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En plein dans le vide

par Youcef Benzatat

L'homme étant apparu au monde dans un vide absolu, il lui a fallu maîtriser le langage, au fur et à mesure de son hominisation, pour qu'il puisse le remplir progressivement de significations et de sens jusqu'à sa saturation avec l'avènement du monothéisme et la cristallisation de celui-ci par son parachèvement dans l'Islam, en tant que clôture de la «révélation surnaturelle» de la vérité.

S'installe alors la peur du vide, qui sera portée à son paroxysme aussi bien chez les uns que chez les autres, au fur et à mesure que s'installe le conflit autour de l'appropriation de la légitimation de la triple expression de cette fiction commune de la « vérité surnaturelle » qu'est la vérité judéo-chrétienne et musulmane. Les musulmans la portent à son paroxysme. L'univers entier sera délimité dans une configuration diégétique close. L'homme et la société seront déterminés définitivement et éternellement selon les dogmes et les canons énoncés dans le Coran. On peut ramener ce déterminisme à cette expression essentielle : Dieu est Omniscient et Omnipotent, il est le Puissant, le Savant, à lui appartiennent la puissance et le savoir absolu. Il connaît toute chose.

 Rien n'échappe à sa connaissance et à son pouvoir. Le Coran est le miracle par lequel s'expriment son pouvoir et son savoir. Il est la matérialisation de son savoir absolu sur sa création. Seulement, il n'est pas accessible à l'homme dans sa totalité et son étendue. Il est composé d'une version cachée, « Batin » qu'il n'appartient pas à l'homme de connaître. Car, l'homme ne peut égaler Dieu par le savoir. Ce niveau supérieur lui reste donc inaccessible. L'homme doit donc, composer avec le premier niveau de sens, le « Zahir », qui lui est accessible, et avec lequel il doit composer son existence.

A partir de ce moment-là, il n'y a plus de zone d'ombre possible à désenfouir. Tout est déjà prédéterminé dans la révélation. Ainsi, le vide sera définitivement banni des représentations musulmanes.

 Chez nos voisins européens l'expression qui sera consacrée à la critique de la pensée mythologique est « La nature a horreur du vide ». Ainsi, se résume le fondement principal de la révolution moderne occidentale énoncée à travers la philosophie des Lumières : la réhabilitation du vide, autrement, l'ouverture de l'esprit au possible. C'était comme une sorte de perforation du plein que représente la vérité surnaturelle définie dans les révélations monothéistes.     Dès lors, le plein devient le représentant de la nature, pendant que le vide sera le réceptacle de la culture, qu'il appartient à l'homme de remplir et que se donne la modernité comme tache à accomplir. La vérité devient donc une construction sociale, dont seul l'homme est responsable sur la nature de son statut. Les conséquences de ce développement spectaculaire de la pensée eurent des répercussions sur tous les aspects de la civilisation, et particulièrement sur le savoir, notamment sur la philosophie. Hegel élabora dans ce domaine de la pensée une philosophie ethnocentriste de l'histoire, qui marginalisa radicalement le reste de l'humanité dans un domaine que l'on peut qualifier de «néo-vide». Un monde constitué de cultures «archaïques» organisées autour de vérités surnaturelles, vides de culture rationnelle et positive et, donc, dépourvu d'autonomies par rapport à la nature. Le vide ainsi dégagé par la pensée chez les Européens et qui allait leur servir de réceptacle pour accueillir leur nouveau monde devenu possible à l'aide de cette conception de la culture ne tarda pas à se remplir à son tour, au fur et à mesure que la modernité se développa, en dessinant une configuration culturelle ethnocentrique, qui se referma sur elle-même dans un plein absolu, que l'on peut qualifier de « néo-plein ».

 Cette conception du vide et du plein, du « néo-vide » et du « néo-plein », fut le prétexte idéologique qui fera déferler les armées du monde européen sur le reste du monde, appelé en la circonstance « l'Orient ». Mais l'histoire nous a plutôt instruit sur le fait que le principal mobile de cette déferlante fut évidemment le pillage des richesses de ce monde « néo-vide » par celui « néo-plein ». Cette errance des sociétés européennes sera identifiée et nommée une colonisation. Le cinéaste Lakhdar Hamina en fera une démonstration magistrale, dans son film Le Vent des Aurès. Dans ce film une femme part à la recherche de son fils enlevé par les soldats du camp « néo-plein », en proposant à ceux-ci de leur donner une poule pour qu'ils puissent au besoin remplir leur ventre quand celui-ci sera vide, contre la restitution de son fils.

Remarque, on peut très bien inverser ces néologismes et obtenir une construction représentative inversée aussi cohérente. On pourra considérer d'un point de vue « orientale » et particulièrement musulman, que l'Europe depuis qu'elle a tourné le dos à la foi, en ( ayant restreint celle-ci à la vie privée), elle s'est plongée d'elle-même dans un vide, équivalant au « néo-vide » qu'elle attribue à l'Orient, bien évidemment selon des critères relatifs et inversés par rapport à la foi.

 En même temps, pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, les Juifs s'approprièrent de ces développements historiques et s'organisèrent autour du mouvement que l'on appellera « Sionisme ». Leur projet se résumera à créer un État avant la nation et à trouver un espace pour le concrétiser. Avec la Palestine, c'était tout trouvé. La devise sera « une terre sans peuple, pour un peuple sans terre ». Les Européens trouveront ça tout à fait légitime de voir s'établir les juifs dans un espace « néo-vide ». Ils profitèrent à cette occasion pour se défaire de leur « indu », l'usage de ce terme est emprunté à notre confrère Chawki Amari qui l'a si bien utilisé dans sa chronique « Point Zero » . Cette solidarité va s'avérer tout à fait naturelle, du fait que leur « néo-plein » est une construction déconstruction du plein commun, le Judéo-Christianisme, dont l'indu » y sera, d'ailleurs intégré à l'occasion, et sera considéré évidemment comme le vis-à-vis naturel du plein Palestinien musulman devenu du coup « néo-vide ». Ce sera aussi l'occasion pour eux de se laver la conscience des souillures occasionnées pendant la formation de leur « néo-plein » à son moment critique, à travers leur action génocidaire, avec son lot de crimes contre l'humanité perpétrés contre ce peuple « indu ». Ainsi, ils n'auront pas trop à « ressasser » ce passé dans un rituel permanent de repentance, mais seulement, dans un rythme périodique et symbolique, afin que le vide du souvenir ne puisse s'installer dans la mémoire collective, et de risquer de fragiliser cette solidarité. Il est à remarquer que le statut du « ressassement » du souvenir pour la mémoire collective de l'« indu » diffère radicalement de celui de son homologue le « néo-vide ». Quoique les caractéristiques communes de ces deux statuts n'en fussent pas très éloignées.

Les chambres à gaz utilisés contre les «indus » sont une modernisation technologique de l'idée de leur ancêtre les enfumades, dans les grottes des espaces « néo-vides ». La liste des caractéristiques est longue et l'on peut citer les étouffoirs, la torture physique et psychologique, voire les tentatives ethnocidaires, ainsi de suite. On peut conclure que le « ressassement du passé » est une caractéristique du « néo-plein » qui ne peut s'appliquer à l'endroit du « néo-vide ». On peut très bien comprendre dans ces conditions, la logique de M. Alain Juppé.

L'État d'Israel, nouvellement créé, réconforté dans son idée d'être entouré de vastes territoires « néo-vides », par des convictions profondes d'être non justiciable sur le plan du droit international et protégé par des solidarités infaillibles, l'emmena au passage à l'acte, à travers la tentation expansionniste, reconsidérant l'étendue de son territoire et le tracé de ses frontières pour dessiner leur futur contour dans la perspective du projet mythologique «Le Grand Israel». La Palestine en est actuellement entièrement engloutie, ainsi que le Golan syrien, quelques îles dans le Golf persique ainsi que quelques parcelles de terre dans le sud Liban, et l'expansion continuera tant qu'il y aura des espaces « néo-vides » à occuper.

 Mais à y regarder de près tout n'est pas aussi tranché qu'un noir sur blanc. A l'image de l'art Suprématiste, avec l'œuvre du peintre Malevitch Carré blanc sur fond blanc. En observant de plus près l'œuvre, on constate que le carré blanc n'est pas si blanc que ça, et sa forme géométrique n'est pas si carrée que ça, non plus. Ceci nous laisse le loisir d'envisager de découvrir, qu'une observation de plus près des espaces ainsi définis en matière de plein et de vide, de « néo-plein » et de « néo-vide », n'est qu'une illusion accommodante à notre « habitus », dans le sens défini par Pierre Bourdieu. C'est-à-dire de vouloir toujours conserver les choses dans leur état, afin de nous épargner l'effort de réadaptation à la déconstruction reconstruction qui en découle d'une nouvelle et potentielle disposition de ces espaces dans leur propre dynamique.

 En matière de vide, dès ses origines, l'Islam s'est manifestée par la pluralité des formes dans son expression. Cette situation inspira Hichem Djaït à écrire un chef-d'œuvre dans le genre, intitulé La grande discorde, celle qui opposa les partisans de Mu'âwiya à ceux d'Ali autour de la question du pouvoir. Celle-ci continue à ce jour à semer dans nos sociétés arabo-islamiques l'épreuve du conflit destructeur autour de questions de plein et de vide et dont l'objectif inavoué est la course au pouvoir pour enfin disposer d'une manière non équitablement partagée de la rente pétrolière, et de disposer de leurs sujets d'une manière totalitaire.

 Le plein ainsi défini fut déjà troué aux environs de cette époque par les Mu'tazilites qui historisèrent le Coran, et réussiront à le démythologiser dix siècles avant que la pensée des Lumières ne le fasse. Le plein en prend un grand coup de vide dans sa conception, car, dans ce cas, tous les possibles reprennent leur droit.

L'art de l'arabesque, examiné d'un point de vue archéologique, nous révélera l'antériorité de l'idée de l'art hyperréaliste contemporain, qui s'exprimera à travers les recherches de l'art technologique cinématographique expérimental. Celui-ci sera largement influencé dès la fin du XIXe siècle par la théorie philosophique d'Henri Bergson dans le chapitre « les mécanismes cinématographiques de la pensée » de son œuvre L'évolution créatrice. Cette théorie se résume à la comparaison du fonctionnement de la pensée avec le processus de reconstitution mécanique cinématographique de l'illusion du mouvement. La reconstitution mécanique cinématographique de l'illusion du mouvement se fait avec vingt-quatre images à la seconde. Plus précisément en douze images et douze noirs qui permettront à l'aide de la croix de Malte le défilement de la pellicule en restituant l'illusion du mouvement en continu qui est dans la réalité discontinue et reconstituée de douze photogrammes impressionnés fixes et douze noirs. La comparaison d'Henri Bergson consiste à rapporter le noir cinématographique au vide dans la pensée, et comparer la discontinuité du mouvement à la discontinuité de la pensée. La discontinuité dans la pensée philosophique n'est pas nouvelle pour autant, déjà les Grecs Zénon d'Élée et Parménide en avaient ébauché les contours en leur temps. La question de la discontinuité aura des conséquences directes sur la définition de concepts tels que le temps, l'espace, et pratiquement sur toutes les catégories du réel. En interprétant l'espace et le temps en matière d'infini, et le mouvement en terme discontinu, le « plein » mythologique devient de ce fait une passoire et ne pourra résister à la charge de la pensée, où le vide reprend tous ses droits. L'une des œuvres significatives de ce courant esthétique The Flicker du cinéaste Peter Kubelka, ayant filmé la neige qui apparaît sur l'écran de télévision lorsque l'on débranche l'antenne, projetée sur un écran, nous dévoile après un long moment de vision un jeu de valeurs, exactement comme, lorsque l'on regarde pendant un long moment une arabesque de l'art islamique. Les valeurs en question ne sont pas en réalité disposée dans l'œuvre elle-même, ils apparaissent en fait dans l'imagination du spectateur. La conséquence théorique de l'esthétique hyperréaliste consistera donc à considérer l'art non plus en termes de Beau, mais plutôt en matière de prothèse, capable de doter nos sens d'une extension, leur permettant de mieux percevoir le réel et même d'en créer de nouvelles formes. L'arabesque n'a pu bénéficier d'un environnement culturel favorable pour développer un langage esthétique révolutionnaire, l'idée de structure du plein dans l'imaginaire collectif ne le permettait point. Il n'y avait aucune potentialité de vide pour qu'un possible révolutionnaire puisse venir s'y manifester.

 L'art hyperréaliste provoque de la résistance partout où l'imaginaire est structuré autour du plein. Le concept de Pierre Bourdieu, « l'habitus » nous sera d'un grand secours pour la compréhension des raisons qui empêchent le partisan du plein de persévérer à regarder l'œuvre suffisamment longtemps.

Car, les valeurs habituelles sur les quelles son univers est construit se mettent progressivement à se déconstruire dans son imagination au fur et à mesure de la vision de l'œuvre, par le conflit de ceux-ci avec les nouvelles valeurs esthétiques qui viennent se nicher dans le vide de la pensée. Cette situation lui procure une sensation de malaise due au risque de voire s'effondrer le monde qui lui procure suprématie et domination sur son environnement naturel, le poussant ainsi, brutalement vers la sortie de la salle de projection, du musée d'exposition ou l'espace de l'installation, ou de tout autres supports. Le temps passé à regarder l'œuvre hyperréaliste avant de quitter brutalement la salle détermine en général le degré de « frustration » et de « résistance » devant le risque de perte de ses privilèges dû à son rang social et de ses pouvoirs politiques et Néo-Patriarcales en général. Ne laisser le plein se distraire d'aucune tentation d'intrusion du vide, comme le souligne le philosophe François Lyotard à travers sa critique de l'intrusion de l'occurrence dans le discours, qui n'est pas en général la bienvenue lorsque celui-ci est menacé dans sa totalité.

J'ai essayé à travers cette alchimie du vide et du plein, du « néo-vide » et du « néo-plein », d'exprimer quelque chose qui serait de l'ordre de la terreur, au sens où on peut rapporter ce mot à tout sentiment que l'homme éprouve en face d'une totalité pleine et imperméable à tout ce qui représente pour elle un ordre inconnu ou menaçant pour sa position hégémonique et privilégiée. C'est en ce sens que l'on peut concevoir le trait commun de la terreur propre à la relation à l'autre dans le cadre de la nature religieuse de l'altérité, et celui de la terreur qui régit profondément les idéologies nationalistes et ethnocentristes néo-coloniales. Dans la mesure où le fondamentalisme religieux comme le néo-colonialisme ou le nationalisme néo-patriarcal présentent une triangulaire de terreur qui ne laisse aucun vide possible où puissent venir s'inscrire les rêves de la jeunesse arabe sortie manifester contre trop-plein, dans lequel ils se sentaient étouffés et noyés. Projetant le printemps arabe dans une impasse, ou ni la destitution des polices politiques, ni la lutte contre la corruption, ni l'installation de « démocratures », ( terme inventé par un mouvement marginal danois pour illustrer la démocratie initiée par l'OTAN, sous forme de démocraties de façades à coups de bombes à uranium appauvri), n'aurons d'impacte significatif sur la sortie de crise.

 C'est une illusion très naïve, de la part de ceux qui adhèrent à des discours de compromis, dans la perspective d'exorciser ce qui, chez l'autre, induit cette terreur. Or, ce, qui induit cette terreur, est précisément le vide qui y a été préalablement projeté, c'est-à-dire sa néantisation, son évidement de toute sa substance voire de toute son humanité. C'est pour cela que cet exorcisme n'a pas de fin, qu'il est sans fin, qu'il alimente indéfiniment la terreur et la persécution qui en découle.

Ce qui mobilise aujourd'hui le néo-colonialisme dans sa stratégie de gestion du printemps arabe, c'est encore une forme de pensée totalitaire. Que l'on peut discerner les fondements à l'œuvre dans l'historicisme de la philosophie d'Hegel lorsqu'il s'agit de concevoir le lieu d'aboutissement, de parachèvement de l'évolution de l'esprit, dans la pensée occidentale, en tant qu'espace « néo plein ». On pourrait également la voir aujourd'hui à l'œuvre dans la tentative de suprématie de l'idéologie néo-libérale, qui se traduit par l'impérialisme économique, politique et financier où l'Occident tente de préserver les privilèges acquis.

 Mais si on continue le raisonnement dans ce sens, alors cela voudrait dire que ce qui mobilise les stratégies néo-coloniales, néo-patriarcales et celles fondamentalistes religieuses c'est la démobilisation de l'opposition et son manque de détermination à affronter la totalité dans toutes ses manifestations : religieuses, néo-patriarcales et néo-coloniales.