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L'Afrique n'est pas encore indépendante

par Ahmed CHENIKI

L'Afrique ne semble pas avoir pris le départ. Elle végète dans ses contradictions, ses conflits internes et ses guerres sans fin, à l'exemple de l'intervention éthiopienne en Somalie, de la tragédie congolaise, burundaise et rwandaise, du dernier épisode ivoirien et de différents conflits interethniques.

Que de tragédies connaît depuis les «indépendances» ce continent tant convoité, restant encore la chasse gardée des puissances coloniales, provoquant des guerres civiles sans fin dans un continent trop marqué par des indépendances trop formelles. Dans le conflit opposant Ouattara et Gbagbo, la France a pris fait et cause pour l'ancien Premier ministre de Houphouët-Boigny, prétextant une sorte d'intervention ayant pour objectif «la protection des populations», devenue, avec l'instrumentation du système des nations unies, les différents groupes des droits de l'homme et les médias, une véritable machine de guerre, engendrant des massacres sans fin. La dictature de la «communauté internationale» fait le reste. Des centaines de morts ponctuent, chaque fois, des interventions militaires répétitives et compliquent davantage les conflits. L'arrestation par les troupes françaises de Gbagbo et l'assassinat de son ministre de l'intérieur posent sérieusement problème, comme d'ailleurs les violences qui ont accompagné cette opération ayant conduit à l'arrestation de Gbagbo et sa femme agressée, au même titre que d'autres proches du président ivoirien, sans que les organisations des droits de l'homme ne s'en émeuvent. Il y eut déjà les précédents du couple Ceausescu, de Noriega, de Saddam Hussein et de ses deux fils qui ont été exposés aux caméras alors que ce type de choses ne devrait pas être autorisé. Les Africains commencent ainsi à penser que le retour à la colonisation directe n'est pas à exclure dans le contexte actuel de dérèglement des relations internationales, compte-tenu de l'absence d'un contre-pouvoir à une «communauté internationale» incarnée par l' «Occident». La démocratie, comme le soutenait l'ancien président français, Georges Pompidou, est ainsi menacée par la présence de relents fascistes. Les conditions de l'arrestation de Gbabgo et l'épisode ivoirien donnent à lire des pratiques trop peu démocratiques. La loi de la jungle exclut toute attitude démocratique et légitime tous les excès.

L'épisode électoral ivoirien de ces derniers temps met en lumière la fragilité des expériences démocratiques en Afrique Noire et révèle les pesanteurs ethnocentriques, les relents xénophobes marquant le territoire politique et le déficit d'indépendances des territoires africains. Les choses ne sont pas simples. Ainsi, la parenthèse sénégalaise qui a vu le longiligne Abdou Diouf, prendre gentiment la porte de sortie sans grand bruit et en félicitant, à contrecœur évidemment le vainqueur, est tout simplement singulière dans un continent où les espaces claniques et ethniques déterminent toutes les fantaisies politiques.

Mais ce qui se passe en Côte d'Ivoire, un pays longtemps dirigé par Félix Houphouët Boigny qui a même eu le culot de déplacer la capitale du pays dans son village, Yamassoukro, est symptomatique de la réalité des pouvoirs militaires et civils d'après les «indépendances», des jeux politiques malsains et de la grande implication des Français dans la gestion des affaires de leurs colonies. Le passage de la colonisation aux indépendances en 1960 après le fameux référendum de 1958 a succédé à l'élimination des partis patriotiques dont les dirigeants avaient été forcés à l'exil. Quand le général Robert Guei a renversé l'ancien président de l'Assemblée Nationale de Houphouet-Boigny, tous les opposants l'avaient soutenu, lui qui avait une revanche à prendre sur les civils, d'autant plus qu'il avait été révoqué en janvier 1997 par Henri Konan Bédié, alors président de la république, de son poste de chef d'état-major de l'armée pour avoir refusé d'intervenir pour arrêter le «boycottage actif» des élections présidentielles d'octobre 1995, décidé par les partis d'opposition, notamment des chefs charismatiques connus comme l'ancien Premier ministre, Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo, secrétaire du Front Populaire Ivoirien, proche des socialistes français qui ont tout fait tout pour qu'il accède à la magistrature suprême.

Aujourd'hui, ce qui se passe en Côte d'Ivoire où la fièvre xénophobe, avec l'intronisation d'Alassane Ouattara dans des conditions équivoques, risquerait d'atteindre des degrés inimaginables, n'est qu'un éternel recommencement d'une Afrique qui a été mal décolonisée. Robert Guei, en bon militaire africain, ne peut facilement abandonner les délices du fauteuil présidentiel à cet ancien opposant, Laurent Gbagbo, patron du Front Populaire Ivoirien, membre de l'Internationale socialiste qui a remporté cette élection après avoir, comme le sénégalais Abdoulaye Wade, longtemps attendu son tour. Certes, le général Guei a tout essayé pour remporter cette élection, tout d'abord en éliminant deux adversaires sérieux de la course, Ouattara et Bédié, en confectionnant un code électoral sur mesure, comme d'ailleurs Bédié et en cherchant ensuite à faire pression sur les électeurs qui ne se sont pas déplacés massivement. Frantz Fanon qui a eu le temps d'observer le processus de décolonisation de 1960 en Afrique ne se faisait nullement d'illusions sur l'Afrique des indépendances de pays traversés par une certaine malédiction et une corruption généralisée encouragée par les anciens collaborateurs de la colonisation métamorphosés en dirigeants de l'Afrique «indépendante». Il écrivait déjà dans «Les damnés de la terre» ces propos prophétiques: «Disons-le, nous croyons que l'effort colossal auquel sont conviés les peuples sous-développés ne donnera pas les résultats escomptés». Paroles, certes, prémonitoires, mais résultats d'une fine analyse de la situation des mouvements de décolonisation en Afrique, en passant par une violente critique de la négritude et de l'Europe.

Mais quels que soient les événements, les derniers changements opérés en Afrique sous la pression des transformations internationales, des organisations financières internationales (FMI et Banque Mondiale) et de certains pays occidentaux, enclins aujourd'hui à exiger un certain «vernis» démocratique, les choses sérieuses, trop têtues, ne semblent pas évoluer dans le bon sens. Jusqu'à présent, les anciennes puissances coloniales font et défont les politiques africaines. Tout le monde connaît l'extraordinaire influence d'une société française, Elf, dans le fonctionnement des «institutions» de ces pays. Combien de coups d'Etat avaient été fomentés à partir de Paris, de Bruxelles et de Londres ? Aujourd'hui, les révélations se font trop insistantes. On sait, par exemple, que c'est le gouvernement belge qui a été à l'origine de l'assassinat de Patrice Lumumba, ancien Premier ministre du Congo, remplacé par Mobutu qui, était devenu non fréquentable pour les chancelleries occidentales, décidant enfin de mettre un terme à son règne. Les tensions interethniques sont souvent encouragées dans des périodes de crise et de conflits par les capitales européennes qui défendent tout simplement leurs intérêts au détriment d'une Afrique qui n'est jamais partie, contrairement à ce titre d'un ouvrage de René Dumont, «l'Afrique Noire est mal partie», écrit vers le début des années soixante.

Une légère virée dans l'Histoire récente de cette région de l'Afrique nous renseignerait sur les échecs des derniers changements «démocratiques» dictés par un mythique désir d'imiter le modèle occidental. Ce mimétisme aberrant traverse les élites africaines qui, souvent, ont subi les pires brimades de dictateurs installés à la tête de ces pays après les fausses indépendances octroyées après la mascarade du référendum de 1958 mise en scène par Charles De Gaulle qui voulait lier éternellement l'Afrique à la France. Seule la Guinée de Sékou Touré avait refusé ce statut d'assisté permanent. Les territoires d'outre-mer (T.O.M), issus de la Constitution de 1946 étaient pourvus d'assemblées territoriales marquées par l'existence d'un double collège où, paradoxalement, les Africains étaient minoritaires. C'est d'ailleurs dans ce vivier que vont être recrutés les nouveaux dirigeants africains qui vont sévir dans leurs pays en emprisonnant et en liquidant les opposants, en instituant le système du parti unique et en verrouillant toute possibilité d'expression, avec le soutien de la puissance coloniale. Ainsi, allaient se mettre en œuvre deux groupes de pays, l'un emprunta un jargon «socialiste» (Mali, Guinée, Bénin, Congo, Madagascar?) et l'autre un vocabulaire «libéral» (Sénégal, Cameroun, Cote d'Ivoire?). Mais il reste qu'ici et là, aucune ouverture démocratique n'était permise. Ce qui ne dérangeait nullement l' «Occident», sourd aux nombreux appels de certains intellectuels africains peu enclins à collaborer avec des dictateurs qui n'arrêtaient pas de stigmatiser les pouvoirs en place trop corrompus et incompétents. Mais les affaires sont les affaires.

Ni Senghor, Ahidjo ou Houphouët-Boigny ne pouvaient tolérer une quelconque contestation. L'exil devenait l'espace privilégié de certaines élites qui se mettaient, à partir de l'étranger, à vilipender les dirigeants et le néo-colonialisme et à dénoncer le parti unique et la corruption. Ainsi, de nombreux écrivains comme Sembene Ousmane, Mongo Béti, Sony Labou Tansi, Ahmadou Kourouma et bien d'autres se retrouvèrent installés en France.

Déjà dès les indépendances de 1960, les dés étaient jetés. Les anciennes puissances coloniales ne pouvaient accepter l'instauration de régimes démocratiques risquant de constituer de sérieux dangers pour leurs intérêts. Que ce soit dans les pays anglophones ou francophones, la réalité était presque la même. Au Nigéria, au Ghana ou au Kenya ou dans les autres pays francophones, les choses étaient relativement similaires. Certes, quelques dirigeants comme Nkrumah, Kenyatta, Lumumba ou Modibo Keita, développaient un projet national ou une perspective africaine, mais ils furent vite chassés du pouvoir. Les expériences démocratiques n'ont, jusqu'à présent, pas permis l'émergence d'un sentiment national qui mettrait fin aux solidarités claniques et aux très forts liens ethniques. La communauté ethnique tient le haut du pavé.

Ces dernières années, les anciennes puissances coloniales ont senti la nécessité d'imposer un certain vernis démocratique à des dictatures qui commençaient à être trop impopulaires. C'est ainsi que fut décidée la mise à la retraite de Mobutu, devenu trop gênant. La revendication démocratique se faisait trop pressante dans un continent où plus d'une vingtaine de régimes sont issus de coups d'Etats militaires. Le texte du sommet réuni à Alger, il y a quelques années, où il était question de ne plus tolérer les coups d'Etat ne semble pas opératoire dans des territoires où l'armée, souvent marquée par des lézardes ethniques, est maîtresse du terrain. Aujourd'hui, la fiction démocratique devient une véritable mode qui, parfois, emporte sur sa lancée quelques dirigeants peu présentables.

Ce sont les problèmes économiques et sociaux et les conditions du FMI et de la Banque Mondiale qui ont poussé de nombreux pays africains, trop pauvres à emprunter les sentiers de la gestion «démocratique», mais souvent les expériences tentées jusqu'à présent, ont lamentablement échoué. Les exemples de Côte d'Ivoire, du Niger, du Mali et du Nigéria par exemple sont frappants. Ces pays lourdement endettés ont engagé de très importantes opérations de privatisation. C'est ainsi que la Côte d'Ivoire qui a une dette extérieure de plus de 24 milliards de dollars a privatisé plus de 90% de ses entreprises publiques. Ce territoire se trouve aujourd'hui piégé par la chute des cours du café et du cacao, les deux richesses de ce pays détenues en grande partie par la famille Houphouët-Boigny. La Côte d'Ivoire qui produit 40% de la production mondiale est le premier fournisseur de cacao. France Télécom détient 51% du marché des télécommunications dans ce pays. Les autres pays d'Afrique ne sont pas aussi riches que la Côte d'Ivoire.

Cette volonté de mettre en œuvre un édifice démocratique a permis l'organisation de conférences nationales où participaient partis, syndicats et associations. Ce sont de véritables états généraux du pays. Plusieurs pays africains ont connu cette expérience entamée par le Bénin : Congo, Gabon, Comores, Togo, Mali, Niger?Ces conférences qui sonnent le glas du parti unique, disparu à la suite de l'effondrement de l'Union Soviétique et des inextricables problèmes économiques, ont favorisé la création d'une multitude de micro-partis qui sont souvent l'expression de groupes ethniques et claniques, l'installation de régimes parlementaires traversés par les solidarités ethniques et l'engendrement simultané de la république, certes, quelque peu singulière. Le parlement devient le lieu où se cristallisent les conflits et les places communautaires dans un continent où le sentiment national est encore prisonnier des liens ethniques. La projection sur un espace parcellisé, rural d'un modèle européen désormais unique espace de légitimation des pouvoirs en place n'a pas mis fin à cette mentalité putschiste et absolutiste caractérisant le pouvoir en Afrique. Quand Bédié a pris le pouvoir après le décès de Houphouët Boigny en 1993, il a tout simplement confectionné des lois sur mesure pour barrer la route à des adversaires sérieux comme Ouattara ou en emprisonnant des leaders d'opposition qui comptent comme Laurent Gbagbo.

Dans tout ce continent, se pose le problème de la constitution de partis sérieux, chose impossible dans des pays où le sentiment groupal exclut les données sociales et convoque l'appartenance familiale ou clanique, marquée par une mentalité rurale des plus rétrogrades. C'est pour cette raison que trop souvent, les partis sont dépourvus de programmes politiques et idéologiques cohérents et clairs. Les conflits communautaires désagrègent l'appareil d'Etat et rendent toute gestion démocratique sérieuse peu probable. Le président fonctionne tout simplement comme un chef de clan. C'est ce qui renforce et aggrave le sentiment xénophobe des populations africaines frappées par la famine, l'analphabétisme, les guerres civiles, les épidémies et la misère. Ainsi, ces populations, souvent analphabètes, observent impuissantes, des expériences «démocratiques» se mettre en place, imposées par les Européens et les Américains qui conditionnent l'octroi de toute aide financière à la mise en place d'institutions «démocratiques». Cette aide va souvent dans des caisses personnelles dans des territoires dont une partie est souvent contrôlée par le banditisme et le gang. Des constitutions pluralistes arriveront-elles à résoudre les vrais problèmes de l'Afrique qui sont essentiellement économiques ? Pour le moment, les choses ne semblent pas évoluer positivement. Certes, le système du parti unique a disparu, mais il n'a pas encore réglé la question des programmes et des projets de société, trop souvent réduits à la lecture redondante de préceptes moraux : intégrité, transparence?

Mais cette poussée «démocratique», malgré ses trop nombreuses limites, a permis l'émergence d'une presse relativement libre, mais souvent aux prises avec de très sérieux problèmes économiques et financiers freinant toute ambition. Des journalistes sont toujours emprisonnés dans des pays africains. Mais, les journalistes découvrent enfin après de longues années de plomb la libre expression. Ce qui se passe actuellement dans de nombreux pays d'Afrique n'est nullement surprenant. Mais il reste que tous ces pays sont extrêmement fragiles, menacés par le spectre de la guerre civile et par leurs relations incestueuses avec l'ancien occupant, obsessionnellement présent.