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Intervention musclée des services de sécurité: La marche d'Alger empêchée

par Ghania Oukazi

Une violente répression s'est manifestée hier, avant même que les marcheurs ne commencent à faire leurs premiers pas. Chose curieuse, ordre a été donné aux services de sécurité pour embarquer les femmes en premier.

Il était relativement tôt - près de 9 h -, quand les premiers groupes de personnes commencèrent à prendre forme hier au niveau de la place du 1er Mai. Ils voulaient participer à la marche à laquelle a appelé la Coordination nationale pour le changement et la démocratie. «Marchons toutes et tous le 12 février pour le changement et la démocratie; la levée de l'état d'urgence; la libération des détenus des émeutes; le travail et la justice sociale; la libération des champs politique et médiatique; une Algérie démocratique et sociale.»

Ce sont les revendications que la coordination en question voulait faire entendre tout au long du parcours reliant la place du 1er Mai à la place des Martyrs. Mais elle en a été empêchée par une force policière inouïe qui s'était emparée des lieux avec matraques et boucliers en main. En effet, en plus de l'interdiction de la marche rappelée en boucle sur plusieurs jours par la wilaya d'Alger sous couvert du ministère de l'Intérieur sur les ondes des médias publics, un impressionnant dispositif sécuritaire a été mis en place pour la circonstance. D'importants renforts de policiers ont été ramenés de plusieurs wilayas pour prêter main forte à leurs collègues d'Alger. Des centaines d'entre eux ont été logés au village de jeunes situé à Sidi Fredj. Ils se sont levés aux aurores pour prendre position dans les quartiers et alentours de la place du 1er Mai. Le plus fort contingent policier tentait d'encadrer les manifestants pour pouvoir les empêcher de marcher.

A vue d'œil, ils étaient près de 500 personnes à vouloir entamer la marche. Le nombre de policiers - a vue d'œil toujours-faisaient pratiquement le triple, ceci sans compter ceux en civil qui étaient au milieu des manifestants et dans les camions antiémeutes stationnés tout au long des rues et sur la place même d'où devait s'ébranler la marche. Il y avait aussi les badauds. «On voulait marcher sur quelques milliers de mètres, on aurait pu nous laisser puisqu'il y a autant de policiers, ce qui donne un policier par mètre», a jugé un manifestant.

Des femmes violemment bousculées et arrêtées

Le patron du RCD, signataire du communiqué de la coordination, ainsi que les représentants de la Ligue des droits de l'Homme étaient aussi présents sur les lieux avec quelques autres visages d'hommes «politiques» qui ont voulu, comme si bien dit par un confrère, «prendre la vague». Pendant que le sol était arpenté par les protestataires, le ciel était survolé par un hélicoptère de la police.

Saïd Sadi, entouré de sa garde rapprochée, et Maître Ali Yahia Abdenour sont montés sur un banc public pour être vus par la foule. «Vous êtes dans votre capitale, dans votre pays, vous avez le droit de marcher», a déclaré Saïd Sadi aux jeunes qui commençaient à s'échauffer. «Djazaïr hora démocratia », commençaient-ils par scander. Certains d'entre eux brandissaient l'emblème national. « Echaâb yourid iskat enidham !» (le peuple veut faire tomber le régime), répétaient-ils en cœur. Très souvent, la foule assistait à de fortes bousculades: c'est quand les policiers embarquaient les manifestants sans distinction, ni de sexe ni d'âge. Ils commençaient par pousser ceux qu'ils prenaient pour les meneurs. Ils leur intimaient l'ordre de partir. A l'évidence, le refus de quitter les lieux de la manifestation devient inné. Les policiers les traînaient alors par terre et les plaçaient dans le fourgon.Plusieurs femmes ont subi le même «rituel». Mais ce sont les femmes flics qui s'en sont emparées violemment. Une des femmes embarquées a été traînée par terre parce qu'elle s'était débattue. Les policières ont été comme choisies pour faire la sale besogne d'emmener par la force des bras et parfois les pieds les femmes récalcitrantes. Nous entendrons un policier dire à un autre que « ordre a été donné pour embarquer les femmes en premier ».

La contre-manifestation de tous les dangers

Il semble que le pouvoir répressif voulait ajouter un autre élément provocateur à la panoplie que les services de sécurité avaient déployée dès leur arrivée sur les lieux de la manifestation. Ali Yahia Abdenour, président d'honneur de la Ligue des droits de l'Homme, a été fortement malmené par les policiers. Ni son parcours de militant de première heure ni son âge avancé n'ont pu lui épargner cette forme d'humiliation que le pouvoir met en branle à chaque fois qu'il se sent menacé.

Maître Mustapha Bouchachi, président de la Ligue des droits de l'Homme, s'est couvert les épaules de l'emblème national. Entouré par des personnes devant assurer sa sécurité, il avait commencé à marcher sous le slogan «Massira silmia». Mais rien à faire, les services de sécurité étaient tellement nombreux qu'ils étouffaient dans l'œuf toute tentative de marche.

«C'est un régime totalitaire. Aujourd'hui, il donne la preuve qu'il n'a aucune volonté de changer ou de s'ouvrir à la société », nous a-t-il déclaré au milieu de l'agitation qui l'entourait. «Ce sont nos enfants, les policiers sont aussi nos enfants, mais c'est le système qui les monte les uns contre les autres», a-t-il fait remarquer.

Bouchachi, comme toute la foule, avaient vu qu'une contre-manifestation avait pris forme pour intimider les marcheurs. «Bouteflika ! Bouteflika! Allez, Allez, Allez», scandaient une cinquantaine de jeunes qui se sont regroupés sous un abribus. « Bouteflika, Ouyahia, houkouma irhabia!», leur répondaient les contre le régime.

Ceux qui ont poussé à cette contre-manifestation n'avaient pas mesuré son degré de dangerosité pour la population et le pays. Les deux «courants», les pour et les contre le régime, voulaient à plusieurs reprises entrer en confrontation. Les policiers ont dû recevoir néanmoins comme ordre de se placer entre les deux parties pour éviter l'affrontement physique. Les «pour» le régime insultaient à tue-tête les «contre», notamment les femmes. Des pétards étaient jetés au milieu de la foule pour ajouter plus d'affolement. «Nous voulons le changement du régime et non dans le régime,» réclame Maître Bouchachi. «On veut un gouvernement de coalition nationale pour une période de transition qui sera suivie d'élections libres», nous a-t-il précisé.

Il avait noté à l'attention de la presse que les entrées de la capitale ont été fermées pour empêcher les gens de rejoindre l'événement du 1er Mai. «Le pouvoir a dit qu'on pouvait marcher dans les autres villes du pays.       Nous avons demandé une autorisation à Oran, elle nous a été refusée,» a souligné encore Bouchachi.

«Ils ont brisé mon pays»

La répression continuait de sévir. Des policiers ont à un moment embarqué des journalistes hommes et femmes qui couvraient l'événement. «La liberté est confisquée par un bande de voleurs!» s'est exclamé un homme d'un certain âge. «Ils ont brisé mon œillet comme ils ont brisé mon pays», s'est plaint Si Mohamed Baghdadi, connu des milieux sportifs. «Le pharaon est tombé: il y avait deux millions de policiers mais il est tombé quand même. Nous, nous avons combattu le terrorisme, vous ne nous faites pas peur,» a lancé un militant des droits de l'homme à l'adresse des policiers. «On restera ici jusqu'à ce que Bouteflika vienne nous parler,» a déclaré Sadi.

Le président du RCD et les responsables de la Ligue des droits de l'Homme quitteront la place du 1er Mai vers les coups de 11 heures. Ali Belhadj s'introduira dans la foule mais sera vite embarqué par les services de sécurité.

«Ya hokem bladna, ouine rahoum ouledna?» (gouvernants de notre pays, où sont nos enfants ?), criaient à leur tour les familles des disparus qui se sont jointes aux manifestants. Un jeune s'est accroupi et a pleuré à chaudes larmes. Son père a été enlevé durant les années 90. «Ya raïs Bouteflika, aâlache tkhaf mel hakika? (président Bouteflika, pourquoi avez-vous peur de la vérité?). «Fi bilad el-houria, essoudjoune esseria» (dans le pays de la liberté, des prisons secrètes), scandaient-elles encore.

«Chargez-les!» ordonne un policier à ses collègues. Il était 12h30. «Asseyez-vous!», recommandent les manifestants à la foule. Ils ont tenu à faire face à la répression par des «massira silmia» répétitives

Il était un peu plus de 13 h quand d'autres renforts rejoignent la place du 1er Mai. Ne restaient alors que quelques récalcitrants qui, à bout de souffle, se sont lassés. Il fut un temps où la capitale abritait des mouvements de manifestants.