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Un brin de folie pour: la fête de l'indépendance

par Abed Charef

Chaleur, discours, pagaille : le 5 juillet n'a pas dérogé à la règle des fêtes algériennes.

Le premier est resté tranquillement chez lui en ce jour anniversaire du 5 juillet. Il a eu juste un moment de souvenir, se rappelant quelques compagnons qui ne sont plus là. Il a été un peu ému, mais sans plus.

 Il n'a pas eu l'énergie nécessaire pour aller aux commémorations et rencontres où les mêmes personnages prononcent le même discours fatigué depuis des années.

Au fond de lui, il a même envie de fuir ces cérémonies éculées où des personnages à la voix usée tentent maladroitement d'émouvoir un auditoire abruti par la fatigue et la chaleur. Non, il n'avait pas envie d'aller à ces rencontres où on évoque les mêmes histoires à propos des mêmes compagnons disparus, avec le vague sentiment de leur rendre hommage. Il avoue qu'il aurait aimé trouver une autre manière d'évoquer ce pan de l'histoire, mais la bureaucratie n'a guère d'imagination : elle ne sait que se répéter, et les cérémonies sont inévitablement les mêmes.

 Peut-être évitait-il aussi ces rencontres pour ne pas avoir, chaque année, à chercher qui manquait à l'appel, soit parce qu'il ne pouvait plus sortir, soit parce qu'il était parti. Les autres, ceux qui peuplaient ces rencontres commémoratives, ressemblaient de plus en plus à leur propre caricature, celle d'ex-combattants qui se racontent pour la millième fois.

 Le second a parcouru près de six cents kilomètres pour aller dans un coin perdu déposer une gerbe de fleurs là où un fait, supposé historique, a eu lieu il y a plus d'un demi-siècle. Sous une chaleur écrasante, au milieu d'enfants qui se faufilaient entre les adultes, de membres de la famille révolutionnaire qui se bousculaient pour être au premier rang, et de responsables locaux qui tentaient de faire bonne figure en affichant une mine grave, il a parlé, répondu aux questions, et a même ému une partie de l'assistance en racontant la mort d'un compagnon.

 Pour lui, ces commémorations font partie de l'œuvre commencée il y a un demi-siècle. Des hommes sont morts, de manière héroïque, parfois dans l'anonymat d'une embuscade en pleine montagne, au détour d'une piste, ou fauchés par une bombe. D'autres, blessés, ont agonisé de longues heures, en perdant leur sang, sans secours ni même l'assistance d'un croyant qui leur réciterait la chahada. Ces hommes là seront reconnaissants, dit-il, tant qu'on parlera d'eux, de ce qu'ils ont fait ou de ce qu'ils voulaient faire.

 A la fin de la journée, harassé, l'homme sent enfin le poids de l'âge. Exténué, il rentre chez lui, alors que l'excitation provoqués par tous ces souvenirs n'est pas encore retombée. Il a envie de continuer à parler, d'aller à tel endroit où est tombé un autre compagnon qu'il vient de se rappeler, un compagnon si jeune qu'il ne devait même pas être entré au lycée lorsqu'il a pris le maquis. Il a envie de téléphoner à un membre de sa famille, de lui consacrer un poème, qui sera gravé sur une stèle, là-haut, dans la montagne. Et quand, au bout d'un moment, il est contraint d'admettre qu'il ne pourra le faire, qu'il ne pourra rendre hommage à tous ces braves, il maudit ce pays qui fête l'anniversaire de son indépendance de manière aussi désordonnée.

Ses efforts, et ceux de ses semblables ne peuvent visiblement suffire à donner un sens à une date aussi importante dans l'histoire du pays.

 Et il finit, lui aussi, par être envahi par cette lassitude qui a poussé le premier à rester chez lui. Non, tous ces kilomètres parcourus, cette énergie dépensée, ces efforts pour revivre des moments émouvants et donner vie à des lieux que personne ne connait, tout ceci donne un vague sentiment de tourner en rond. Ce n'est pas ainsi que cela devrait se passer. Il y a comme un déphasage entre la grandeur d'une Histoire, telle qu'elle s'est passée, et la manière dont elle évoquée, par bribes, par lambeaux.

 Comble de malheur, les parasitages n'ont pas manqué cette année non plus. Avec un double impact cette fois-ci. D'une part, il y a eu la traditionnelle promotion d'officiers généraux, ce qui donne la vague impression que le 5 juillet, c'est aussi l'avènement de la nouvelle équipe de militaires qui va diriger le pays. Et d'autre part, la libération controversée de Mohamed Gharbi, ce moudjahid qui a tué un terroriste repenti. Et, pour terminer la journée en apothéose, depuis que le 5 juillet est devenu fête de la jeunesse, la journée s'est achevée par ces soirées, avec comme vedettes des stars du Raï, représentant un monde qu'il est difficile de rattacher à la date symbolique du 5 juillet.

 Tout ceci fait un peu désordre. Et révèle l'urgence qu'il y a à donner plus de sens à cette fête. Pour en faire précisément une vraie fête de l'indépendance et de la jeunesse, pas seulement un jour férié dominé par une immense pagaille. Car si la fête a besoin d'un brin de folie, elle peut se passer de la folie.