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Ben Bella : la parole à géométrie variable

par Belaid Abane*

Après la charge peu glorieuse d'Ali Kafi contre Abane en juillet 1999, je ressentis le besoin impérieux d'aller à la rencontre de quelques anciens dirigeants.

Les proches compagnons d'Abane comme Ben Khedda, Dahlab, Debaghine, bien sûr. Mais il comptait plus à mes yeux de rencontrer ses adversaires d'hier afin de connaître leur point de vue sur le débinage d'Ali Kafi. Notamment Ben Bella dont je savais qu'il fut non seulement l'adversaire numéro 1 d'Abane mais aussi qu'il avait cautionné son assassinat. J'avais pensé, -je reconnais aujourd'hui avoir fait preuve d'une renversante naïveté- que M. Ben Bella, arrivé au crépuscule de sa vie, assagi et hissé bien au dessus de la mêlée par le recul et l'expérience, pouvait, dans un dernier sursaut d'honneur et de grandeur d'âme, ou un éclair de repentance, défendre la mémoire d'un haut dirigeant disparu. Je m'étais dit qu'avec le temps, et parce qu'il fut lui-même victime malheureuse des mêmes forces de système que celles qui sont à l'origine de l'élimination d'Abane, il aurait pris de la distance et laissé à l'histoire le soin de trancher sur les différends du passé.

C'est un ami de longue date, qui me mit en contact avec le président Ben Bella. Brahim Gazou, plus connu sous le nom de Bachir El Kadi était très proche de l'ancien président et de son ex affidé Ali Mahsas durant les premières années de la lutte de libération nationale (1955-1956), soit au moment où l'antagonisme qui opposait Abane au tandem Ben Bella/ Mahsas était à son paroxysme. Je connaissais donc parfaitement les accointances politiques de M. Gazou. Je savais aussi qu'après l'avènement du pluralisme dans notre pays, au début des années 1990, il co-fonda un parti politique (Union des forces démocratiques) avec Mahsas qui avait pris ses distances avec Ben Bella en rejoignant Houari Boumediene au lendemain du 19 juin 1965. Je savais tout cela mais avec Si El Bachir, cependant, il n'y eut à aucun moment, l'ombre d'un nuage au dessus de notre amitié, et ce jusqu'à sa mort en 2007.

Quand Ali Kafi s'attaqua à Abane en 1999, Si El Bachir me dit: «Si Ben Bella était mort, Ali Kafi ne l'aurait pas épargné et aurait sans doute déversé sur lui des torrents d'injures. Kafi n'a jamais pardonné à Ben Bella de l'avoir chassé comme un malpropre de la présidence alors qu'il était allé lui faire allégeance ». Connaissant la finesse et la retenue dont avait toujours fait preuve mon ami, j'avais cru comprendre qu'il souhaitait me faire rencontrer Ben Bella sur le sujet qui me préoccupait. Je savais que Si El Bachir rendait fréquemment visite à Ben Bella et avait évoqué avec lui notre amitié. Voilà comment prit forme l'idée d'une rencontre avec l'ancien président que je voulais faire réagir aux propos d'Ali Kafi. Je savais aussi, Si Bachir me l'avait appris, que l'ancien président n'avait aucune estime pour son ex ambassadeur. La rencontre avec Ben Bella me parut utile. Mon ami m'y encouragea et se chargea d'organiser l'entrevue.

Mon but était d'obtenir de Ben Bella une courte déclaration. Je souhaitais qu'il déniât aux propos d'Ali Kafi tout fondement, tout en rappelant les désaccords qui l'avaient opposé à Abane. Cette prise de position aurait eu à mes yeux et probablement à ceux de l'opinion d'autant plus de crédit qu'elle émanait du plus vieil ennemi politique d'Abane.

Je m'étais trompé sur toute la ligne. Là où je pensais trouver de la sagesse et de la grandeur, il n'y avait en fait que de la courte vue et de la prudence pusillanime. Mais aussi et surtout de la parole à géométrie variable. J'ai eu à m'en rendre compte deux ans après notre rencontre quand Ahmed Ben Bella se déchaînera sans retenue contre Abane, ad hominem.

Que le lecteur me permette de lui rappeler opportunément quelques éléments de la conjoncture politique algérienne de ce début d'été 1999. Porté à la présidence de la république au printemps, Abdelaziz Bouteflika accueillait du 6 au 14 juillet 1999, à Alger, le 35e sommet de l'organisation de l'unité africaine (OUA) dont il prendra la présidence pour un an. Ahmed Ben Bella venait de rentrer définitivement au pays. Une résidence de haut standing, celle dans laquelle il nous recevra, venait d'être mise à sa disposition par le président Bouteflika. Ben Bella est aux anges car «Abdelaziz» l'avait traité avec tous les honneurs, lui donnant même du «mon président», devant de nombreux chefs d'état africains béats d'admiration devant le pragmatisme du nouveau président algérien, président en exercice de l'OUA.

Invité au Sommet et mis à l'honneur, Ben Bella retrouve quelques uns de ses pairs à «la retraite», rares il est vrai dans les traditions politiques africaines où les présidents entament plus souvent leur retraite au cimetière ou avec un peu de chance en prison. L'ancien président put donc se mélanger à satiété avec d'autres chefs d'état africains nouveaux ou anciens, notamment avec Nelson Mandela quand Mouammar Kadhafi daignait enfin lui lâcher les basques. Mieux encore, Bouteflika fait voter une résolution condamnant les coups d'état et toute tentative de prise du pouvoir par la force, mode dominant d'alternance politique dans cette pauvre Afrique déchirée. Cette résolution restera cependant lettre morte puisque moins d'une année après ce vote, le président ivoirien, Henri Konan Bédié l'un des ténors du sommet d'Alger, sera renversé par un coup d'état conduit par le général Guei qui sera à son tour victime d'un autre coup de force et assassiné. La Côte d'Ivoire ne s'en est pas encore, à ce jour, relevée. Abdelaziz Bouteflika évoque également le coup de force du 19 juin 1965 qui a permis à Houari Boumediene et ses compagnons du groupe d'Oujda de déposer Ben Bella et de l'enfermer durant quatorze longues années. Au grand étonnement de tous les observateurs politiques, le président algérien, grand pourfendeur de tabous, fait amende honorable et reconnaît qu'il s'était agi non pas d'un « redressement révolutionnaire » mais d'un coup d'état. Ben Bella est heureux, apaisé. Il déclarera quelques jours plus tard à un quotidien algérois avoir pardonné et passé l'éponge sur le «19 juin». «A quoi ça sert de remuer le passé», déclara-t-il. Un courant d'amitié continu passait entre le nouveau et l'ancien président. Moins d'une semaine après la clôture du sommet panafricain, le 22 Juillet 1999 à 14 heures, Ahmed Ben Bella me reçut en compagnie de Si Bachir El Kadi dans sa résidence du Paradou à Hydra sur les hauteurs d'Alger. Le garde -la personne qui nous accueillit avait plus l'allure d'un agent de la sécurité que d'un personnel de maison- nous fit entrer dans un petit salon mauresque en attendant l'arrivée de notre hôte. J'eus le temps d'apercevoir M. Ben Bella assis à l'entrée d'un grand salon de style moderne occidental qui prolonge un immense hall d'entrée. Il était de profil, le regard perdu dans le vide, comme en méditation. Habitude ou mise en scène soignée, M. Ben Bella campait la posture d'un vieux chef indien. Quelques minutes d'attente, et l'ancien président apparut sur le pas de porte. Il portait une tenue d'intérieur traditionnelle : une gandoura blanche brodée de fils dorés sur un pantalon traditionnel (saroual) de couleur bleu ciel et une chemise blanche. Il était chaussé de babouches.

Je le remerciai de me recevoir. Souriant, courtois et affable il me répondit en me tutoyant: «tu n'as pas à me remercier, je te dois bien ça». Les propos de M. Ben Bella seront consignés sur un support audio, trois heures après la rencontre. Le lendemain 23 juillet 1999, je les restituai par écrit aussi fidèlement que possible dans la forme et dans le fond. Eu égard à la décence et aux convenances, je choisis de supprimer quelques qualificatifs désobligeants, voire infamants proférés par l'ancien président, notamment à l'encontre de M. Kafi.

Voici le compte-rendu de cet entretien qui fut moins un échange qu'un monologue auquel avait assisté intégralement mon ami, le regretté Bachir El Kadi.

 Entretien avec le président Ben Bella le 22 juillet 1999 de 14 h à 17h30. Civilités d'usage, puis, Bachir El Kadi m'ayant présenté sous l'angle professionnel, M. Ben Bella rebondit sur les problèmes de la médecine dans notre pays. Il aborde la question de la recherche scientifique en Algérie et dans le monde. Après avoir déploré la fuite des cerveaux qui touche le pays, M. Ben Bella fait remarquer: «Même certains pays développés tels que la France, l'Allemagne, la Grande Bretagne, sont touchés par ce phénomène qui semble être universel. Les chercheurs de ces pays sont attirés par des environnements incitatifs notamment les USA. Le flux des chercheurs d'un pays vers un autre est une chose normale.    

Mais les pays du Tiers-monde connaissent une véritable hémorragie sans contrepartie. Certains pays semblent épargnés. L'Inde est actuellement à la pointe de la recherche. Elle traite la comptabilité de la plupart des banques suisses sans qu'il y'ait le moindre flux de personnes, et ce, uniquement par voie cybernétique, l'Internet». M. Ben Bella en vient spontanément à parler de la Révolution, du pays, de ses problèmes et de ses dirigeants passés et présents. Etonnement, les jugements sur ces derniers relèvent plus de l'éthique et de la morale que de l'apport des uns et des autres à la libération du pays.

Sur le président Abdelaziz Bouteflika

Les propos sont très lénifiants. M. Ben Bella apprécie le nouveau président et semble avoir tourné la page du passé. Il est même reconnaissant au président Bouteflika de lui avoir permis de revenir au pays, chose qu'il apprécie par-dessus tout, car dit-il, «le pays m'a manqué énormément durant ces nombreuses années». Il lui sait gré également pour «l'hommage appuyé» qu'il lui a rendu au sommet de l'OUA.

Les contacts sont fréquents entre les deux hommes. «Abdelaziz m'écoute et me consulte souvent. Je donne mon avis sur les sujets d'intérêt national même si on ne me le demande pas, notamment sur les questions ayant trait au processus de concorde civile en cours. J'adhère totalement et j'encourage Abdelaziz pour mener à son terme la concorde car on ne peut pas différer indéfiniment le retour de la paix dans notre pays. Les chefs militaires sont également obligés de faire la paix car le monde est devenu un village global et n'importe quel responsable peut être appelé à répondre de ses actes devant les juridictions internationales pour les exactions dont il se serait rendu coupable vis-à-vis de son peuple. Voyez l'affaire Pinochet et l'histoire de cet officier mauritanien arrêté dans le sud de la France pour son implication dans la torture de ses concitoyens».

Sur Krim Belkacem

Le jugement est mesuré. Ben Bella en parle en l'associant à Boussouf et à Ben Tobbal, les «3 B» selon sa propre expression. «Les 3 B» portent une énorme responsabilité dans toutes les dérives de la Révolution et même celles qu'a connues, par la suite l'Algérie indépendante (sic).

Dans toutes ces dérives, je ne veux pas trop charger Krim, même dans l'affaire Abane ».

Sur les chefs nord constantinois

Le jugement est sévère et très négatif notamment sur Kafi et Salah Boubnider alias Saout El Arab. Il a rappelé la vive altercation qui l'a opposé à ce dernier à la réunion de Tripoli en 62. «Il m'a manqué de respect dans une affaire qui ne le concernait pas.» Sur Ben Tobbal, le jugement est des plus sévères. «Voilà un homme qui n'a rien apporté à la Révolution. Elle aurait pu s'en passer et ça n'aurait rien changé ou peut être qu'elle se serait mieux portée».

Sur Lamine Debaghine

Ben Bella est extrêmement élogieux. D'évidence, Si Bachir l'avait mis au courant de la visite que j'avais rendue quelques jours auparavant au docteur Lamine Debaghine pour connaître son point de vue sur l'«affaire Kafi». «C'est l'un des plus anciens, des plus grands et des plus sincères militants du PPA.

Tu as bien fait de le voir. Je suis sûr que tu as fait une visite fructueuse puisque le docteur Lamine a été un proche de Abane et il est tout a fait qualifié pour en parler».

Sur Mohamed Boudiaf

Les propos de M. Ben Bella sont empreints d'une certaine animosité voire d'une pointe de jalousie. «Je suis étonné qu'on valorise autant le rôle de Boudiaf. C'est Mahsas qui l'a recruté et a été pendant longtemps son chef notamment au sein de l'organisation spéciale (OS). Je m'étonne aussi qu'on considère Boudiaf comme le père de la Révolution. C'est inexact. Alors que Mahsas a joué un rôle plus important, voyez comme il est délaissé et oublié par l'histoire officielle, et ce qui est plus grave, il vit dans des conditions indécentes et dans un dénuement quasi-total. Il est malade et il ne peut même pas se soigner correctement. C'est cruel et injuste.»

Sur Abdenour Ali Yahya

Ben Bella est très élogieux. «C'est un homme très courageux, pur et honnête. J'ai beaucoup apprécié son rôle de conseiller politique auprès du colonel Mohand Oulhadj au moment où je négociais avec le FFS».

Sur le FFS

Ben Bella raconte en riant une anecdote au sujet des officiers venus négocier avec lui au Palais d'été aux côtés de Mohand Oulhadj «Ils étaient si nombreux que j'ai été amené à les faire asseoir par terre dans les jardins du Palais d'été. Au cours de la discussion, certains m'ont traité de dictateur. Alors je leur ai répondu: est-ce que vous connaissez un dictateur qui s'assoit par terre pour encaisser des insultes ? Ils ont sans doute apprécié ma boutade puisque quelques jours après, tout était rentré dans l'ordre et le colonel Mohand Oulhadj et ses hommes ont rejoint L'ANP pour aller défendre le territoire national sur la frontière algéro-marocaine». M. Ben Bella ajoute: «En fait ce qui a décidé Mohand Oulhadj à se séparer de Hocine Ait Ahmed ce sont les contacts que ce dernier entretenait avec le Palais royal alors que nous étions en guerre contre le Maroc.» Car, précise-t-il, «il existait des liens familiaux entre Hocine et l'entourage du Roi. L'une de ses sœurs était mariée à un proche de Allal El Fassi, le leader de l'Istiqlal».

Sur Hocine Aït Ahmed

Le propos est pourtant amène et amical. «Nous sommes très proches l'un de l'autre même si parfois il y eut des différends assez graves qui nous ont opposé l'un de l'autre.

Nous avons vécu de grands moments ensemble, des moments souvent tragiques mais parfois cocasses. Personne ne peut nous séparer. Hocine et moi on s'aime (n'thabou) comme des frères. C'est sur mon conseil qu'Abdelaziz a fait envoyer un mot gentil et un bouquet de fleurs à Hocine lors de sa convalescence en Suisse à la suite de son surmenage de la campagne présidentielle. J'ai dit à Abdelaziz que s'il y a un seul homme politique à honorer dans notre pays c'est bien Hocine Ait Ahmed. C'est un historique. Si quelqu'un doit jouer un rôle majeur dans les institutions de l'état algérien c'est Hocine Aït Ahmed. Je lui ai demandé de lui donner un poste très important. Si on doit impliquer un parti politique dans les affaires de l'état c'est au FFS qu'il faut faire appel et non au RCD qui n'est pas représentatif». Me regardant en face, il ajoutera d'un ton d'excuse: «je suis désolé de vous le dire, mais le RCD a été concocté dans une officine par le biais Abou Baker Belkaïd et Larbi Belkheir».

Sur Abdelhafid Boussouf

Le jugement de l'ancien président est extrêmement sévère. « Boussouf est un criminel assoiffé de sang. C'est le Beria de la Révolution algérienne. C'est lui l'assassin de Abane. Mais sans l'aval de Krim, Ramdane n'aurait pas été assassiné. Boussouf est le plus grand criminel de notre Révolution. Il a fait assassiné 3000 djounoud à la base de Khemissat au Maroc.

 Il était venu à la présidence me rendre visite à l'indépendance. Je l'ai chassé et l'ai sommé de quitter le pays. Ce qu'il a fait. Il n'y est revenu qu'après le 19 Juin.»

Sur Mohamed Khider

Le point de vue est élogieux. «C'est un homme sincère, un homme de bien et un grand patriote. Son assassinat a causé une grande perte pour l'Algérie.»

Sur Ali Kafi et ses attaques contre Abane

Ben Bella s'exprime avec véhémence. «C'est une infamie, me dit- t-il, et je te déconseille de répliquer. On ne répond pas à une infamie, à une indignité.» M. Ben Bella ne tarit pas de qualificatifs aussi désobligeants les uns que les autres sur Ali Kafi, ses pratiques conviviales et ses addictions. Pas seulement au jeu. «Ali Kafi, hachak est saoul à partir de 10 heures du matin. C'est aussi un qmardji (flambeur). Il a perdu 2 millions de Francs au casino de Divonne-les Bains et on se demande d'où il a pu sortir une telle somme. Ce n'est pas un comportement de révolutionnaire. Parler d'Abane est un non-sens de sa part car ce n'est ni la même stature ni le même niveau de responsabilité. Où a-t-il pu connaître Ramdane (Win yaâraf Ramdane ?) Il ne faut pas lui répondre». Je lui dis: «Monsieur le président, je sais que vos relations avec Abane n'étaient pas bonnes. Mais le temps a passé, le peuple algérien est libre et l'Algérie indépendante. Si vous, le meilleur adversaire de Abane, vous pensez que Kafi raconte des bêtises, alors pourriez-vous faire une petite déclaration pour dire que les propos d'Ali Kafi n'ont aucun sens. On mettra un point final à cette histoire. Le jour où vous ne serez plus de ce monde, destin inéluctable pour toute créature, il se trouvera toujours quelqu'un pour se dresser contre ceux qui iront cracher sur votre tombe comme on vient de le faire sur Abane.» Eludant ma question, M. Ben Bella me prie de ne pas faire apparaître son nom dans quelque media que ce soit parce que, me dit-il, «Kafi va penser que je l'attaque et il va me tomber dessus. Je ne veux pas lui en donner l'occasion. Je sais de toute les façons qu'un jour ou l'autre il me tombera dessus. Comme c'est un lâche, il attendra que je sois mort pour me salir comme il l'a fait pour Ramdane. Mais j'ai bon espoir de lui survivre, car contrairement à moi qui n'ai jamais bu, lui est très marqué», ajoute M. Ben Bella en riant. «Je ne peux pas parler pour le moment, mais il arrivera un jour où je parlerai et je remettrai les choses en place. Pour le moment je ne veux pas gêner Abdelaziz dans son oeuvre de rétablissement de la concorde nationale. Il arrivera un moment où je serai forcément amené à parler et je dirai ce que je pense de Kafi et consorts».           Je lui fais remarquer que si nous n'y prenons garde, il y'aura d'autres Kafi qui iront cracher sur d'autres tombes, d'autres symboles et que nul n'est à l'abri de telles dérives. Il me répond : «Effectivement Ali Kafi s'en est pris aux symboles de la Révolution. En s'attaquant à deux personnages emblématiques, Abane et Amirouche, il a frappé la Révolution à la tête».

 Je lui demande: «Est-ce que vous avez une idée, monsieur le président, sur ce qui a bien pu motiver les attaques d'Ali Kafi ?» Il me répond: «Je ne sais pas. Ali Kafi était un responsable de second ordre. Il n'a rien à voir avec tout ce qu'il peut raconter sur Ramdane. Ramdane était un révolutionnaire pur. J'ai eu moi-même des différends avec lui, mais sur les manières de mener la Révolution. Pour le congrès de la Soummam, c'est le principe de la primauté de l'intérieur sur l'extérieur qui nous a opposés. Moi je n'avais pas choisi d'être à l'extérieur ou à l'intérieur. Le devoir m'avait appelé à l'extérieur et j'ai fait tout ce que j'ai pu pour assumer mon devoir à l'extérieur».

Sur les Ouléma et Cheikh Bachir El Ibrahimi

Le ton est sarcastique. «Ils n'étaient pas pour la Révolution. Ils nous ont mis les bâtons dans les roues. Ils n'étaient pas pour l'indépendance non plus. El Ibrahimi nous avait fait part d'un plan qu'il voulait proposer aux Français.  Ce plan prévoyait l'indépendance de l'Algérie pour ? 2034. Voilà ce que les Oulémas voulaient pour l'Algérie. C'est pour cela que nous les avons marginalisés. C'est Ramdane qui les a réintroduits dans les rouages de la Révolution en nous envoyant Tewfik El Madani, cheikh Kheireddine, Abbas Ben Cheikh El Hocine et d'autres pour les utiliser à l'extérieur.»

Sur les relations avec la Tunisie

Ben Bella évoque «les difficultés qu'avait la Révolution avec le président Habib Bourguiba» pour justifier son rapprochement avec Salah Ben Youssef. «La solidarité des yousséfistes avec la Révolution a valu à deux de ses militants une arrestation et une condamnation à mort. Face à Bahi Laghdam, le Premier ministre tunisien, j'ai exprimé toute notre colère et menacé de frapper l'état tunisien à sa tête en la personne de Habib Bourguiba si on touchait à un seul cheveu de ces militants. J'ai exigé que les condamnés soient impérativement graciés et que l'annonce de cette grâce soit faite au journal de 20 heures le lendemain. Ce qui fut fait et détendit nos relations avec le gouvernement tunisien.»

Ben Bella évoque également le détournement de l'avion des 5.

Après avoir rappelé l'attentat auquel il échappa de justesse en Libye, attentat qu'il attribue à «la Main rouge», Ben Bella raconte avec forces détails le détournement de l'avion qui transportait les dirigeants du FLN de Rabat vers Tunis. «Ce complot a été fomenté par les services spéciaux français bien sûr mais j'ai les preuves formelles que le prince héritier Hassan et son homme de main Oufkir étaient impliqués. Le prince avait un comportement bizarre. C'est lui qui a chamboulé le programme à la dernière minute alors qu'il était prévu initialement que nous voyagerions avec le roi Mohamed V. C'est lui qui nous a mis dans un avion avec un équipage français. Vous connaissez la suite. C'était un coup de poignard dans le dos de la Révolution algérienne.» Alors que nous étions sur le point de prendre congé, M. Ben Bella revient sur Kafi et évoque la mort de Zighout. Il me demande encore de ne pas répliquer à Kafi et me dit: «Kafi est un vil personnage.         Je ne voudrais même pas m'abaisser à son niveau. Je l'ai mis à la porte de la présidence comme un malpropre à l'époque où il était ambassadeur au Caire parce qu'il avait déblatéré sur la Révolution et sur ma personne à l'étranger. Comme il était bête, il ne se doutait pas que tout ce qu'il avait dit était tombé dans des oreilles amies. Et dire que cet individu a été à la tête de l'état algérien ! Savez-vous que c'est Ali Kafi qui a trahi Zighout. C'est lui qui l'a donné aux Français. C'est comme ça qu'il est tombé dans une embuscade. Je le tiens de Fathi (Dib) qui sait de quoi il parle. Il a écrit cela dans son livre Gamal Abelnasser et la révolution algérienne. Je le crois. Je suppose qu'il n'a pas écrit cela à la légère. Quand j'ai appris que Kafi était à la tête de l'état algérien, j'ai eu mal à mon pays. J'ai trouvé cela tellement navrant et cocasse que j'ai décidé de ne pas rentrer en Algérie tant qu'il occupera ce poste. Et j'ai tenu parole en ne rentrant qu'après le départ du HCE». A 17h30 M. Ben Bella nous raccompagne jusqu'à la grande cour de sa résidence. Je le remercie de nouveau. Il me répond encore qu'il me devait bien cela et que sa porte resterait grande ouverte si je désirais le revoir.

En quittant la résidence de M. Ben Bella, ma première réaction fut l'étonnement. Je trouvai en effet étrange cette nouvelle et solide amitié qui liait le nouveau président à l'ancien. Certes, je concevais fort bien que M. Ben Bella ne puisse mordre la main de celui qui le nourrissait. Mais de là à parler si élogieusement d'«Abdelaziz», l'un des auteurs du «redressement révolutionnaire» qui lui a valu quatorze longues années de privation de liberté, c'était une hypothèse peu imaginable pour moi.

Etonnement aussi à l'entendre parler de Krim avec modération, qu'il qualifia pourtant publiquement de «criminel» au lendemain de l'indépendance. Peut-être craignait-il de me froisser, croyant sans doute que la solidarité de terroir est le premier critère dans ma manière d'apprécier la valeur des hommes.

Grande fut également ma stupéfaction à l'écoute de ce jugement dithyrambique sur le docteur Lamine dont il osa même rappeler la proximité avec Abane. C'est en effet ce dernier qui désigna l'ancien secrétaire général du MTLD, comme responsable de la délégation extérieure siégeant au Caire, au grand dam de Ben Bella auquel on avait commencé à tailler un costume de chef dans une toile égyptienne. Lamine dont il avait ressenti la tutelle comme un affront jamais digéré venant d'Abane qui le rabaissait ainsi au rang de subordonné, lui, «Ben Bella représentant de l'armée de libération nationale» auquel Dib n'avait cessé de «chauffer le bendir». Je me précipitai sur les Archives de la Révolution algérienne. Je conservais en mémoire le numéro de la page comme on préserve jalousement la pièce à conviction qu'on exhiberait le jour où l'on voudrait confondre le criminel. Page 183, lettre de Ben Bella à Krim, Ben Tobbal et Boussouf. Auteur : Ben Bella. En relisant le jugement de Ben Bella sur le docteur Lamine, je me suis demandé : «est-ce bien du même Lamine qu'il s'agit ?» Evitant l'attaque frontale contre Mohamed Boudiaf, Ben Bella eut cependant de la peine à dissimuler la jalousie qu'on devinait aisément à travers ses propos. C'est à Mahsas qu'il compare Boudiaf, sous-entendant qu'il n'était même pas de sa pointure. Pourtant M. Ben Bella ne devait pas ignorer qu'au moment où Boudiaf posait les fondements du 1er novembre en créant le CRUA puis en initiant la réunion des 22, Mahsas l'attaquait violemment dans l'organe du MTLD, l'Algérie libre, tandis que lui-même attendait au Caire, au calme, la suite des évènements.

Je fus très étonné par les paroles extrêmement sévères sur Boussouf, non pas qu'en l'homme il n'y ait point de démérite mais parce que le jugement venait de Ben Bella. Je compris alors que les amitiés et les complicités du passé avaient sombré dans la cassure profonde de l'été 1962. Il fut en effet un temps où Ben Bella et Boussouf mais également Krim avaient un ennemi commun, Abane, qui représentait à leurs yeux, un danger absolu et mortel dont l'élimination ne pouvait augurer, Ben Bella dixit, que d'une «collaboration fructueuse et d'une parfaite entente». Les appétits de pouvoir insatiables en décideront autrement.

Sur Kafi, j'aurais mauvaise grâce à ne pas reconnaître que les attaques de Ben Bella me faisaient plaisir et qu'elles m'allaient droit au cœur. Déjà, bien avant la sortie de ses mémoires et ses attaques contre Abane, je n'aimais pas l'homme et avais une piètre idée du personnage qui symbolisait à mes yeux cette frange d'anciens responsables encanaillés par le régime issu du «hold-up de 1962», à coups de prébendes et de prêts sans intérêts, jamais remboursés.

Ben Bella ne l'aurait sans doute pas évoqué si Ali Kafi n'était pas l'objet de ma visite tant il en parla comme d'une quantité négligeable et méprisable.

En me disant «je ne m'abaisserai pas à son niveau», je compris « on ne boxe pas dans la même catégorie», «ce n'est pas ma pointure». Croyant sans doute me faire plaisir, ce en quoi il ne se trompait pas, je l'avoue, M. Ben Bella se lâcha et se déchaîna à plaisir et à loisir. Mais, ni courageux ni téméraire, il battit en retraite quand je lui demandai de faire une déclaration pour démentir les propos de Kafi. Ben Bella attendra sans doute le jour où Kafi ne sera pas en mesure de lui «tomber dessus». Ben Bella ne m'apprenait rien sur les mœurs et les pratiques de M. Kafi qui étaient depuis longtemps tombés dans la notoriété publique.         

Comme le rapportera plus tard le général Khaled Nezzar: «Au moment où il était question de passer le flambeau au futur candidat à la présidence, Ali Kafi me prit à part, pour me dire pourquoi ne pas tout simplement continuer avec la même équipe, arguant que le pays était en danger et qu'il était de notre devoir de poursuivre. Je répondis par la négative, car, pour moi, il s'agissait d'un sacrilège à partir du moment où nous avions tous fait le serment devant la nation, la main sur le Coran, de quitter le pouvoir une fois la fin de la période présidentielle de Chadli terminée. En voulant rester au pouvoir, Ali Kafi n'était-il pas attiré par les avantages de la fonction, le connaissant noceur et jouisseur ?»

Je considérais pour ma part que les penchants, les passions et les pratiques conviviales de M. Kafi ne regardaient que lui, pourvu que le trésor public de mon pays n'en pâtisse pas.

Sur la «trahison de Ali Kafi» dans la dénonciation qui a coûté la vie à Zighout, je n'avais qu'une idée en tête, m'enfermer dans une bibliothèque pour vérifier l'information donnée par Ben Bella et attribuée à Fathi Dib. Je campai à la bibliothèque nationale et épluchai Abdenasser et la révolution algérienne pour trouver enfin à la page 174 que Zighout était bien «tombé dans un piège» tendu «avec la collaboration d'Ali Kafi». «C'était Ben Bella, qui m'avait annoncé ces deux tristes nouvelles», écrit Fathi Dib en évoquant la mort de Zighout Youcef et de Mostefa Ben Boulaïd.

Le major égyptien ne précise pas s'il tient l'information concernant la «trahison d'Ali Kafi», de Ben Bella ou d'un autre dirigeant algérien. Mais à l'époque qui était aussi proche de Fathi Dib que ne l'était alors Ben Bella ? En quittant M. Ben Bella, je repensai également à cette conférence qu'il avait tenue à Paris au début des années 1980, quelques jours après avoir été remis en liberté par le président Chadli Bendjeddid nouvellement promu à la magistrature suprême. Il affirmait avec force conviction devant un parterre de journalistes incrédules que l'Algérie était amazigh. Que lui-même l'était aussi, vu que son nom d'origine était Ou Bella, reniant publiquement sa profession de foi à son arrivée à l'aéroport de Tunis en 1962, «nous sommes arabes, nous sommes arabes, nous sommes arabes» assénée à un public médusé qui n'en demandait pas tant.

 Il est vrai qu'au début des années 1980, le culturalisme berbère était le seul à oser défier le régime d'airain du parti unique. C'était sans doute pour Ben Bella qui sait faire feu de tout bois, une façon de prendre date pour l'avenir.

*Professeur des universités en médecine, diplômé de l'institut d'études politiques d'Alger.