Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Chlef - Alger : Le temps des amours mortes

par M’hammedi Bouzina Med

Il y a ceux qui pensent que l’avenir en Algérie est radieux. Ce sont en général des riches. D’autres estiment que l’horizon est sombre. Ils sont pour la plupart pauvres. Cela dépend donc où l’on se situe et à quoi on rêve dans le pays et… pour le pays.

Une quinzaine d’immeubles constituent la cité «Egeco» de Chlef. Au pied de la plupart d’entre eux, des arbres. Des cadavres de moutons y sont pendus. C’est jour de l’Aïd El Adha ou Aïd El Kebir. Des bouchers d’un jour s’affairent à dépecer, dans la tradition, les bêtes. Des groupes d’enfants sont agglutinés autour du cérémonial. Un va-et-vient incessant s’organise entre les lieux du sacrifice et les immeubles. Les découpes de viande sont emportées par des ados dans des bacs, bassines et bidons. Il est 10 heures du matin. A midi, tout s’arrête et plus aucun reste ne traîne aux pieds des arbres, et qui laisserait penser à l’existence d’un abattoir à ciel ouvert quelques instants auparavant. «Ceux qui ont égorgé un mouton ont promis de nettoyer les lieux. C’est un engagement civique et moral et nous devons l’observer, particulièrement en ce jour de fête religieuse», m’explique Ali, un voisin retraité de l’enseignement de son état.

15 heures, un groupe de voisins est réuni à l’entrée de la cité. Certains se curent les dents, d’autres lâchent des rots, d’autres encore se caressent la panse. Il fait beau. De la satisfaction mêlée à du plaisir qui frôle la jouissance physique se dégage de l’ensemble. J’en fais partie. «La tradition nous oblige à ne pas oublier les pauvres et nécessiteux en ces moments de ferveur», lance Mohamed. «Je ne vois pas de pauvres dans le voisinage», lui réplique Salah. «Le pauvre, c’est moi qui ne mange de la viande qu’une fois par mois. J’ai l’intention, pour une fois que j’ai la chance d’avoir sacrifié un mouton, de faire profiter les enfants au maximum, et advienne que pourra !»

Du coup, la discussion déborde sur la pauvreté en Algérie. Les uns pensent que les Algériens sont riches et se plaignent de tout, tout le temps. La preuve est le nombre de voitures qui circulent dans les villes. De vrais torrents de ferraille et des bouchons permanents. D’autres plus pessimistes estiment que la pauvreté est endémique en Algérie. Le nombre de mendiants qui vous interpellent et de chômeurs qui occupent les cafés en est un signe évident. Kader a une tout autre idée : «s’ils sont vraiment dans le besoin et l’urgence, les jeunes et moins jeunes n’occuperaient pas les cafés jour et nuit. Ils accepteraient n’importe quel travail. Et puis, ça coûte combien de s’installer dans un café à longueur de journée ?» Le débat s’emballe sur le comportement des jeunes, sur la responsabilité du gouvernement, les moyens dont dispose le pays et les compétences des uns et des autres. «L’Algérie est un pays riche. Nous avons plus de 200 milliards de dollars de réserves de change et rien ne justifie un tel délabrement du pays !», s’emporte Brahim, un ex-cadre d’Air Algérie. «C’est donc un problème de compétences et d’hommes intègres», conclut le groupe de discussion. Des exemples à l’échelon local ? On m’explique comment un responsable d’une entreprise a tout bonnement creusé un fossé de plusieurs centaines de mètres qui traverse la cité Egeco pour mener une conduite d’eau à son domicile, sans colmater correctement ledit fossé. Effectivement, la venelle principale de la cité est un vrai terrain pour rallye autos : crevasses énormes, bosses. En temps de pluie, c’est un marécage. La boue est partout, jusqu’aux seuils des portes des appartements. C’est sans doute l’état de la ville de Chlef qui a fini par «politiser» le langage courant de ses habitants.

Deux jours après, alors que j’opérais une brève promenade dans l’ancien centre-ville, un bras me saisit au détour d’une rue à hauteur de l’ex-cinéma Orléans : «Salut toi ! Ça fait un bail !» C’est Samir Ould Larbi, un ex-maire adjoint de la commune de Chlef. Il est avec quelques amis, de vrais «ouled el bled» comme on aime le rappeler ici. Il y a là, Zaï, Bendjelloul et Dahmani dont le père a été notre instituteur au primaire, bien avant l’indépendance. «T’as vu dans quel état est la ville ?», me lance Samir avant d’élever sur-le-champ une vraie plaidoirie pour Chlef: «Les responsables communaux s’en foutent de l’état de la ville ; la plupart des responsables ne pensent qu’à leurs intérêts, etc. Bref, un abandon des missions pour lesquelles ils ont été élus». Le soir, je rapporte ma rencontre au «groupe de l’Egeco». «C’est ça. Et qu’a fait Samir quand il était vice-président de l’APC ?», me rétorque-t-on. «Ils sont tous pareils. Ils critiquent lorsqu’ils sont en dehors de la responsabilité et dès qu’ils y accèdent, ils reproduisent les mêmes comportements, c’est-à-dire servent des intérêts de groupes.» Le pouvoir est au centre de bien de fantasmes à Chlef.

PASSIONS POLITIQUES

Pour en avoir le cœur net, je décide de rendre visite à d’anciens amis journalistes locaux. Qui mieux qu’un journaliste local peut vous lever quelques secrets d’alcôve des gouvernants locaux, ou vous éclairer sur les projets et les difficultés éventuelles de leur réalisation ? Je rencontre Ahmed, un vieil ami journaliste de terrain. «Ah! Tu connais bien la musique à Chlef. La critique entre cercles d’amis ou de pouvoir est ici un sport favori. A écouter les uns et les autres, tu ne sais plus voir clair. La particularité de Chlef demeure toujours cet héritage du séisme de 1980. La ville entière est transformée en un immense dortoir, avec en sus la perspective de la bidonvilisation de ses sites d’habitation en préfabriqué. Les baraques, quoi ! L’ennui, mon ami! C’est l’ennui qui nous rend comme fous dans ce bled !» Je questionne : «Où puis-je rencontrer des acteurs sociaux ou politiques ?» Il me conseille un café pas très loin de la «Maison de la presse». Sur place, je tombe sur Hamouni, un ami et ex-cadre directeur de la Jeunesse à Chlef. Mohamed Hamouni bénéficie d’une certaine popularité à Chlef. Après 10 ans d’études supérieures poussées dans le domaine des sports à Cuba, il revient au pays et s’implique dans le mouvement sportif. C’est lui qui a «découvert» et encadré des athlètes comme Nordine Morsli ou Hassiba Boulemerka, consacrés plus tard champions du monde et olympiques du 1500 mètres. Il avait auparavant suivi Abderahmane Morsli, frère de Nordine, et champion d’Afrique, ainsi que Kacemi Mohamed dit «Tchad», lui aussi champion d’Afrique du 5.000 mètres. Kasmi aurait dû être champion du Monde et Olympique, n’était-ce le boycott des Jeux olympiques de Montréal de 1976 par l’Algérie, en soutien à la cause du peuple sud-africain en lutte contre le régime d’apartheid. «Tchad» avait battu à plusieurs reprises dans des meetings internationaux celui qui décrocha la Médaille d’Or à Montréal en 1976. C’est le grand regret de «Tchad», la médaille olympique. Je rencontre donc Hamouni, Kacemi, Bouthiba et bien d’autres gens du bled au café le «Zing» de la «Cité des Citronniers». Les retrouvailles sont chaleureuses. Hamouni attaque le premier : «C’est terrible ! J’ai fait, en trois ans, un vrai travail de proximité pour le RCD et fait rallier au parti, entre militants encartés et sympathisants, plus de 800 jeunes, et voilà qu’on désigne un autre gars comme chef du bureau du RCD de Chlef !» Etonné, je demande de quoi il s’agit exactement: «Le RCD souhaite que j’active au niveau du Conseil national à Alger, alors que moi, je ne peux me passer de Chlef. C’est mon encrage et ma passion.» Il me parle d’un conflit qui l’oppose à l’autre membre du Conseil national et premier responsable du RCD à Chlef dès la naissance du parti, le docteur psychiatre Ahmed Benéguéouche. Selon Hamouni, Ahmed Benéguéouche aurait dû, au vu de son bilan en trois ans au parti, appuyer sa nomination à la tête du bureau de Chlef. Puis Hamouni revient sur l’épisode qui l’a opposé à l’ex-wali de Chlef, des pourparlers sur la question de l’aide à la construction pour les sinistrés du séisme de 1980 qui vivent encore, 30 après, dans des baraques qui croulent sous la moisissure. «C’est dur pour moi! Certains m’ont accusé d’être un agent du DRS, alors que ces derniers m’ont accusé d’être un perturbateur», explique-t-il, sans doute en référence aux émeutes du mois de mai 2008, avant d’ajouter: «Vas-y comprendre quelque chose, toi!» Les présents autour de la table acquiescent, parfois rient, parfois froncent les sourcils. Sentant l’appel du pied, je promets aux présents de ne pas les oublier dans ce reportage. Avant de nous quitter, Hamouni m’offre un cadeau : le livre de Saïd Saadi: «Amirouche, une mort, deux enterrements.» En fin de cette journée, je rencontre Kamel, médecin de son état dans le public et ami d’enfance et d’université. Kamel est philosophe à sa manière. Il pense que les gens «se noient dans un verre d’eau», sa formule favorite. Lui, estime que chacun doit faire avec les moyens qu’il a et ne pas trop se compliquer l’existence. D’après Kamel, le civisme, la politesse, la curiosité intellectuelle et culturelle ont déserté les esprits. Les gens pensent fric, affaires, pouvoir… Au lieu de vivre leur vie, quelle qu’elle soit, ils se tuent à construire leur vie. Une sacrée différence sur l’existence. Kamel est cool et va son petit train de vie. Sa fille aînée a terminé brillamment, comme lui, ses études de médecine. Les autres enfants suivent.

AH ! ALGER

Je saisis l’occasion pour parler à Kamel d’un membre de ma famille qui est hospitalisé à Alger, au CHU Mustapha-Pacha, pour une opération sur les yeux. Un décollement de rétine. «C’est comme ça, les hôpitaux de Chlef sont plus accueillants et mieux entretenus, mais ils manquent de spécialistes. Dommage pour ta famille, un séjour à Mustapha-Pacha n’est pas une perspective agréable», m’explique-t-il. Le lendemain, je me rends à Alger. A l’approche de l’hôpital, les paroles de Kamel prennent tout leur sens. Une file de voitures incessante à l’entrée du site. Une pancarte indique que l’accès est réservé aux seuls personnels ou partenaires de l’hôpital. J’avance avec ma voiture vers l’entrée. Mon épouse tend sa carte de médecin. Le gardien lève la barrière. Plus de 40 minutes à tourner à l’intérieur du site de l’hôpital pour trouver une place de stationnement. Notre bonheur est total puisque la place en question se trouve juste devant le pavillon d’ophtalmologie, là où se trouve ma famille. Cependant, je suis impressionné à la fois par le nombre de voitures stationnées à l’intérieur du site et le flot compact et incessant des autres qui tournent à la recherche d’une place. Les immatriculations de toutes les régions d’Algérie sont là. Mais que veut dire la pancarte à l’entrée de l’hôpital ? Toutes ces voitures appartiennent-elles à des médecins ou partenaires de l’hôpital ? Un vrai mystère. Bref, mon épouse médecin est autorisée à rendre visite au malade. Pour moi, je dois attendre l’heure de visite légale à 13h 30. Presque une heure à attendre. Face au «cerbère» de l’entrée du pavillon, je m’installe et commence la lecture d’un journal. Le «cerbère» répète : «Non, personne n’entre maintenant», à ceux qui tentent de le convaincre du contraire. Soudain, passe devant moi un Monsieur accompagné d’une femme habillée d’une burqa. Lui, est habillé à l’afghane : Barbe et robe blanche serrée, au-dessus, une veste en cuir, sur la tête, une chéchia, aux pieds, des espadrilles blanches et des chaussettes courtes qui laissent apparaître une partie de ses mollets. Sans un regard au cerbère, il passe et se dirige vers les salles des malades en tenant sa compagne par le bras. Mystère ! Comme pour se justifier, le fameux gardien- cerbère élève la voix face à un pompier de service qui lui demandait de laisser passer un autre pompier habillé en tenue de ville. «Non monsieur, j’ai dit que c’est interdit d’entrer pour le moment pour tous !» Comme pour faire oublier le couple «d’afghans» qui venait d’entrer sans le regarder, le gardien nous observe, l’air sérieux, les lèvres pincées. Dans l’assistance qui attend, silence. A un moment, des jeunes filles avec un simple voile sur la tête arrivent. Elles sont quatre et tiennent des fascicules de cours à la main. Ce sont des étudiantes en médecine qui viennent passer un examen. L’une d’elles est au téléphone : «Mama, prie pour moi et pour Sarah et Yasmine. Nous entrons pour l’examen d’ophtalmologie.» A 13 h, j’accède enfin aux salles des malades. «Ma famille» est là, sur un lit avec sept autres malades. La salle est sombre et sent le renfermé. «Mina, ma nièce d’Alger, m’a apporté des draps, taies d’oreiller et des ustensiles pour manger», me dit la malade. Elle m’explique que Mina lui rend visite tous les deux jours et pourvoit à ses divers besoins. Mon épouse m’explique que le médecin du pavillon n’a pas su donner un pronostic sur la finalité de l’opération. «On fait ce qu’on peut, le reste est aux mains de Dieu», lui aurait déclaré le médecin. Avant de quitter l’hôpital, un besoin pressant me pousse à demander à une infirmière les toilettes pour visiteurs. «En bas, au sous-sol, monsieur.» Le sous-sol est lugubre, froid. Aux toilettes, j’ai dû couper ma respiration et détourner les yeux après avoir visé l’horrible cuve. Dehors, une pluie battante énerve la cohue des voitures et des piétons qui courent dans tous les sens. Impossible de se promener.

Soudain, mon épouse a une idée lumineuse : «Et si on allait visiter le nouveau centre commercial de Bab-Ezzour ?» Bonne idée, sauf qu’à Bab Ezzouar, il y a les travaux du futur tramway d’Alger. Un agent de la circulation nous fait dévier à hauteur de la cité Rabia. Bonjour le rodéo ! Nous pataugeons à travers des «ruelles» en terre-plein complètement défoncées, boueuses au milieu d’un lotissement de bâtisses-bunkers décorées richement à l’extérieur, ayant, toutes, des garages au rez-de-chaussée. Plus d’une demi- heure pour nous en sortir, tant les conducteurs se bloquaient les uns les autres. Finalement, nous arrivons au centre commercial international. Changement de décors : parking payant ordonné sur plusieurs sous-sols. Les ascenseurs nous emmènent aux étages. Cinq niveaux et des magasins de marques étrangères. Sans doute, des boutiques franchisées. Zara, Adidas, restos et cafétérias sont nickels. Du luxe. Au café où nous nous attablons, une jeune serveuse nous accueille avec un large sourire. Des journaux du jour sont à la disposition des clients. Un service impeccable et des employés dévoués. Dans la salle du café, sur des poufs, plusieurs jeunes couples se serrent, se touchent et roucoulent. Constatant mon émerveillement, un employé me lance : «C’est l’un des rares endroits à Alger où les jeunes amoureux peuvent manifester leur bonheur.» Tant mieux. Avant de quitter le centre commercial, nous jetons un coup d’œil par la terrasse du 3ème étage. En bas, des engins ratissent un terrain en surface. Sans doute, un autre parking en extérieur. Au loin, les innombrables immeubles des cités du 5-uillet et de Rabia, debout comme des dominos, se font face. Un avion décolle de l’aéroport tout proche.

C’est l’heure pour nous de rentrer se reposer. Direction Bouzareah, chez une cousine pour la nuit. Pendant que je stationne devant la maison de la cousine, la voix forte d’un chanteur de chaâbi me parvint. En sortant de la voiture le son se fait plus proche : «Ya goumriette lebroudje, a yakouta…». Le tempo et la voix me rappellent El Anka. Je questionne le jeune sur l’origine du son «C’est un mariage de l’autre côté du quartier, ils ont démarré la fête très tôt», me dit-il. Je relance : «C’est beau, c’est peut-être Kamel Bourdib ou Mehdi Tamache, non ? Ça ressemble drôlement à El Anka.» Le jeune écarquille les yeux: «Qui ? C’est qui ces noms dont tu parles ?». Je le salue : Ce n’est rien, c’est un vieux souvenir qui me hante. Bonne nuit quand même.»