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Un scénario bien huilé en Syrie

par Ahmed Cheniki

C'est au tour de la Syrie de vivre des événements douloureux que connaissent d'autres pays arabes, découvrant l'usage d'ingrédients déjà employés ailleurs, à tel point que les uns et les autres n'hésitent plus à parler de scénario préétabli.

Tout commence, comme à Benghazi, par des groupes de manifestants à Deraa, à la frontière jordanienne, soutenus par des tireurs au milieu de la foule, provoquant une réaction des services de sécurité, El Jazira, BBC Arabic et France 24, avec les autres télévisions « occidentales » se mettent de la partie diabolisant ce qu'ils appellent le « clan Assad ». Des « tireurs d'élite » dont personne ne semble connaitre l'identité tirent sur les manifestants, les « groupes des droits de l'homme » entrent en jeu suivis des gouvernements américain, français et britannique qui mettent la pression et dénoncent ce qu'ils appellent le « massacre prémédité des civils ». On crie à la répression des journalistes alors que le monde connait la plus grande opération de manipulation et de désinformation de son Histoire, on préfère les « témoins » à la vérification de l'information et à la critique des sources. Drôle de journalisme !Les seules images considérées comme crédibles sont singulièrement celles de téléphones portables dont on ne connait pas la source. Puis, on arrive à la scène de la revendication du « départ du régime » avant, bien entendu, l'internationalisation du problème au « conseil de sécurité » qui représenterait la « communauté internationale ». Ce scénario est décidément bien huilé. Même les médias algériens ne font que reproduire les infos « occidentales » alors qu'il aurait été plus opératoire de recouper les informations en recourant à une diversité de sources dont l'agence de presse syrienne. Paradoxalement, dans ce type d'opérations, il est trop peu facile de faire le tri entre les faux et les vrais journalistes.

Il ne se passe presque pas un jour sans que les médias américains, le Congrès et la Maison Blanche ressortent l'épouvantail syrien. Tous les prétextes sont bons. Déjà, la prolongation du mandat d'Emile Lahoud à la présidence du Liban a été utilisée, il y a quelques années, comme un lieu de légitimation de la résolution du conseil de sécurité invitant la Syrie à quitter le pays du Cèdre. Cette relation conflictuelle avec les Etats Unis qui a connu une détente très relative vers le milieu des années 90 reprend de plus belle et n'épargne nullement le fonctionnement normal d'institutions trop atrophiées et encore trop marquées par la situation de guerre permanente qui oblige les dirigeants à une extrême austérité. Pour le moment, et surtout après l'occupation de l'Irak et la grave crise secouant le mouvement national palestinien, les choses sont extrêmement difficiles. Les responsables ont cherché, par tous les moyens, à apaiser leurs rapports avec les Etats Unis en offrant certaines garanties et de nombreuses concessions et en lançant un grand programme de libéralisation. Mais rien ne semble résister à cette guerre qui ne dit pas son nom. L'assouplissement du contrôle des changes, les diverses incitations fiscales et douanières ont certes permis la mise en place de centaines de sociétés mixtes, mais cette ouverture économique qui n'a d'ailleurs pas favorisé des transformations politiques profondes a surtout bénéficié à certains cadres du régime et à leurs alliés dans le secteur marchand parasitaire qui se lancent souvent dans la distribution, l'immobilier et l'agriculture. Les clins d'œil à Washington n'ont pas manqué, malgré la profonde crise entre les deux pays. Cette ouverture économique ne s'est jamais accompagné de réelles transformations politiques.

 Le régime évoque depuis longtemps des réformes possibles qui tardent à venir. Il a fallu ces violences de 2011 pour que le pouvoir décide d'abroger la loi portant état d'urgence et de supprimer la cour de sûreté de l'Etat tout en promettant une véritable ouverture politique et médiatique. Les prisons, en raison de fortes pressions internationales, commencent, malgré tout, à s?ouvrir dans un pays marqué par la forte empreinte de la police politique redoutée par les uns et les autres et du parti Baas appelé peut-être à devenir un parti comme les autres. La Syrie connaît de sérieux problèmes. Ainsi, cette société, caractérisée par la forte présence du parti Baas ne cesse de vivre au rythme d'une guerre intérieure longtemps différée et d'une agression extérieure qui n'arrête pas d'être obsessionnellement présente. Il y a un peu plus de trois décennies, en 1981, un grand mouvement islamiste se met quelque peu à remuer, la répression, élément central du pouvoir, sera impitoyable. La ville de Hama connaîtra des moments terribles et vivra au rythme de centaines de morts. C'est vrai que ce pays qui reste encore visé par les Etats Unis et Israël est une dictature qui ne s'embarrasse nullement de formes pour emprisonner des opposants condamnés à l'exil ou au silence. Même parfois, des dignitaires du régime, soupçonnés de possibles retournements, sont carrément éliminés de la scène politique. C'est le cas du frère de Hafedh el Assad, Rifaat qui n'a dû son salut qu'à sa fuite à l'étranger après avoir occupé le poste tant convoité de numéro deux d'un rais qui a privatisé l'Etat en en faisant une affaire familiale. Ce n'est pas sans raison que son fils lui a succédé après son décès. Juste avant la mort de Hafedh el Assad, alors que la lutte pour la succession battait son plein, un ancien chef de gouvernement, Mahmoud Zoghbi est assassiné. Quand on veut faire le ménage à l'intérieur du régime, on recourt systématiquement à ce que le langage officiel affuble de l'expression « campagnes de lutte contre la corruption ». La Syrie a connu de nombreuses campagnes de corruption accompagnant souvent des crises graves comme celles entreprises en janvier 1997, suite à l'absence de Hafez el Assad, par son deuxième fils, Bachar qui contrôle tous les services de sécurité et qui a poussé de nombreux cadres du régime, souvent proches du rais , après la confiscation de leurs biens, à l'exil. Ces scénarii sont tellement nombreux qu'ils se ressemblent à tel point que chaque fois que la bataille pour la succession s'annonce dure, des têtes tombent. C'est l'implacable logique d'un régime qui, souvent, ne se soucie guère des droits individuels. Ce n'est pas pour rien que Nourredine el Atassi, l'ancien président renversé par le maître des lieux actuels en 1970, a connu un sort beaucoup plus triste que celui de Ben Bella, passant une trentaine d'années sans procès. Des centaines de détenus politiques se trouvent encore dans les geôles. Une dizaine de journalistes condamnées souvent à de très lourdes peines traînent le corps dans les cellules sans que les uns et les autres ne s'en soucient. D'ailleurs, l'un d'entre eux, Rida Haddad, ancien éditorialiste du quotidien Techrine, est décédé en prison, faute d'être soigné.

Depuis toujours, les activités politiques sont très sévèrement contrôlées et surveillées par une multitude de services de sécurité omniprésents. Ainsi, le fameux front national progressiste qui regroupe certaines formations politiques, dirigé par le Baas, ne permet pas aux partis le composant (mis à part le Baas) d'activer dans les syndicats, les universités et dans certains secteurs considérés comme sensibles. Cette situation permet de nombreux dépassements et légitiment l'emprisonnement de milliers d'opposants venant souvent des milieux de gauche et des islamistes.

 Certes, ces dernières années, sous la pression internationale et la grave crise économique vécue par le pays, les dirigeants commencent à s'ouvrir quelque peu. L'Assemblée du Peuple commence à être accueillante aux « indépendants ». Ce qui n'était pas le cas dans le passé. Environ trois milliers de détenus politiques dont un grand nombre d'islamistes ont été libérés en 1991. Mais les autres formations sont irrémédiablement chassés comme par exemple les Frères musulmans, le parti communiste Bureau Politique, Harakat attawhid el Islami ou l'organisation nationale nassérienne ou des organisations palestiniennes.

La peur reste la chose la mieux partagée dans un pays où les services de sécurité sont omniprésents. Partout, l'ombre du policier anonyme trône sur tous les secteurs d'une société condamnée au silence et à la peur. Ainsi, pour justifier les emprisonnements et la torture, on ressort l'éternel refrain de la guerre contre Israël. Dans tous les quartiers de Damas passent et repassent des agents des moukhabarat à la recherche de la moindre parole différente. Il est presque interdit de respirer ou de souffler dans un territoire où les posters du président peuplent tous les murs et tous les lieux publics comme si la Syrie se réduisait à l'image de cet homme peu à l'aise devant les micros et les caméras. Le président sait qu'il a été un rais de substitution après la mort accidentelle de son frère appelé à occuper ce poste après la disparition du père.

La Syrie est un pays des paradoxes. Tout en épousant les contours du discours baasiste fondé sur la laïcité, le pouvoir fait fonctionner les ressorts confessionnels. Ainsi, le Baas qui se veut investi de l'idéologie de Michel Aflaq reste traversé par les lieux abscons de la pratique administrative et d'une gestion anachronique souvent fondée sur une logique de répartition des postes et de la rente confessionnelle (qui remet en cause l'un des fondements théoriques du Baas, la dimension laïque), tout en s'appuyant essentiellement sur une alliance d'officiers supérieurs et de grands entrepreneurs et commerçants très liés aux élites au pouvoir par des intérêts d'affaires et des relations familiales. Le pouvoir reste marqué par le clientélisme et le népotisme, deux phénomènes essentiels, voisins de la corruption généralisée, d'ailleurs dénoncée par les pouvoirs publics, mais très souvent utilisée à des fins de règlements de compte.

 Mais ce qui caractérise la société syrienne, c'est cette propension à faire des affaires. Les circuits parallèles essentiellement alimentés par le trafic et la contrebande provenant surtout du Liban marquent la culture de l'ordinaire, empêchent l'émergence de couches moyennes capables de mettre en œuvre un projet différent et favorisent la paupérisation continue des populations. La vie est extrêmement chère. Les salaires sont très bas. Plus d'un million de personnes travaillent dans la fonction publique, mais la plupart sont obligées d'exercer un ou deux autres boulots pour vivre normalement. Des enseignants à l'université sont obligés pour subvenir à leurs besoins de faire chauffeur de taxi ou quelque autre métier. Acheter une voiture étrangère n'est pas une affaire simple. Il faut attendre plus d'une dizaine d'années pour pouvoir en acquérir une, à tel point qu'il y a un trafic fou des billets d'importation dans un pays où le change au noir est devenu chose courante. La monnaie locale a perdu énormément de sa valeur. Les Algériens ne connaissent souvent de ce pays que Souk el Hamidiyya, un marché qu'ils fréquentent assidûment, à défaut de la bibliothèque El Assad qui n'est pas très fournie, mais qui reçoit de nombreux universitaires algériens qui, souvent, découvrent ainsi un pays arabe et un souk, à défaut de la bibliothèque. Les nombreuses carences du secteur public rendent les choses encore plus difficiles, surtout que le plateau le plus fertile, très riche en eau, le Golan, est toujours occupé par les Israéliens.

La Syrie qui vit l'état d'urgence depuis 1963 n'arrive pas encore à entreprendre une véritable ouverture politique malgré une relative embellie dans le domaine économique. La presse (Techrine, Ettawra?), marquée par des clichés et des stéréotypes, comme les représentations artistiques et théâtrales, sont sévèrement contrôlées par les ministères de l'information et de l'Orientation. La censure marque tous les lieux culturels. Jusqu'à présent, les dirigeants rechignent à envisager des ouvertures dans le secteur médiatique. Les journaux consacrent la grande partie de leur espace aux menaces extérieures. Mais il se trouve qu'en dehors des circuits officiels, agissent des intellectuels et des artistes développant un discours différent et appelant quotidiennement le pouvoir à mettre en œuvre de sérieuses réformes démocratiques. Seront-ils entendus par les pouvoirs publics qui rencontrent déjà d'énormes difficultés à gérer cette nouvelle crise extrêmement profonde, décidément trop complexe convoquant l'Histoire et les relations conflictuelles avec les Etats Unis et Israël ? On ne sait pas ce que réserve l'avenir à un pays dont la société est prisonnière d'une occupation israélienne permanente assortie de perpétuelles menaces, d'un régime encore fermé, entamant une ouverture trop récente sous la pression des événements et d?un pouvoir d'achat qui s'érode continuellement.

La crise actuelle qui semble faire partie d'un scénario visant la déstabilisation de tous les pays arabes a trouvé un terrain très fertile caractérisé par l'absence des libertés et par l'omniprésence de la police politique. Cette situation pourrait peut-être permettre au régime d'entreprendre de sérieuses réformes politiques. Mais le laissera t-on faire car l'objectif de cette opération dépasserait largement les territoires arabes ? La pièce est tellement bien fignolée que toute tentative de changement serait considérée comme trop peu satisfaisante, à l'image des situations vécues dans d'autres pays. Les choses sont trop délicates dans un pays qui n'est, certes, pas la Libye, mais qui semble vouloir éviter le syndrome libyen, même si comme pour Tripoli, la désinformation commence à jouer à fond, à commencer par les présentations trop orientées et unilatérales de télévisions et de journaux n'arrêtant pas de donner des leçons de professionnalisme et de démocratie aux pays du Sud.