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Quand nous fêtions le premier Mai

par Abdelkader Leklek *

Pour ceux de ma génération, nous étions socialistes, sans l'avoir demandé. C'était ainsi. Hanna Arendt disait :''Former une génération nouvelle pour un monde nouveau traduit en fait le désir de refuser aux nouveaux arrivants leurs chances d'innover''.

Nos aînés qui nous gouvernaient, avaient déjà choisi pour nous. Ils avaient établi le modèle d'hommes et de femmes, qu'ils voulaient nous voir être dans notre pays, qui est le leur, avant qu'il ne soit le notre, cela allait de soi.

Nous autres, avions subi depuis 1976, le dictat de la loi élaborée, pour faire notre bonheur, par nos éclairés devanciers.

Selon l'Ordonnance n° 76/35 du 16/04/1976* portant organisation de l'éducation et de la formation, le choix du 16 avril, n'est pas fortuit. Il s'agissait pour notre école :

?'De développer la personnalité des enfants et des citoyens, et de les préparer à la vie active dans le cadre des valeurs arabo-islamiques et de la conscience socialiste?etc. ?'.

Vaste programme, mais ce fut fait, avec la certitude du devoir accompli.

Le premier mai, fête du travail, fête des travailleurs, ou fête internationale du travail. Qu'importe c'était la fête. On ne savait pas ce que l'on fêtait, mais on le faisait avec bonheur, c'était le début du printemps et cela nous suffisait. Quant à la conscience socialiste de l'ordonnance, cette faculté mentale d'appréhender de façon subjective les phénomènes extérieurs et intérieurs, et généralement sa propre existence, comme disent les psychanalystes. Elle est aussi, selon ces derniers, liée à la perception. C'est à dire qu'elle est sélective, puisque la perception peut être trompée par une illusion d'optique. Alors cette capacité cérébrale, qu'est la conscience tantôt subjective, tantôt sélective, grand merci à nos premiers nés pour cette attention, e t pour s'être donnés la peine de développer nos personnalités, en nous dotant d'une faculté psychologique, subjective et sélective.

Sur la place des martyrs, de la ville, que nous appelions- es serdouk-, en souvenir du coq gaulois, qui trôna sur son obélisque bleu roi, durant la période coloniale de l'histoire de la placette. Elle s'ouvrait par son côté Sud, sur l'esplanade de la gare de chemin de fer. Déjà la veille de la fête, cet espace où s'élèvent encore, des tilleuls odoriférants les soirées d'été, qui d'habitude, ne s'animait, qu'au départ ou bien à l'arrivée d'un train. Était envahis par des chars de carnaval. Les fantaisies dans les décorations et l'extravagance, côtoyaient les ornements austères et strictement agencés, des chars des entreprises où la section syndicale était plus socialiste orthodoxe. Et pour l'occasion, la grande brasserie de la gare, lieu historique de rencontre des cheminots, ce jour là rentrait sa terrasse, plus de chaises en osier, ni de tables à surface plane de marbre. La tribune où siègeront le jour de la fête, les notabilités civiles et militaires de la ville, se dressait déjà imposante depuis le 30 avril, besogneusement montée pièce par pièce par les ouvriers de la commune. Les ouvriers des entreprises eux, sur directives de leur directeur ou bien du président du comité de gestion de l'entreprise nationale, et parfois nationalisée, cherchaient la position la plus stratégique pour défiler devant les caciques, au moment le plus propice, pour convaincre, que même à la parade, ils étaient de bons travailleurs socialistes. Ils escomptaient en retour, des retombées bénéfiques. Eux et leur entreprise seront cités dans le futur discours du chef local du parti. Ils seront alors consacrés héros du travail, par les apparatchiks, jusqu'au premier mai prochain. Dès lors ils s'attelleront principalement à s'y préparer, et accessoirement à travailler, l'année durant. Il va sans dire, qu'aux heures de production, ils organiseront leurs assemblées générales, pour ce faire.

Les comités de gestion des domaines agricoles faisaient défiler toutes leurs machines, et ils s'habillaient en fellah pour la circonstance. Ceux des entreprises industrielles et commerciales, s'habillaient également de bleus de travail, et sur les plateaux des camions et des bennes, exposaient des outils, des instruments, et des ouvriers simulant la manœuvre. Une année, pour ne pas être en reste, même les travailleurs de la santé, le terme était consacré, même pour les médecins, prirent part au défilé du premier mai. Ils avaient montré à la brochette des officiels, qui les a fortement applaudis, et à toute la ville. Une salle d'opération ambulante, sur une benne de camion, de l'hôpital. Le rôle du chirurgien était tenu par le numéro 10 de l'équipe de football de la ville, que seul son talent avait fait recruter pour services rendus dans cet établissement sanitaire. Il portait un masque, comme un vrai praticien. Mais il en avait tellement parlé la veille que toute la cité le savait, ce fut plaisant.

Quand tard dans la nuit ou le lendemain, revenaient ceux de chez nous qui travaillaient à l'usine sidérurgique d'El-Hadjar, ils nous rapportaient ceci : le bleu sur le cours de la révolution de Annaba ce premier mai là, auquel ils avaient forcément participé et aux premiers rangs, c'était la même tirade tous les premiers mai, avait ravi la vedette au bleu de la mer de la coquette. Oui qu'ils disaient dans les cafés, les masses laborieuses, toutes de bleus de travail neufs vêtues, distribués la veille avec casques et souliers de sécurité avaient fait honneur au pays et à la révolution industrielle, en défilant massivement, en carrés serrés à Annaba. Ces masses laborieuses reprenaient-ils, sûrs de leur cause et droits dans leurs godasses toutes neuves de chantier, défieront dans quelques années, grâce à l'industrie industrialisante, les forces industrielles capitalistes, impérialistes, américaines, anglaises et françaises, et les obligeront avec l'aide de nos amis des pays de l'Est, à leur tête l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques, à capituler et à adopter le socialisme comme mode de production. Et là nous auront triomphé, parce que les prolétaires de tous les pays, se seront unis. Ils toujours leur discours par cette sentence.

Ado, je m'endormais avec cette question sur mon oreiller. Mais pourquoi faire ?

Jeune homme au lycée je découvris la philosophie, et la dialectique. Et pour faire court ici. Je présumais alors, que s'il n'y avait pas de capitalisme, il n'y aurait jamais eu de socialisme. Et pour mon insoumission d'adolescent, ni de premier mai, encore moins cette fête qui pour moi, annonçait, l'approche des grandes vacances, la liberté. Fort de ma juvénile cogitation, je tranchais alors que le socialisme, se prétend être, pour le bonheur de l'humanité, la contradiction d'une calamité humaine, donc la solution à un malheur, appelait capitalisme. Donc pour moi, le second ne pouvait être, en toute logique, que la conséquence du premier. C'est un mouvement où l'un, n'est en définitive, que la validation de l'autre. C'est pour cela, que leurs vies durant, les hommes et les femmes des deux bords convaincus, se battent, pour ce qu'ils considèrent être le but à réaliser dans leur histoire personnelle sur terre. J'existe et je revendique, parce que tu existes et tu revendiques, seulement chacun selon ses canons. Et en pénultième hypothèse d'apprenti philosophe, j'en concluais, que les hommes et les femmes ne s'associent, que parce qu'ils sont différents, s'opposent et divergent. Ne serait-ce pas cela, en définitive, la recherche de cet espace de vie, selon diverses démarches, pour vivre en paix : le compromis.

Mais alors, le premier mai est-il socialiste ou bien capitaliste ?

Le premier mai est une conquête sociale humaine. A l'avènement de cette victoire, les deux idéologies s'il en est, n'avaient pas encore achevé l'acception que leur donnent aujourd'hui les théoriciens. D'ailleurs l'accompliront-elles un jour ?

C'était à Chicago, dans l'Etat Américain de l'Illinois, dans les usines Mac-Cormick, grand constructeur américain de matériel agricole, inventeur de la moissonneuse. Le premier mai 1886, les ouvriers, se mettent en grève, pour cause de licenciement de 1200d'entre eux, et leur remplacement par des Scabs -gale en français- terme péjoratif pour désigner les casseurs de grèves. Ils revendiquaient en conséquence et par la même occurrence, en faisant pression sur les patrons, la journée de travail de huit heures. Il était de tradition, que le premier mai aux Etats-Unis, les entreprises entament leur année comptable. Profitant de ce rituel budgétaire, les leaders de ce mouvement, qui étaient des syndicalistes anarchistes, avaient choisi cette date pour arrêter de travailler, et engager s'il le fallait, le bras de force, avec les briseurs de grève. Après des échauffourées entre les grévistes et les forces de police, le premier mai 1886, les affrontements firent trois morts parmi les ouvriers de Mac-Cormick. Le 03 mai une autre manifestation eut lieu, à la mémoire des tués. Une marche fut organisée à Haymarket square à Chicago. Et alors que cette manifestation du souvenir se dispersait, une bombe, lancée dit-on, par un provocateur, explosa près du cordon de policiers. Elle tua une quinzaine d'agents de police. Cette affaire eut également des prolongements judiciaires. Un simulacre de procès fut organisé, où des preuves fabriquées de toutes pièces par les services de police et des faux témoignages, furent produits. Trois syndicalistes anarchistes furent condamnés à la prison à perpétuité. Et cinq autres furent condamnés à mort par pendaison. Quatre d'entre eux furent pendus le 11 novembre 1886, et le cinquième, se suicida la veille dans sa cellule, selon l'enquête de police. Mais comme répercutions à ces douloureuses épreuves, deux cents milles ouvriers obtinrent, suite à ces évènements, la journée de huit heures, aux U S A.

Ce fut le prélude aux conquêtes sociales du vingtième siècle, que seront, le congé payé, le congé de maladie, la sécurité sociale, le congé de maternité, et l'assurance chômage.

Ceci étant pour l'histoire du premier mai la plus partagée. Mais déjà en 1793, les ouvriers français fêtaient le travail, le soir à cette date, après une journée de travail de dix heures. Et pareillement dès 1856, les travailleurs australiens faisaient grève pour revendiquer la journée des huit heures de travail.

Finalement ce fut le traité de paix, au sortir de la première guerre mondiale, signé entre les alliés et les allemands, à Versailles le 28 juin 1919, qui mentionna dans son article 247, l'adoption de la journée de huit heures ou de la semaine de quarante huit heures, comme but à atteindre par tout, où elle n'a pas encore été obtenue. En 1920 l'U R S S, décide de faire du premier mai, une journée chômée. En 1933 pour se faire rallier les travailleurs allemands, Hitler fraîchement élu chancelier du Reich, en fit une journée chômée et payée. La France vichyste adopta cette mesure sous l'occupation allemande en 1941. Avant cela, le mouvement ouvrier français d'obédience anarchiste, revendiquait déjà ce droit, en 1890, en arborant à la boutonnière un triangle rouge, pour réclamer, que les 24 heures de la journée soient partagées en trois espaces de vie. 8 heures de travail, 8 heures de sommeil et enfin 8 heures de loisirs. Les ouvriers conservèrent cette pratique, d'exhiber chaque premier mai ce triangle rouge, jusqu'en 1907, où le muguet, cette petite fleur des champs, contenant des grappes de clochette blanches très odorantes, symbole du printemps en Ile de France, remplaça le triangle. L'usage dure toujours, sauf que le muguet est désormais en grande partie cultivé. Et les français s'offrent désormais cette fleur comme porte bonheur, le premier du mois de mai.

Mais que reste -t-il de cette conquête, plus d'un siècle après ?

Sans comparer cette victoire, à un vaccin, bien que j'en sois fortement tenté, elle fut et demeure pour l'humanité salvatrice. La durée de vie avant la journée de huit heures n'était pas longue, on mourait à quarante ans, et on l'acceptait, c'était tout naturel. Des gosses travaillaient, de 12 à 16 heures par jour dans les mines, en Europe et ailleurs. De nos jours en Afrique et en Asie, cela demeure toujours de mise. En Algérie coloniale, les ouvriers agricoles, hommes, femmes et enfants, trimaient du lever au coucher du soleil, dans le vignoble. Et poètes à leur façon, ces paysans algériens, disaient, qu'ils travaillaient des étoiles aux étoiles. Chacun ses repères. Mais dans les deux cas, ce n'était jamais moins de dix heures. Et à la saison des vendanges, les travailleurs étaient payés en raisin, par les groupements agricoles colonialistes. La Compagnie Algérienne, la Compagnie Genevoise ou bien la Compagnie Forestière, et cela dura jusqu'en 1962.

 Après les années de flottement post-indépendance, les années 70/80 allaient procurer du travail et des droits sociaux, aux algériens et aux algériennes, selon une politique économique délibérément volontariste. Les années 90 et la chute brutale des prix du pétrole, produisirent l'effet totalement inverse, et sans que l'on se soit préparé. Les politiques publiques nationales dans le domaine de l'emploi, montrèrent forcées leurs échecs, et les chocs sur les familles furent terribles. Vinrent alors, la dette extérieure, le plan d'aménagement structurel, imposé par le F M I, la restructuration des entreprises publiques, le filet social, les emplois d'attente, la caisse nationale d'assurance chômage, les retraites anticipées, les départs volontaires, et j'en passe et des meilleurs. Un cortège de nuisances et de désagréments socialement déstabilisants. A l'arrivée, il y eut la déréglementation du lien du travail. On allait désormais au travail, quasiment sans aucune protection. Cette remise en cause des droits sociaux, violemment subie, trouve sa source dans les normes qui régissent la mondialisation de l'économie. Si le démon des travailleurs dans les pays riches, se nomme la délocalisation de la production, des services et des postes de travail connexes. Dans les pays du Sud qui sont les nôtres, le diablotin, se prénomme l'informel, dans les mêmes secteurs. La relation de travail rongée et consumée, par les canons de la mondialisation, telle qu'elle nous est servie par ses promoteurs, est devenue tellement fragile précaire et peu solide, qu'il devient indécent, inélégant et insolant, de fêter le premier mai, paradant devant ceux qui sont au chômage.

 Dans son préambule la déclaration universelle des droits de l'homme de l'O N U, du 10 décembre 1948, qui considère que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde, énonce dans son article 23, les droits sociaux. Ces derniers, affirment le droit à la nourriture, à la santé, au logement et à un niveau de vie suffisant. Le droit au travail et à la protection contre le chômage et ses effets, à la sécurité sociale, au droit à la grève, à une rémunération identique à un même travail fourni sans distinction aucune permettant à l'individu et sa famille une existence conforme à la dignité humaine. Cela demeure toujours une espérance, parce que, dans la réalité, ces droits fondamentaux de la personne, qui font consensus, ne sont pas encore atteints partout à travers le monde. En attendant on a le droit par nostalgie, et beaucoup de vague à l'âme, de témoigner, que nous fêtions en Algérie, le premier mai.

* Ordonnance abrogée par la loi  n° 08/04 du 23/01/2008, portant loi D'orientation sur l'éducation nationale.