Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Les dictateurs déchus sont moins riches, mais jamais pauvres

par Abed Charef

Les anciens dictateurs risquent de perdre l'argent déposé en Europe. Et ceux encore en poste ?

La guerre des pays occidentaux contre les dictateurs du Sud n'a plus de limite. Tout comme leur lutte contre la corruption imposée par ces potentats ne connaît désormais plus de répit. On peut suivre les batailles sur ce terrain comme on peut suivre la guerre livrée publiquement et en toute transparence sur la place «Tahrir» du Caire pour déboulonner Hosni Moubarak.

 Connue pour abriter l'argent mal gagnée, la Suisse est à la pointe du combat. Elle a décidé de geler tous les comptes de M. Moubarak et de ses proches, pour les empêcher de vivre une retraite dorée avec l'argent du peuple. La France a suivi, après avoir refusé d'accueillir l'ancien président tunisien Zine El-Abidine Ben Ali. Il s'agit là, a priori, de gestes honorables, décidés pour corriger des «erreurs» antérieures et pour mettre fin à une situation intolérable. C'est le signe aussi que la vertu finit toujours par triompher.

 Pour le président Moubarak, cela s'est fait avec une rare célérité. Une demi-heure après la l'annonce de la chute du «pharaon», la Suisse a annoncé le gel de ses comptes bancaires et ceux de ses proches avec «effet immédiat». Officiellement, la mesure, prise pour une durée de trois ans, vise à «éviter tout risque de détournement de biens appartenant à l'Etat égyptien». Pour la Suisse donc, l'argent appartient à un dirigeant arabe tant qu'il est au pouvoir, mais dès qu'il tombe, cet argent devient suspect. C'est le Conseil fédéral (gouvernement) lui-même, «prenant acte» de la chute de Moubarak, qui a pris la chose en main, alors que la Banque nationale suisse, oubliant le sacré secret bancaire, affichait le montant des avoirs de Moubarak en Suisse, estimé à 2,27 milliards d'euros.

 Le porte-parole du gouvernement, François Baroin, avait fait preuve de la même célérité. Dès la mi-janvier, son pays se tenait « à la disposition des autorités constitutionnelles tunisiennes» pour les aider dans ce domaine. Mais c'est en Grande-Bretagne que les dirigeants se sont montrés les plus cyniques. A en croire leur ministre du Commerce Vince Cable, ils ne savaient même pas que Hosni Moubarak possédait des comptes chez eux ! «Je ne savais pas qu'il avait d'énormes avoir ici», a dit l'honorable ministre, qui ne veut cependant pas rester les bras croisés. «Nous devons nous pencher sur la question. Mais cela dépend aussi de la manière dont ont été acquis ces avoirs», a-t-il précisé.

 En réalité, ces mesures relèvent d'une incroyable hypocrisie. Aux yeux de la «rue arabe», cela permet de se racheter et de donner l'impression qu'on soutient la démocratisation dans les pays du Sud. Mais en fait, ces mesures permettent à de puissantes banques occidentales de garder cet argent pour de longues périodes, et peut-être de s'en emparer définitivement. Les procès autour de ce type de fortune peuvent prendre jusqu'à vingt ans, voire plus, avant que les sommes en question ne soient éventuellement restituées aux pays concernés. L'Iran a mis plus de deux décennies pour récupérer une partie infime de la fortune du Shah, pendant qu'une autre partie, dont la valeur est encore inconnue, a discrètement disparu dans des comptes numérotés ou dans des circuits inconnus des Etats du Sud. De plus, même quand l'argent est restitué, un million de dollars séquestrés pendant vingt ans, cela permet de faire des bénéficies qui représentent vingt fois la somme initiale.

 Mais le plus intéressant est ailleurs : pourquoi ces pays européens, qui s'empressent aujourd'hui de prouver leur vertu, ne décident pas de geler les comptes des chefs d'Etat encore en poste, qu'il s'agisse de potentats arabes, africains ou asiatiques ? Pourquoi l'Europe, qui vient de prendre une décision de geler l'argent de Moubarak, et le Luxembourg, paradis fiscal soft, font-ils tout pour faciliter l'évasion de l'argent du Sud vers leurs banques ?

 Pourtant, tout plaide en faveur de nouvelles mesures. Des associations ont présenté des dossiers très documentés, présentant la liste des biens et des comptes bancaires de certains dirigeants. C'est en France que la situation est la plus avancée, en raison du poids excessif de la «Françafrique» et des réactions qu'elle suscite. Une enquête engagée depuis 2007 avait recensé 39 propriétés et 70 comptes bancaires détenus par feu Omar Bongo, ancien président du Gabon et père de l'actuel chef de l'Etat.

 La famille de M. Sassou Nguesso, président du Congo, détenait 24 propriétés et 112 comptes bancaires. M. Teodoro Obiang, président de la Guinée équatoriale, avait lui aussi accumulé propriétés et voitures de luxe, tout comme le président du Cameroun Paul Biya et l'Angolais Eduardo Dos Santos. Les trois premiers chefs d'Etat possèderaient un parc immobilier d'une valeur de 160 millions d'euros, selon Transparency International. Depuis, les enquêtes ont été affinées, et il est possible d'établir un listing détaillé de ces biens, même si nombre de dirigeants arabes ont de plus en plus recours à des systèmes plus opaques, comme les paradis fiscaux et les banques du Golfe.

 Pour l'heure, cependant, les dirigeants occidentaux excellent dans un sport : tirer sur les ambulances. On s'en contentera. Même si aucun ancien dictateur n'est devenu pauvre.