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Les Bleus, la grève à Knysna et l'immigration maghrébine

par Akram Belkaid : Paris

Le livre dont il est question dans cette chronique est d'abord une réaction salutaire après un déchaînement médiatique dont on subit, aujourd'hui encore, les échos nauséabonds (*). Souvenez de l'affaire. C'était le 20 juin 2010 en pleine Coupe du monde de football en Afrique du Sud. Alors qu'ils sont au seuil d'une élimination sans gloire dès le premier tour, les joueurs de l'équipe de France décident de ne pas s'entraîner malgré la présence des caméras du monde entier. Scandale national dans l'Hexagone ! Presse et politiques s'en mêlent.

On parle alors de «caïds de banlieues», de «gamins mal élevés» et même de «traîtres à la nation». L'occasion est trop belle. Dans une France minée par le débat sur l'identité nationale et par la montée en puissance des idées xénophobes, la grève de Knysna donne soudain du grain à moudre à tous ceux qui, de manière plus ou moins directe, ne cessent de dénoncer les «mauvais Français» c'est-à-dire ces enfants issus de l'immigration ou ces Français de souche convertis à l'islam qui, en faisant grève, ont manqué de loyauté à l'égard de leur pays.

Le mérite du sociologue Stéphane Beaud est de remettre les pendules à l'heure et d'offrir une mise en perspective par rapport à un événement qui a renforcé le discours sur «l'ennemi intérieur» et fait écho aux émeutes de l'automne 2005. Knysna ? «La couleur de peau et les origines ethniques ne suffisent pas à expliquer la grève», note-t-il en récusant la thèse de «la faute à la banlieue». Pour lui «la grève des Bleus, loin d'être un phénomène irrationnel produit par des esprits faibles, a constitué l'aboutissement de multiples tensions qui existaient depuis un certain temps, d'une part, au sein même de l'équipe de France (entre les joueurs et l'entraîneur, entre les joueurs eux-mêmes) et, d'autre part, entre les joueurs et les journalistes».

Le livre offre ainsi une analyse très détaillée des relations particulièrement compliquées, d'aucun diront perverses, entre les footballeurs et les médias.

Petites phrases, fausses confidences, langue de bois, absence d'information véritable, emprise de la com' des sponsors, tout cela a créé un fossé entre journalistes et joueurs. S'ajoute l'effet particulièrement insidieux des notes de match sans oublier l'hypertrophie des égos de joueurs. De quoi provoquer «l'agacement croissant des journalistes à l'égard des comportements des footballeurs professionnels d'aujourd'hui - agacement qui n'est pas dénué d'un certain mépris de classe».

On se souvient de la fameuse une du quotidien l'Equipe mettant en scène Anelka et Domenech avec en grands caractères une insulte que nous ne reproduirons pas ici. A l'époque, personne ne s'est attardé sur la symbolique de cette page. Pourtant, remarque Stéphane Beaud, on ne peut s'empêcher d'y voir un Noir menaçant (Anelka) qui insulte son chef blanc (Domenech). Cette une, on le sait, a été le détonateur et a conduit à la grève. Mais cette «mutinerie» n'aurait peut-être pas eu lieu s'il n'y avait eu ce grand contentieux entre joueurs et journalistes. Riches, gâtés, puérils, les grévistes de Knysna ? Pas si simple et l'auteur avance même l'idée d'un «mouvement anti-institutionnel», alimenté aussi par une «politisation rampante» de certains joueurs. «D'abord, il faut commencer par prendre au sérieux cette grève ou cette mutinerie. Car grève il y a bien eu ! Mouvement social, il y a bien eu !» rappelle-t-il.

Une autre partie du livre offre une analyse socio-historique concernant l'équipe de France de la période 1998-2000. On y découvre à quel point le fameux «black-blanc-beur» n'avait rien à voir avec la réalité. «Force est de constater que ce slogan rassembleur repris sans cesse depuis 1998, était largement trompeur car il occultait deux faits majeurs : d'une part, la faible part des enfants d'immigrés ? au sens sociologique du terme ? dans cette équipe ; d'autre part, la surreprésentation des enfants des classes populaires (au sens large du terme)» explique Stéphane Beaud. Et de démontrer ensuite qu'à «travers l'équipe des Bleus de 1998, c'est en quelque sorte la France ouvrière et rurale des Trente Glorieuses qui vit ses derniers feux en donnant à l'équipe nationale ses plus beaux produits». Sans tomber dans l'angélisme, l'auteur rappelle que cette France ouvrière et rurale a imprégné nombre de joueurs professionnels de 1998-2000 de valeurs importantes telles que le travail, le respect des aînés, la politesse, la solidarité, l'humilité? L'inverse de ce qui s'enseigne aujourd'hui dans des centres de formation où les footballeurs arrivent très jeunes avant d'être mis sur le marché à un âge où leurs devanciers étaient encore à la maison.

L'équipe de 2010 était quant à elle traversée par une fracture sociale invisible. D'un côté, des joueurs issus de milieux plus ou moins favorisés, ou du moins appartenant à la partie supérieure des classes populaires et, de l'autre, des enfants de cités. On saisit bien l'existence de cette fracture à la lecture des différents portraits de joueurs que propose l'ouvrage. «La comparaison des deux équipes de France 1998 et 2010 indique clairement que la force de l'équipe championne du monde tenait aussi à la relative homogénéité de son recrutement social (des enfants issus des petites classes moyennes et des classes populaires) alors que celle du Mondial en Afrique du Sud apparaît beaucoup plus clivée socialement», précise Stéphane Beaud.

La fin de l'ouvrage propose deux chapitres passionnants. Dans celui qui concerne l'évolution des enfants d'immigrés maghrébins dans le football français, l'auteur propose un périple allant de la fameuse équipe du FLN à la génération Benzema ? Ben Arfa - Nasri en passant par Mustapha Dahleb (auquel sont consacrées plusieurs pages qui raviront tous les admirateurs de ce grand joueur). On y découvre que l'immigration a toujours alimenté le football français et que les joueurs d'origine maghrébine ont, eux aussi, évolué sur le plan sociologique. Du fils d'immigré décidé à jouer pour le pays on est passé, en trente ans, à l'enfant de la cité, qui, même s'il vient d'une famille plus ou moins intégrée, n'en est pas moins, de par son comportement et de ce qu'il a intériorisé comme humiliations et frustrations, une énigme pour son entraîneur mais aussi pour le monde médiatique en général.

Dans le dernier chapitre, l'ouvrage aborde la question du retour des joueurs binationaux vers leurs pays d'origine. Une réalité que les Algériens connaissent bien quand on sait que la presque totalité de l'équipe nationale présente en Afrique du sud était composée d'enfants d'immigrés. Le sujet est délicat car il concerne à la fois les effets de la mondialisation, les liens affectifs, réels ou exagérés avec le pays d'origine et un opportunisme sportif qu'on ne peut éluder. Mais ce mouvement inverse du joueur qui parfois a été sélectionné dans les équipes de France intermédiaires (moins de seize ans, équipe espoir,?) et qui finit par opter pour l'équipe du pays du père (ou du grand-père) peut d'abord être vu comme un juste retour des choses. «S'opérera peut-être ainsi dans la durée, une sorte de transfert intergénérationnel de compétences footballistiques (sur le modèle des transferts de technologie) au profit des pays du Sud qui ont alimenté en main-d'œuvre peu qualifiée les firmes et les segments du marché du travail qui étaient demandeurs», écrit l'auteur.

Reste que choisir de jouer (ou de ne pas jouer) pour l'Algérie (ou le Maroc ou la Côte d'Ivoire) demeure problématique car cela réveille chez le joueur «un conflit identitaire» qu'il avait peut-être dépassé. A ce sujet, les joueurs d'origine algérienne constituent un véritable cas d'étude d'autant que les motivations des uns et des autres diffèrent. Avec tact et prudence, Stéphane Beaud relève notamment qu'en décidant de jouer pour l'Algérie, certains d'entre eux prennent «une revanche» contre un football français qui les a, volontairement ou non, ignorés ou pas assez mis en valeur. Une problématique que l'on peut étendre à d'autres domaines professionnels et qui prouve, une fois encore, que le football, bien plus qu'un simple sport, est aussi un excellent révélateur social. Ainsi, à lire l'ouvrage de Stéphane Beaud on comprend comment la France et ses immigrés (sans oublier son football) ont évolué au cours des trente dernières années.

(*) Traîtres à la nation ?

Un autre regard sur la grève des Bleus, en collaboration avec Philippe Guimard, La Découverte, 286 pages, 18 euros.