantent. Il va de soi que pendant très longtemps, les régimes politiques arabes ont fixé les normes à ne pas dépasser en se référant à une équation très simple et taillée sur mesure: prospérité économique signifie dictature politique « durant des générations entières, les populations arabes ont troqué leur liberté politique contre la protection économique. Elles ne se sont révoltées que lorsque le marché conclu a prouvé ses limites et le système des subsides ainsi que les promesses d'égalité faites par les autocrates se sont avérés être un échec cuisant »(1). En ce sens, le rêve de développement a tué dans l'œuf le désir d'émancipation des masses des chaînes du despotisme. C'est dire que le sésame curatif de la révolution a machiavéliquement été contourné par la grue de l'ascension économique des couches sociales les plus touchées par les affres de la pauvreté. S'y agglutine par la suite, un autre élément-clé, non moins important, la religion «cet opium des peuples» comme dirait «Karl Marx». Les dictateurs arabes ont su s'en servir à bon escient dans la mesure où ils l'ont manipulée et exploitée dans le sens qui consolide leur mainmise sur les appareils d'État.

Les exemples syrien et irakien sont des cas d'école en la matière car les régimes des deux pays respectifs sont orfèvres dans le double jeu qui caractérise la boite de Pandore «religieuse». Pouvoirs laïcisant à outrance, ils ont fait en sorte que les minorités non-arabes soient exclues de la scène politique. Ainsi les Kurdes dont était issu le grand Saladin(1138-1193) se sont vus massacrés des décennies durant et en toute impunité par les sbires de Saddam, avec la complicité des occidentaux qui pourtant, prétendent être les dépositaires exclusifs du legs des droits de la personne humaine. Ironie de l'histoire, Saddam a rendu un grand hommage, digne de la plus vile des lâchetés à celui qui a reconquis Jérusalem durant la période des croisades!! Et pourtant, pareil à ce dernier, Saddam est d'obédience sunnite et né à la ville de «Takrit». De plus, il a calqué toutes ses stratégies militaires, essayé de réincarner son mythe et d'imiter son humanisme légendaire en libérant et soignant les prisonniers de guerre du camp adverse. Rappelons ici que la création de «la Croix Rouge» dont l'Occident s'enorgueillit en l'attribuant au suisse «Henri Dunant», témoin oculaire de la boucherie de la bataille de «Solferino», ayant opposé en 1859 l'Autriche et la France est un contresens historique puisque, à bien y regarder, l'humanisme ne fut guère occidental et ne date pas d'Érasme ou de Dunant, mais de l'époque de Saladin.

Sur un autre chapitre, la création du Baasisme au Moyen Orient, plus précisément en Syrie et Irak fut l'œuvre des chrétiens minoritaires représentés par les deux intellectuels hors pair: Michel Aflak et Salah Eddine el Bitar. Le souvenir de la tragédie des chrétiens d'Orient persécutés par des islamistes fanatiques et sauvés en dernière minute en 1860 par «l'Emir Abdelkader» n'est guère étrangère à l'insémination de l'idée du nationalisme arabe. Le choix de Damas comme capitale de cette idéologie en est fort significatif car la dynastie Ommeyade qui aurait régné pendant 90 ans (661-750) sur les terres d'Islam a favorisé la race arabe au détriment des autres ethnies non arabes. Ce qui a d'ailleurs précipité son déclin en faveur de la dynastie rivale des «Abassides» de Baghdad qui a emprunté le sens inverse. Ce rappel historique nous permet non seulement de comprendre à titre d'exemple les dessous de ce sempiternel conflit entre la Syrie d'Al-Assad et l'Irak de Saddam mais aussi et surtout cette liaison contre-nature entre le régime actuel de Bachar Al-Assad et la caste théoligico-islamiste de Téhéran. Relation essentiellement basée sur la dimension religieuse des deux régimes puisque les 12% d'Alaouites syriens font partie de la grande famille chiite du Moyen Orient. Comble d'ironie, l'axe idéologique du Baasisme a tactiquement été sacrifié sur l'autel de la religion dans la mesure où la dictature sunnite du voisin irakien est fortement décriée par Damas «il faut comprendre que la dictature a besoin de la religion, de cette interprétation de la religion parce que la religion n'a pas donné que les Wahhabites, elle a aussi donné des gens comme Hassan Nasrallah, et dans une certaine mesure aussi, la situation révolutionnaire en Iran»(2).

A dire vrai, les contradictions au Moyen Orient sont plus que criantes car, enjeu stratégique des puissances occidentales, cette région du monde, terre de religions monothéistes de surcroît, est en proie à tous les marchandages et spéculations. L'exploitation de la rente énergétique saoudienne par les caciques du Damas en est la preuve. Dépourvue de ressources naturelles à même de satisfaire une demande sociale de plus en plus grandissante, le régime syrien aurait exploité à son bénéfice le conflit palestinien, la question de l'occupation des territoires arabes et la non-rétrocession du plateau du Golan colonisé en 1967 par l'ennemi sioniste pour simuler auprès de son peuple, une soi-disant résistance face aux puissances impérialistes incarnées en la circonstance par les États unis et Israël alors que concrètement parlant, ce n'est qu'un mensonge supplémentaire à ajouter au hit-parade de ses déconfitures. Car, militairement impuissant et politiquent dans le collimateur de l'Oncle Sam, le pouvoir en Syrie ne fait que de la propagande pour le compte de «Hizbollah» libanais, allié stratégique de Téhéran. Que veulent les arabes? S'est interrogé, il y a quelque temps, l'iranien «Freyedon Hoveyda».

A suivre

Notes :

(1)Fouad Adjami, The road to serfdom and the arab world revolt, Wall Street Journal, 08 /07/2011

(2) Voir l'entretien de l'écrivain égyptien, Alâa Aswani, «J'aime mes personnages» El-Watan, 11/01/2007